ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


Auteurs Méthode Textes
Plan Nouveautés Index Liens Aide
Curie Floris





AUTOBIOGRAPHIE

DE  PIERRE  CURIE
















À PIERRE


Quel signe ai-je trouvé sur ton visage,
Ami, pour te compter parmi mes frères ?
Des traits de courtoisie et des manières,
Ou le durcissement dû aux outrages ?

De tes engagements, j’ai eu l’image
D’un homme illuminé, contestataire
De tout gouvernement autoritaire
Qui use du pouvoir pour l’esclavage.

Partout tu as montré un fier courage
Qui t’a permis de vivre en transparence,
Dans un monde soumis au vil chantage.

Ayant toujours cherché à te soustraire
À tout mensonge comme à la violence,
Écarté, tu demeures solitaire.


Ennio Floris,
le 10 février 2004








Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI quatre-vingt ans passés, pasteur à la retraite et protestant à la marge, j’assume ces longues années, parfois difficiles, au cours desquelles foi et certitudes, utopie déclarée et réalités quotidiennes contraignantes ont été en dialectique constante les unes avec les autres. Homme curieux et attentif au devenir de la nature et de l’homme, trois événements majeurs ont mis ma conscience en éveil, puis donné la tonalité de mes engagements. Deux furent d’ordre social et politique (le colonialisme et le monde ouvrier) et le troisième d’ordre existentiel et personnel (la foi chrétienne).



Le colonialisme a été probablement la question qui m’a atteint le plus directement. Né à Tunis en 1922, j’y ai poursuivi mes études au Lycée Carnot. Jusqu’à mon départ définitif pour la France à vingt-trois ans, mes contacts avec des Tunisiens arabes avaient été des plus limités. Si je n’ai jamais connu de racisme autour de moi dans ma famille ou parmi mes amis, je n’ai pas échappé au poids dominant d’une présence française qui se voulait bienfaitrice pour la population arabe, même si on omettait de dire que dans les domaines de l’enseignement et de l’éducation, de l’agriculture et de l’économie, les Français se taillaient la part du lion, pendant que la majorité du peuple tunisien était analphabète, que les terres les plus riches des plaines irriguées étaient la propriété de colons français, que les produits industriels (phosphates, alpha)étaient exploités par des Compagnies françaises, et surtout que les Français étaient les occupants d’un pays soumis à leurs seules décisions et à leur pouvoir. Cela, j’en ai pris conscience beaucoup plus tard, après une rupture volontaire. À vingt-trois ans, en 1945 (après une atteinte de poliomyélite à vingt ans), j’ai quitté la Tunisie pour Paris où j’allais entreprendre des études de théologie pour devenir pasteur de l’Église réformée de France.


Le monde ouvrier. A l’issue de la seconde guerre mondiale, le monde ouvrier et son poids dans la vie sociale et politique du pays était devenu la préoc­cupation de beaucoup, non seulement dans la classe ouvrière, mais aussi dans le monde intellectuel et étudiant. Au cours de ces années étudiantes (1946-1950) les problèmes du monde ouvrier occupèrent le second moment d’une prise de conscience dans ce monde d’alors où je m’apprêtais à « vivre l’évangile » comme pasteur.

   Les années 1947-1948 connurent des troubles sociaux graves, en particulier dans les Houillères du Nord et du Pas-de-Calais, divisant profondément la classe ouvrière qui subit alors une grave répression policière. Ce fut aussi le temps où, par solidarité de destin, des prêtres et des pasteurs devinrent, eux-mêmes, ouvriers. Le livre des abbés Godin et Daniel (France, pays de mis­sion) fit date.

   Au cours de ces années de théologie, je fis la connaissance de la Commu­nauté du « Foyer évangélique de Grenelle » autour du pasteur Francis Bosc. Dans ce bouillonnement, de nombreux groupes chrétiens dans lesquels protes­tants et catholiques se côtoyaient, des séminaires furent animés par des ouvri­ers et des « experts ». Des étudiants protestants formèrent des équipes pour travailler au cours de l’été en usine ou dans le bassin minier du Pas-de-Calais.

   C’est ainsi que je fis alors équipe, au cours de l’été 1947, avec un camarade de la Faculté de théologie pour assurer un stage d’un mois dans l’Église ouvrière de Liévin, où je devais me marier l’année suivante, avec une Com­missaire « louveteaux » des Éclaireurs unionistes de France.


Dans ces conditions, la foi chrétienne ne pouvait être qu’un « engagement de vie ». Déjà, dans le scoutisme unioniste tunisien, j’avais découvert la foi chrétienne comme une « énergie », matrice d’une personnalité combattive, capable d’affronter des résistances parfois tenaces au moment où la polio­myélite semblait compromettre mon avenir. Cette foi, énergie vitale suscitée par une parole entendue et reçue revêtit alors une évidente clarté : la « grâce » est antagonique de la « loi » ; c’est-à-dire l’énergie pourvoyeuse de libération et de liberté et qui s’oppose aux formalismes, aux moralismes, aux conser­vatismes archaïques et aux intégrismes oppressifs et sclérosants.





Pierre Curie, à Tourcoing, en 1965


Puis, ce furent dix-huit ans d’exercice du ministère pastoral en trois lieux de France : Clermont-l’Hérault (1950-1955), Bruay-en-Artois (1956-1960) et Tourcoing (1960-1968).

1968... « Changer la société, mais aussi changer l’Église ». Des protestants et des catholiques appelèrent les chrétiens à la « présence de la révolution dans l’Église, dans des modes de vie et des habitudes de pensée, dans ses ex­pressions tant collectives qu’individuelles » (Le Monde, 23 mai 1968).

Depuis plusieurs années, la crise s’annonçait dans l’Église réformée de France (voir Effervescence et crise d’identité protestantes), mais les autorités synoda­les, majoritairement conservatrices, ne parvinrent pas à discerner le signe avant-coureur de changements et de mutations nécessaires. Ainsi, après le malaise des années 1952-1955, vint dans les années 1962-1966 la contestation qui gagna à des degrés divers l’ensemble du protestantisme français. Pour la première fois depuis 1938, date de la réunification des deux grands courants du protestantisme français (orthodoxie et libéralisme) on entendit parler de « crise dans l’Église » et on brandit le concept d’« hérésie ».

En effet, le dialogue et la recherche allaient poser aux autorités de l’Église réformée la question de la « limite ». Pouvait-on envisager une « limite » dans la « recherche » ? (voir, à ce sujet, le texte d’Ennio Floris)


La « Confession de foi » de l’Église échappe-t-elle à cette évidence ? Les Centres régionaux de recherche devaient, en ce temps-là, rendre plus sensible cette tentation pour les autorités de l’Église de « contrôler » la recherche et le dialogue jusqu’à provoquer avec certains d’entre eux une crise majeure et la rupture ; ce qui advint en 1968-1969 au Centre de recherche et de rencontres du Nord, à Lille, dirigé par le pasteur Ennio Floris, avec qui je collaborais à Tourcoing depuis 1965.
   En effet, le Centre du Nord, qui avait choisi la voie d’une recherche libre et gratuite, fut accusé de « troubler les consciences » des protestants du Nord.

Ainsi, mon propre combat mené dans le Nord, déjà engagé depuis Clermont-l’Hérault dix-huit ans auparavant, n’était ni isolé ni fortuit, mais il participait à ce mouvement « révolutionnaire » qui ébranla en 1968 les assises de la société française et secoua aussi jusque dans leurs bases les Églises...
   À Clermont-l’Hérault, comme à Bruay-en-Artois et à Tourcoing, l’utopie proclamée et vécue dénonça inlassablement l’aliénation de la religion, les fata­lités de l’histoire et la mystification des pouvoirs. En même temps, elle affirma ingénument comme une libération à portée prochaine dans les événements importants ou ordinaires de l’histoire le surgissement de l’homme « mandataire de l’amour » et dont le dynamisme ne s’épuise pas en Jésus le Nazaréen, mais qui déploie son énergie recréatrice chaque fois que l’homme découvre sa possibilité d’être, enfouie dans les replis de sa conscience ; chaque fois qu’il transcende son aliénation omniprésente et qu’il parvient à donner du sens à son existence.





Pierre Curie, à Tourcoing, vers 1968

Que reste-t-il, désormais, de l’utopie proclamée vingt années durant ? L’échec consommé en 1968 n’a-t-il pas ouvert un abîme qui nous condamne à l’insignifiance et au retour nostalgique du « religieux » ? Si le « Christ » pré­nommé « Jésus » dans les Évangiles n’est qu’un personnage sacralisé, une « hypostase divine », imaginée par la foi de l’Église ancienne, héritière de l’Ancien Testament et de la pensée philosophique grecque, doit-on renoncer définitivement à découvrir « sous le Christ de la foi » le « Jésus de l’his­toire » ?

Combattre le « religieux » n’est pas renoncer à l’homme ! Dans la dernière partie de l’antique poème, Job en est le symbole et la promesse (voir Dieu contesté par Job). L’« innocence » de Job crie de la terre au ciel. L’homme, fourbu de malheur, n’a que son « sang » (sa vérité déchirée) pour crier à l’injustice et son « innocence » comme « prière ». Job, le témoin d’Abel, terrassé sans raison, accablé par les circonstances de l’histoire, atteste que sa « culpabilité » sera jugée devant un autre tribunal que celui des dogmes et des certitudes. Il assume sa condition ; il transcende le silence de Dieu et l’abandon des hommes. Il se dresse comme le « signe » qui requiert la « justice ».

Dieu, le « Tout-puissant » et le « Tout autre » est définitivement détrôné de son pouvoir judicial. Job déclare ainsi la fin des « orthodoxies » (religieuses, mora­les, sociales ou politiques). Il récuse l’inhumanité des « scribes » et des « bien-pensants ».

Alors, à chaque instant créateur d’humanité, se dresse sur terre la « voix qui crie justice ». Et quand « Dieu est mort », Job existe, constante interrogation et aiguillon permanent en l’homme qui renaît sans cesse responsable et libre, témoin de l’amour de « Dieu au-delà de Dieu ».



Rédigé en 2003



Pierre nous a quittés...

Je ne lui souhaite pas ce repos éternel dont il ne voulait pas, mais que sa lutte pour la justice continue.

Alain



Retour à l’accueil Haut de page

j31 : 29/05/2021