1- Au sujet de la théologie catholique, il ne nous est pas nécessaire de citer les sources contenues dans les Summae et les Encycliques pontificales, car elles sont connues. La synthèse la plus logique et la plus significative reste, à notre avis, le traité De regimine principus attribué à St. Thomas d’Aquin, surtout au livre III, qui est œuvre, probablement, de Ptolémée de Luca. Car la Seigneurie de Christ sur le monde s’incarne dans le pouvoir de la Papauté, qui s’installe sur la terre par la prétendue cession du pouvoir impérial faite par Constantin au Pape Sylvestre. Le Christ invisible règne sur le monde par son Vicaire, qui est en même temps chef du pouvoir temporel et spirituel, ayant pour but la restauration du monde en vue du Royaume céleste (S. Thomas, De regimine principus, Marietti, 1924).
Il est utile, par contre, de souligner quelques textes de la constitution De Ecclesia de Vatican II (bien que ce Concile ne s’occupe pas de la question), car on pourrait croire à un aggiornamento de la position classique. Ces textes nous démontrent, au contraire, que la théologie classique reste immuable. Nous y retrouvons en effet :
a) Le pouvoir mondain de l’Église : « Mais comme le royaume du Christ n’est pas de ce monde (Jn 18:36) l’Église, peuple de Dieu, par qui ce royaume prend corps, ne retire rien aux richesses temporelles de quelque peuple que ce soit, au contraire, elle sert et assume toutes les facultés, les ressources et les formes de vie des peuples en ce qu’elles ont de bon ; en les assumant, elle les purifie, elle les renforce, elle les élève. Elle se souvient en effet qu’il lui faut faire office de rassembler avec ce Roi, à qui les Nations ont été données en héritage (Ps 71-72) et dans la cité duquel on apporte dons et richesses (Ps 71:10, Is 60:4-7, Ap 21:24) » (Concile Œcuménique Vatican II : L’Église, l’homme et les églises orientales, Éd. du Centurion, Paris, De Ecclesia 13).
b) La résolution du monde dans l’Église : « C’est pourquoi ce peuple, demeurant uni et unique, est destiné à se dilater aux dimensions de l’univers entier et à toute la suite des siècles pour que s’accomplisse ce que s’est proposé la volonté de Dieu, créant à l’origine la nature humaine dans l’unité » (ibid.).
Des
théologiens catholiques sont cependant à la recherche de nouvelles perspectives qui visent à fonder la seigneurie de
Christ sur le monde plutôt par la puissance de l’
Évangile que par l’institution de l’Église. Ces recherches peuvent, à longue échéance, rendre plus souple la doctrine classique officielle :
V.A.M.
Henry,
L’annonce de l’Évangile aujourd’hui, Éd. du Cerf,
Paris, 1962.
2- Nous exposons ici la théologie de la présence de l’Église au monde, telle qu’elle est professée par le témoignage des communautés protestantes, sans tenir compte des positions particulières des théologiens protestants ainsi que des nouvelles recherches tentées aujourd’hui pour la solution de ce grave problème.
Cette doctrine commune aux églises tient, à notre avis, à l’influence qu’exerce encore le traité que Luther avait composé en 1522 sur De l’autorité temporelle et des limites de l’obéissance qu’on lui doit (M. Luther, Œuvres, T. IV, pp. 11-50). En voici quelques extraits :
« C’est pourquoi Dieu a institué deux sortes de gouvernements : le gouvernement spirituel qui crée, dans le Saint Esprit et dans la soumission au Christ, des chrétiens et des hommes pieux ; et l’autre qui est temporel et qui réprouve ceux qui ne sont pas chrétiens, les méchants, afin qu’ils soient forcés, malgré eux, de vivre en paix et de rester tranquille extérieurement sans qu’on ait à les en remercier » (p. 19).
« Car en dehors du gouvernement spirituel du Christ, personne ne peut devenir juste devant Dieu par le moyen du gouvernement temporel. De même, le gouvernement du Christ ne s’étend pas à tous les hommes, mais les chrétiens sont dans tous les temps une minorité éparse au milieu de non-chrétiens. Or là où ne règne que le gouvernement temporel ou la loi, on ne peut rencontrer que pure hypocrisie, même s’il s’agissait des commandements de Dieu eux-mêmes » (p. 20).
« C’est pourquoi le Christ n’a pas porté de glaive et ne l’a pas instauré dans son Royaume. Car il est un roi qui règne sur les chrétiens et il les gouverne sans faire appel à la loi, uniquement par son Saint-Esprit » (p. 21).
Bucer, derrière Zwingle et Mélanchton, dans son livre De Regne Christi (Martini Bucerri Opera Omnia, Vol. XV, Éd. Wendel, Presses Universitaires), développe une thèse opposée, qui le rapproche de la doctrine catholique en ce qu’il reconnaît le Règne du Christ non seulement dans les consciences, mais aussi dans les lois qui s’inspirent de la loi de Dieu. Le Règne de Christ comprend donc non seulement l’Église, mais aussi le monde, dans la mesure où celui-ci est gouverné par la loi de Dieu. À cet égard, le De Regne Christi peut être considéré comme une tentative visant à établir un « Code » juridique, moral et politique du Règne du Christ dans le monde.
Calvin, après une lente évolution, suit dans son traité Du Gouvernement civil, inséré dans les Institutions (Inst. IV, c. 20), la voie tracée par Bucer en l’appliquant à la ville de Genève. Pourquoi les églises sont-elles plutôt redevables au Traité de Luther qu’à la pensée bucerienne et calvinienne ? C’est, peut-être, à cause de la laïcité de l’État et de la culture, qui a mis en échec l’idéal de Bucer et la théocratie de Calvin. La pensée de Luther a donné aux églises la possibilité de se définir par rapport à la nouvelle situation laïque du monde et de se situer vis à vis de celui-ci comme le véritable Règne de Christ, gouverné par le Saint-Esprit.
3- C’est la peur de la dissolution de l’église dans le monde qui rend dramatique la situation théologique d’aujourd’hui. Car trois orientations semblent se confronter, et souvent se combattre, en vue précisément de faire sortir les églises de leur impasse.
La première vise au renforcement des principes classiques de la Réforme, avec une accentuation piétiste et fondementaliste. Elle veut rester fidèle à la thèse de Luther sur la séparation du Règne de Christ du monde.
La deuxième espère, par l’œcuménisme, donner à la théologie réformée un complément dans tous ces vides, une unité et une stabilité, qu’elle, par ses divisions, ne peut pas posséder. La présence des églises au monde est à l’image de la présence catholique.
La troisième, enfin, ne voit une autre solution que dans une nouvelle recherche théologique, dans une refonte totale et de la théologie et des structures ecclésiastiques. Le compte-rendu du « Colloque sur la théologie du monde », organisé il y a deux ans par la FPF, nous manifeste l’envergure de ce drame et les éventuelles conséquences pour l’orientation future de l’église (Centre d’études et de documentation, Mai 1964).