ANALYSE RÉFÉRENTIELLE |
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Ennio FlorisLe sourd bègueMarc 7: 31-37 |
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Je me demande si, dans un récit, un personnage peut conduire l’action à son terme d’une façon qui ne corresponde pas aux moyens employés pour son développement. Évidemment, je me rapporte au Jésus du récit, qui aboutit à guérir le mendiant par un miracle, alors qu’il n’avait cherché qu’à le soigner. Je me demande donc si un récit peut résoudre son problème en jouant sur un double sens. Je serai donc obligé de recourir à une recherche sur les possibilités du langage, mais le travail que je mène actuellement m’épargne de trop pousser cette recherche, car il m’offre la possibilité de saisir l’existence de ce langage qui est précisément celui des évangiles dans lesquels notre récit s’insère. À la fin de son évangile, Jean affirme : « Ces choses ont été écrites afin que vous croyez que Jésus est le Christ, le fils de Dieu » (Jn 20:31). Jean suppose que ses lecteurs connaissent Jésus, mais sans savoir qu’il est le Christ. On le connaissait donc comme Jésus mais, pour les évangiles, Jésus a une double réalité : il est un homme et il est le fils de Dieu, donc Dieu. Il n’est pas seulement Jésus, mais Jésus-Christ. Les évangiles sont donc des récits à double sens. Leur objet est « Jésus », connaissable par l’expérience, par sa perception donc, et le « Christ », des Écritures qui s’accomplissent en lui. Dans ce récit s’accomplirait donc l’événement annoncé dans le cantique d’Isaïe pour le retour du peuple sur sa terre après sa déportation à Babylone : « les sourds entendent et parlent les muets. » Et puisque cet événement est accompli par Jésus, celui-ci serait alors l’incarnation du Christ des Écritures. Si on objecte que cette prophétie annonçait le rétablissement du peuple d’Israël et non le Christ, les auteurs des évangiles répondront qu’ils sont d’accord, en précisant toutefois que l’accomplissement de la prophétie d’Isaïe par le peuple juif devient lui-même l’annonce prophétique de la venue du Christ. En d’autres termes, l’accomplissement de la prophétie d’Isaïe par le peuple n’empêche pas qu’elle soit aussi celle du Christ. En accomplissant la parole de ses prophètes, toute l’histoire du peuple juif, devient annonce du Christ... Cela n’arrête pas cependant la critique du récit que je viens d’exposer dans la première partie de cette étude. Vers sa fin, le texte rapporte la parole de Jésus « Ephphatha » comme productrice d’une guérison miraculeuse, alors que l’action de Jésus sur le sourd bègue avant cette parole montre qu’il n’était pas en train d’accomplir un miracle, mais une guérison, propre sinon à un médecin du moins à un guérisseur. Ce miracle rompt donc l’unité de sens du récit, qui était la narration d’un traitement, pour aboutir à une guérison miraculeuse. S’agit-il d’un miracle au niveau du dire du récit et non de sa référence ? En d’autres termes, Jésus opère-t-il un miracle comme personnage du récit, et non dans la réalité de son existence, à laquelle cependant le récit prétend se rapporter ? Miracle qui serait accompli par le Christ de la foi et non par le Jésus de l’histoire ? Il faut nous rapporter de nouveau au texte pour mettre en relief cette différence d’une façon critique. On a porté un premier regard sur le récit, on y jette un second pour en rechercher l’interprétation légitime. « On lui amène un sourd bègue et on le prie de lui imposer les mains » (epititemi). Cette dernière expression avait le sens des guérisons propres à « l’homme de Dieu ». Celles-ci en effet s’accomplissaient parce que l’homme de Dieu recevait de celui-ci l’esprit de guérison dans sa main, qu’il « posait » doucement sur le corps du malade, pour qu’il récupère la santé. Or Jésus n’impose pas sa main, mais touche le sourd bègue de ses doigts, car il ne voulait pas opérer une guérison miraculeuse. De la façon dont il agit par ses mains sur le sourd bègue, Jésus cherche à connaître la nature de son mal. En découvrant qu’il vient de son comportement, il se borne à lui conseiller de s’en libérer par lui-même. Il n’agit donc pas en homme de Dieu, comme le peuple le voulait. En effet, il met ses doigts dans les oreilles de l’homme et lui mouille la langue de sa salive, en lui « crachant » (ptusas) dans la bouche. Jésus voulait donc arriver à connaître la nature et l’origine du mal dont il était affecté. Comme je l’ai dit, ce mal n’était pas d’origine organique mais psychologique, venant du mode de vie propre au demandeur d’aumône : arrêt de toute relation avec des hommes, vie sur un coin de trottoir, voix exercée par des lamentations et non par l’articulation de la parole. L’impératif que Jésus lance à l’homme, « ephphatha », « ouvre-toi !» manifeste pleinement ce qu’il avait trouvé : la langue et les oreilles liées, la première par le manque de paroles, les secondes par le manque d’hygiène. L’articulation de la parole exige la ductilité de la langue, et l’acuité dans les oreilles. Langue et oreilles étant liées, il ne restait que de les délier. Nous confirmons donc ce que nous avons dit dans la première partie. Jésus n’impose pas la main pour accomplir un miracle de guérison, mais ouvre l’esprit de l’homme pour qu’il en connaisse la voie. Il ne guérit pas, mais appelle l’homme à se guérir. On peut affirmer que le récit parvient ici à sa fin. Si le texte continue, il s’agit, comme je l’ai dit, d’un autre récit qui s’ajoute au premier à la suite du changement de sens de l’affirmation de Jésus « Ouvre-toi ! » En considérant que l’action est finie, il faudrait penser que la guérison du sourd bègue lui est confiée à lui-même et que Jésus retourne avec le peuple dont il s’était détaché pour agir auprès de lui. Une affirmation de Jésus à ceux qui l’avaient mené chez lui marquerait la fin de ce premier récit : « Jésus leur recommande de n’en parler à personne ». Parler de quoi, précisément ? De ce qui s’était passé avec le sourd bègue. Jésus avait constaté qu’il était en peine pour sa situation d’existence. N’étant pas vraiment sourd ni bègue, il lui fallait du temps pour changer, et il ne pouvait pas cesser de demander l’aumône ! Il fallait donc éviter de rendre public qu’il n’était pas vraiment sourd bègue, car on l’aurait pris pour un faux mendiant et un filou. Il convenait donc le laisser tranquille afin qu’il puisse agir sans aggraver la situation de son existence. On devrait donc s’attendre à ce que le récit finisse par le retour de Jésus chez les siens et le peuple, et que le mendiant soit ramené à l’endroit où il avait été pris. Or, étrangement, le texte prolonge le récit. Il se trouve que l’ordre que Jésus avait prononcée « ephphatha » ou « dianoiktheti » (ouvre-toi, délie-toi) avait deux sens : l’un adressé au mendiant comme sujet responsable de lui-même, l’autre au même, mais en tant qu’affecté par des maux dont il n’aurait pas pu se libérer seul. Dès lors, dans le premier sens, Jésus donne au sourd-muet l’ordre de prendre ses responsabilités pour se libérer de ses maux, dans le deuxième, il le libère par un miracle de guérison. Les deux sens étant opposés, l’auteur aurait dû en choisir un seul pour ne pas tomber dans la contradiction car si, en logique, la contradiction est interdite dans une même proposition, elle ne peut pas être permise non plus dans un récit, qui n’est constitué que par articulation de propositions. Il s’ensuit alors qu’au premier récit la rencontre est finie car on n’a plus rien à se dire, alors que dans le second tout bouge et tous parlent : le sourd-muet, les gens et Jésus lui-même. Le sourd-muet parle, et même très bien, car il a recouvré aussi bien la parole que l’ouïe. Et les gens ? Ils rendent gloire à Dieu qui a donné à Jésus le pouvoir de faire « entendre les sourds et parler les muets ». En ce qui concerne Jésus, il pousse les gens à le reconnaître et le faire reconnaître comme Christ, mais avec modération. Il savait que « plus il leur recommandait de se taire, plus ils proclamaient qu’il était le Christ ». Le récit finit donc ici, dans cet enthousiasme dû à la victoire sur la maladie et au triomphe de l’homme sur le mal. C’est à ce moment du récit que l’auteur de l’évangile parvient à démontrer que Jésus est l’incarnation du Christ des Écritures parce qu’il en accomplit les actes, comme je l’ai écrit plus haut : « Alors s’ouvriront les yeux des aveugles, s’ouvriront les oreilles des sourds, alors le boiteux sautera comme un cerf et la langue du muet éclatera de joie » (Is 35: 5-7). |
t393000 : 22/01/2021