Sommaire
Du fils naturel au fils de Dieu
Fils d’une adultère
La famille de Jésus
Délire ou extase ?
- Introduction
- L’esprit impur
- L’esprit saint
- Le délire
La solitude de Jésus
Qui est ma mère ?
La Métanoïa
Le défi et la crise
La bonne nouvelle
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Le délire
L’analyse des textes nous a conduits face à deux interprétations opposées qui nous déconcertent. D’une part, nous n’avons pas de raisons sérieuses pour opter pour l’une ou l’autre de ces interprétations, d’autre part il semble bien qu’il s’agisse moins d’une question de choix que de vérité. Aussi, tout en sachant ce que pensaient les uns et les autres, nous ne savons pas ce qui s’est vraiment passé à ce moment-là et avait affecté Jésus : on connaît les interprétations du phénomène, mais on ignore le phénomène lui-même. Cependant si on réfléchit à ce que des opinions contraires peuvent se rapporter à un même fait lorsqu’elles visent non à le décrire mais à l’interpréter, il est possible qu’une nouvelle lecture des textes puisse nous conduire à la découverte du fait qui a échappé à la première recherche.
Revenons au document d’information, qui remonte à la famille de Jésus : « Et soudain l’esprit – de Satan – le poussa dans le désert ».
On aurait pu s’attendre à ce que les évangélistes, dans leur élaboration théologique, fassent disparaître tout à fait le personnage de Satan, puisqu’ils croient que Jésus était possédé par l’Esprit Saint. Logiquement on aurait dû n’avoir qu’un seul récit, celui du baptême : Jésus serait allé au désert, chez Jean, pour se faire baptiser, poussé par ce même Esprit Saint qui descend sur lui lors de sa sortie des eaux. Le récit aurait été cohérent, simple et sans doublures.
Or, en dépit du Saint Esprit, le diable demeure. C’est le signe que le document a résisté au processus de réduction théologique des évangélistes, qui ont été contraints de créer deux récits : un pour l’Esprit, l’autre pour le diable. Mais, de même que le récit concernant l’Esprit reste dans sa référence historique, de même celui qui a pour sujet le diable n’est pas tout à fait une création littéraire mais garde des liens avec le fait réel. Il suffit de le lire d’une façon renversée, en considérant les énoncés comme sublimation et projection imaginaire d’un événement concret.
Si on approche de très près le récit, surtout celui de Luc, on est étonné de constater que Jésus, quoique « rempli d’Esprit Saint » et conduit dans le désert « en esprit », reste si abandonné à la puissance du diable qu’on peut bien penser que l’Esprit Saint l’a abandonné. En effet, selon Matthieu, le diable le soulève et le transporte la première fois dans la ville sainte, et la seconde sur une haute montagne. Or, quoique l’évangéliste ait pris soin de distinguer par deux verbes différents l’action de l’Esprit qui le transporte (anagein) dans le désert et celle du diable qui le transporte (paralambanein) dans la ville sainte et sur la montagne, il n’en reste pas moins que Saint Esprit et diable exercent sur Jésus des puissances qui s’égalent. Mais l’emprise du diable devient troublante surtout dans les détails des tentations.
Dans une de ces tentations le diable, après avoir transporté – ou « conduit » selon Luc – Jésus sur le faîte du temple, lui aurait dit : « si tu es le fils de Dieu, jette-toi en bas ». Une autre fois il le transporte sur une haute montagne pour lui montrer les richesses de la terre et lui dit : « je te donnerai toutes ces choses si tombant tu m’adores ». Ces deux tentations semblent étranges, car s’il y a des gens qui savent que Jésus est le fils de Dieu, ce sont précisément les diables, qui le proclament et le confessent par la bouche de leurs possédés. Comment donc ici le diable – le tentateur – semble-t-il en douter, puisqu’il le tente ?
Cela confirme que les évangélistes se basent sur un document concernant la vie de Jésus avant son baptême par Jean, et qu’ils cherchent à l’inscrire dans le cadre théologique de ce baptême. Ce n’est donc pas après sa prise de conscience d’être fils de Dieu que Jésus est tenté, mais avant : cette tentation est un des facteurs qui ont contribué au surgissement de cette conscience. La première tentation ne serait que la sublimation d’un phénomène que nous considérons comme hystérique, mais que les anciens appelaient démoniaque ou prophétique selon leur jugement de valeur. Le verbe « ballo » désigne l’acte de se jeter par terre, ou dans le vide, ou en direction de quelque lieu, propre à un moment de crise. Les anciens pensaient que l’homme était poussé, projeté, par l’esprit mauvais ou par Dieu, phénomène propre à la fureur démoniaque ou prophétique. Le récit sublimerait donc ce fait, dans la mesure où il le situe au niveau d’une tentation.
Dans la deuxième tentation aussi, on trouve un verbe (pesón) qui est très significatif pour notre recherche. Il accompagne le geste de s’agenouiller lorsqu’il est motivé par un sentiment d’adoration de la présence divine (Mt 2:11), ou de peur et de profond trouble ( Mt 17:6). Il signifie alors se prosterner, tomber à genoux. Mais il est aussi employé dans la description des phénomènes concernant les possédés par les démons (phénomènes historiques), pour désigner le moment de prostration où le malade tombe par terre, ou dans l’eau, ou dans le feu, apparaissant, lorsque la fureur cesse, comme mort (Mt 17:15). Cette tentation serait-elle donc une sublimation d’une crise subie par Jésus et dans laquelle ses frères auraient vu un phénomène de possession ?
On peut ainsi supposer que ses frères, connaissant ses crises, aient interprété son abandon de la maison comme venant du même esprit impur. Peut-être auraient-ils interprété de façon différente le comportement de leur frère s’ils n’avaient pas eu la conviction, à la suite de ses crises, qu’il était possédé par le démon. En effet, ils pensent qu’il a vécu dans le désert non comme un prophète mais à la façon d’un possédé, vivant avec les bêtes sauvages comme d’autres possédés vivaient au milieu des tombeaux (Mc 5:5).
Ainsi Jésus avait et des crises d’hystérie. De là à le considérer comme foncièrement malade et hystérique, il y a un pas. L’aboutissement de ses crises dans une personnalité d’homme actif et créateur montre bien qu’elles étaient moins l’effet d’une constitution maladive que l’éclosion d’une situation de crise profonde qui a investi son psychisme. Autrement dit, quoique ces phénomènes aient un caractère pathologique, ils se sont inscrits dans le processus libérateur d’une conscience de soi qui a émergé du trouble d’une façon prodigieuse.
Il convient de préciser que ces crises n’ont pas été les seules dans la vie de Jésus. À la fin de son récit sur la tentation, Luc affirme : « Après l’avoir tenté de toutes ces manières, le diable s’éloigna de lui jusqu’à un autre temps » (Lc 4:13). Luc pense donc que Jésus a été tenté au moins une autre fois, mais quand ? Ce ne peut être qu’à Gethsémané. En effet le même évangéliste affirme qu’aussitôt arrivé sur la montagne des oliviers, Jésus dit à ses disciples « priez, afin que vous ne tombiez pas dans la tentation » (Lc 22:40). Quoique, dans le récit, le diable n’apparaisse pas personnellement, il est présent par l’action qui lui est propre : la tentation. Bien que l’évangéliste ait l’intention de détourner cette tentation du Christ vers ses disciples, elle concerne en réalité Jésus lui-même au premier chef.
Ce n’est pas ici le lieu d’étudier cette page, mais il est important de chercher à comprendre la signification de la relation entre les deux tentations mises en évidence par Luc. Il s’agit de deux moments parmi les plus décisifs de la vie de Jésus : celui qui l’introduit à sa vie de prophète, et celui qui le conduit à la mort. Dans le second nous retrouvons le pressentiment que le projet de vie et de libération des hommes auquel avait abouti la première crise s’écroule.
Les deux tentations s’éclairent réciproquement, mais la seconde a sur la première l’avantage de presque dévoiler la nature du phénomène : il s’agit d’une crise d’angoisse pendant laquelle Jésus tombe par terre, dans une souffrance suivie par une transpiration de sang. Et quoique les écrivains s’abstiennent de nommer le diable, il est pourtant là, émergeant de l’inconscient du souffrant, pour lui présenter comme dans une coupe l’échec de sa mission. C’est le même diable qui l’avait jeté par terre dans la crise de l’enfantement et qui lui offrait le suicide comme unique issue à une existence sans visage humain. Angoisse profonde, bouleversante, d’une lutte (agonie) qui confinait au délire.
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