ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Pierre Curie



La  rencontre  du  2  janvier  1968


à  Palaiseau






Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI

N ATTENDANT LE SYNODE NATIONAL DE ROYAN (1 au 5 mai 1968)...

Malgré leur silence, les autorités de l’Église réformée de France ne pouvaient pas ignorer le mouvement qui commençait à troubler profondément la vie de nombreuses paroisses, et surtout la jeunesse protestante dans ses organisations ainsi que nombre de mouvements d’adultes comme celui du « Christianisme social », et bien sûr, les Centres de recherche et de rencontres.
   Elles n’étaient pas sans comprendre que cette « vague de fond » n’était pas soulevée par la toquade de quelques « illuminés », mais qu’en parenté avec les événements qui secouaient la société française en ces premiers mois de l’année 1968, elle risquait de mettre également en question leur propre pouvoir.

D’ailleurs, certains pasteurs (et non des moindres), des théologiens et des responsables de l’Église réformée à un niveau élevé, prirent à cette époque une initiative semi-clandestine qui aurait pu paraître subversive, mais qui était la manifestation de cette inquiétude et d’un désir profond de changement. Le 2 janvier 1968 furent convoqués dans les locaux de la paroisse réformée de Palaiseau, après de nombreux contacts pris par le pasteur Louis Simon, des représentants de plusieurs de ces lieux de contestation.
   Dans sa lettre d’invitation, il justifiait cette rencontre en ces termes : « La nécessité en a été ressentie au cours d’un entretien avec André Malet (1). Ce dernier était convaincu qu’il n’y avait plus beaucoup d’espérance à conser­ver au sujet de l’institution ecclésiastique et souhaitait que des amis l’aident à inventer une nouvelle manière d’être ensemble pour vivre l’Évangile ». Néanmoins, l’éventail des solutions élaborées au cours de consultations pré­liminaires et proposées au débat du 2 janvier 1968, s’il manifestait le « désir d’un profond changement partagé par beaucoup dans l’Église réformée de France », ne cachait pas que « le désenchantement avait des causes trop diverses pour constituer un front uni. »

À cette rencontre, furent invités le professeur Paul Ricœur, un responsable des Centres, un représentant des Mouvements et quelques représentants de parois­ses parisiennes ; mais y participèrent effectivement les pasteurs Louis Simon, Jacques Lochard, secrétaire général du « Christianisme social », Étienne Mathiot, itinérant de la « Société Centrale d’Évangélisation », Pierre Curie, représentant Ennio Floris, souffrant, Messieurs André Malet (et Madame), Larsen et Delespierre. Le Professeur Ricœur s’était excusé.
   Le pasteur Mathiot fit part de sa conviction, à la suite de ses déplacements dans les paroisses de France, que dans l’institution beaucoup parmi les pas­teurs et les laïcs venaient l’entretenir du malaise qu’ils ressentaient et de leur attente de ce changement souhaité, des ambiguïtés et des divergences d’ordre « idéo­logique » et « institutionnel ».

Une divergence essentielle séparait ceux des participants (et ils étaient les plus nombreux) qui souhaitaient pour diverses raisons demeurer à l’intérieur de l’Église réformée et ceux qui envisageaient de rompre avec elle. La per­manence du phénomène religieux apparut comme l’une de ces ambiguïtés majeures. Sans doute, chacun condamnait le caractère pervers du « religieux », mais tous n’étaient pas persuadés que l’existence de l’Église ne peut produire que ce « religieux » unanimement condamné.
   Un clivage de même nature se fit jour également au sujet de la relation entre l’Église et le Monde. La majorité des participants estima que l’Église et le Monde sont fondamentalement distincts et que l’Évangile est la réalité spéci­fique des chrétiens et de l’Église, tandis que les autres soutenaient que la « parole » (l’Évangile) ne se situe pas « en-deçà » ou « au-delà » de l’homme, mais « en avant » de lui-même dans une permanente possibilité de devenir à travers le dialogue entre des hommes de toutes origines et de toutes appar­tenances en vue de la « recréation » de l’humanité de l’homme.

« Par théologie nouvelle, soutenait le pasteur Ennio Floris, directeur du Cen­tre du Nord, on entend une foi radicalement a-religieuse, à savoir une réfé-rence au Christ qui renie totalement le "religieux". En ce sens, nous pensons au Centre du Nord qu’une telle critique religieuse met l’Église existante (sa prédication, ses sacrements, son institution...) en question. »

C’est pourquoi, cette divergence d’appréciation ne permit pas la réalisation d’un front uni de la « théologie nouvelle », même si tous s’engagèrent à ex­clure toute accusation d’hérésie. Nous étions, les uns et les autres, à des ni­veaux différents de la recherche et chacun n’adoptait même pas un point d’an­cra­ge commun. Du fait de ces ambiguïtés, nous n’eûmes pas la même ap­préhension du lieu à partir duquel l’action sur le « pouvoir » de l’institution pourrait être envisagée. Deux stratégies se dégagèrent du débat : l’une à partir de l’intérieur, l’autre de l’extérieur de l’institution, soit par une « action sur le pouvoir », soit par une « prise de pouvoir ».
   Les uns proposèrent des moyens par des « voies légales ». On nous rapporta que le pasteur Albert Gaillard, secrétaire général de l’Église réformée, s’enga­geait à mettre en jeu son autorité et même son avenir en proposant de présenter au Synode national de Royan un rapport sur un programme nouveau avec une équipe nouvelle ; que le pasteur Robert Pont, président de la Commission des nominations, souhaitait plutôt un programme et une équipe renouvelés dans le cadre de la Commission générale d’Évangélisation, devenue autonome de l’Église réformée de France (ce qu’il appelait le « droit de veto » dans l’Égli­se). Cette Commission renouvelée pourrait avoir sous sa responsabi­lité les Centres régionaux de recherche et en assurerait l’autonomie.
   Pour d’autres, comme le pasteur Jacques Lochard, secrétaire général du « Christianisme social », il s’agirait d’intervenir de l’extérieur par la pression d’un réseau de Mouvements comme celui du « Christianisme social », par des colloques ou par des contre-propositions dans les Synodes de l’Église.
   Enfin, il y eut ceux, comme André Malet, qui préconisèrent un exode massif hors de l’institution pour constituer une « non-Église ».

L’attitude du Centre du Nord fut à la fois plus réaliste et plus originale. « Les temps ne sont pas mûrs – déclara son représentant – pour réaliser cet « exo­de », tout d’abord parce que ceux qui peuvent se référer à la « théologie nouvelle » ne se trouvent pas tous au même point de la recherche ; ensuite, parce qu’ils s’ignorent souvent ou ne sont pas en relation les uns avec les autres. Par ailleurs, l’orthodoxie et le piétisme ont le pouvoir bien en mains. C’est pourquoi, le départ massif favoriserait sans doute une meilleure struc­tu­ration de l’orthodoxie.
   Il faut partir des lieux déjà existants de contestation et d’expériences. Il y en a beaucoup dans toute la France, mais ils sont isolés, presque à bout de souffle, parce qu’ils sont complètement encerclés par l’orthodoxie et le pié­tisme. Souvent leur existence est liée à la personne d’un pasteur, et donc dé­pendant de l’Église. Ils sont dépourvus des moyens suffisants pour exercer une action efficace et permanente. Il faudrait donc organiser un réseau mettant en relation ces différents centres de contestation, maintenir en place ces hommes responsables dans ces lieux de contestation et d’expériences, au moment où l’Église a décidé de les retirer de ces points stratégiques. Et cela posera un problème financier.
   Pour faire face à cette situation, on pourrait constituer un comité, issu prioritairement de l’alliance entre le « Christianisme social » et les Centres de l’Ouest et du Nord. Pour réaliser ces buts, ce Comité devra être en mesure de constituer une trésorerie pour maintenir les hommes disponibles à ce travail et qui risqueraient d’être exclus de l’Église. Il devrait alors donner une unité et une structuration à cette « révolution culturelle » en cours actuellement dans le « Christianisme social » et les Centres de l’Ouest et du Nord. Sur cette base, d’autres lieux de contestation et d’expériences pourraient être repérés ou créés dans toute la France, et formeraient alors un groupe de pression sur l’institution
 ».

Les équivoques manifestées au cours de la rencontre du 2 janvier 1968 furent accentuées au moment de la rédaction d’un texte destiné à la convocation d’une Assemblée élargie à une centaine de délégués des Centres et du « Chris­tianisme social », et prévue à Paris au cours du week-end des 16 et 17 mars 1968. Un projet de texte, ambigu et amphigourique, proposé par André Malet, ne parvint pas à créer un consensus. Il ne fut jamais diffusé et il fallut déclarer forfait. La rencontre de Palaiseau fut sans lendemain.

Désormais, à partir du Synode national de Royan en mai 1968, la crise devait aller à son terme, c’est-à-dire à l’étouffement (ou parfois à la récupération) de la contestation et du renouveau.




1995




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