Le premier volume ne concerne que les versets 1 à 13 du premier chapitre de Marc, passage qui comprend les trois séquences sur le séjour de Jésus au Jourdain. Il se divise en trois parties :
a) la recherche de la sinopie, en passant du récit au document d’information juif ;
b) la recherche de la figure christique de Jésus, en repassant du document au récit ;
c) la recherche du référent sous-jacent au document et au récit, critique historique des deux écrits en vue de la recherche de l’image réelle de Jésus
La première partie est essentiellement analytique, puisqu’elle vise à décoder le récit de Marc pour isoler le document d’information. Cette analyse nous place devant une entreprise d’écriture où l’auteur utilise ses sources d’informations en changeant de registre.
Le changement se manifeste ainsi : alors que le document rapporte des faits, Marc considère ceux-ci comme des signes, désignant le Christ des Écritures, selon les conditions de son historicité ; là où le premier s’exprime par une sémantique de mots, Marc parle dans le cadre d’une sémantique allégorique.
Isolé, le document apparaît comme un texte d’accusation contre Jésus, formulé sur le modèle de la condamnation du roi Nabuchodonosor (Daniel, ch. 4) : Jean-Baptiste a une vision, dans laquelle l’ange de Dieu apparaît, venant du ciel pour chasser Jésus. Celui-ci est en effet expulsé dans le désert, où il vit avec les animaux, se nourrissant du miel qui coule des arbustes : il est considéré comme fou.
En jetant un coup d’œil sur le contexte historique, on découvre une correspondance parfaite entre ce document et la lutte que les juifs menèrent contre le christianisme pour contrecarrer son hégémonie croissante : nous trouvons ici une page de cet anti-évangile qui a précédé les évangiles.
La deuxième partie est synthétique : je cherche à reconstituer la genèse du récit de Marc à partir du document. Marc s’est servi de ce document comme d’un tryptique : la prédication de Jean-Baptiste, la théophanie de malédiction contre Jésus, l’expulsion de celui-ci dans le désert. Pour donner un sens messianique à ce canevas, Marc a eu recours à la catéchèse de l’Église et à des textes des Écritures.
Pour le premier volet du tryptique, il s’est fondé sur le témoignage que (selon la tradition de l’Église) Jean aurait rendu au messianisme de Jésus, et sur l’oracle de Malachie concernant l’envoi du messager de Dieu pour annoncer sa venue.
Pour le deuxième volet, Marc a fait appel à la catéchèse de l’Église sur l’onction, par l’Esprit, de Jésus comme Christ, et a puisé dans le Psaume 2, qui portait sur la déclaration comme fils de Dieu de l’« oint de Dieu ».
Pour le troisième volet, il s’est appuyé sur la tradition de l’Église à propos de la tentation de Jésus, l’interprétant dans le cadre du message d’Osée. Marc transforme donc Jean, témoin d’accusation, en témoin de défense, change la théophanie de malédiction en théophanie de bénédiction, interprète enfin l’entrée de Jésus dans le désert comme le retour du Christ aux origines de la création, en vue d’une nouvelle alliance. La reconstitution du récit m’a donné l’occasion de connaître la technique employée par Marc et de déterminer la nature de son récit. Tout en voulant parler de Jésus, Marc n’aboutit pas à une narration historique mais à une hagiographie messianique de Jésus, de caractère apologétique.
La troisième partie est une étude dialectique, qui vise à retrouver la trame des faits par la mise en contradiction du récit avec le document d’information. J’ai cherché à me comporter comme un juge qui doit retrouver la vérité des faits à partir du témoignage de l’accusation et de celui de la défense. Cette critique a été possible dans la mesure où l’accusation et la défense ne s’opposent pas sur les faits, mais sur leur interprétation. Marc, en effet, en prenant comme document d’information un texte d’accusation, suppose que ce document est vrai quant aux faits.
La critique des deux textes m’a obligé à prendre au sérieux le fait que Jésus ait été un bâtard, et à partir de cette donnée pour connaître sa personnalité. Contraint par son origine bâtarde à vivre comme un mineur et comme un étranger, Jésus rompit avec la famille qui l’avait assumé, et chercha à résoudre son problème d’existence en entrant dans la communauté de Jean-Baptiste. En effet, le message et le baptême de celui-ci s’inscrivaient dans le cadre de la purification par l’eau annoncée par Ézéchiel ; ils offraient ainsi à Jésus l’espoir d’être complètement purifié de la tache originelle que constituait sa naissance illégitime. Mais l’expérience de la vie avec les disciples de Jean lui montra que cette purification n’était qu’eschatologique ; il restait, même dans ce milieu, un être mineur. Dès lors, sa crise devint aiguë, et il chercha à la résoudre par des contacts directs avec les textes de prophètes.
Il trouva sa solution chez Osée. Dans le message de celui-ci, Dieu lance un appel à son épouse – Israël – pour qu’elle abandonne sa vie de prostitution et revienne à lui, en vue d’une nouvelle alliance dans l’amour ; Dieu lui promet alors de considérer comme légitimes tous ses enfants de prostitution ; mais si l’épouse refuse d’aller à la rencontre de l’époux, dans le désert où il s’est retiré, elle sera dépouillée et condamnée comme adultère. Jésus trouva, dans sa chair d’homme bâtard et rejeté, le signe de l’accomplissement de ce message : l’épouse n’étant pas allée se réconcilier avec son époux, lui, Jésus, devait annoncer la condamnation de sa mère – le judaïsme – et, à sa place, accomplir le retour à Dieu, pour sa propre légitimation et celle de tout le peuple. Il se présenta alors non plus comme disciple de Jean, mais comme prophète à son encontre. On retrouve son message dans le discours que Matthieu met dans la bouche du Baptiste, message de jugement pour les juifs et d’amour pour les malheureux.
C’est à cause de ce message que les juifs chassèrent Jésus dans le désert, expulsion qui fut une excommunication, mais aussi une épreuve (comparable à l’épreuve du feu) car, selon eux, Jésus n’y pouvait survivre que par une intervention miraculeuse de Dieu. Jésus releva le défi et entra dans le désert, voulant dans son exaltation accomplir le retour d’Israël à Dieu. Marc vit dans cette entrée au désert le long chemin du Christ qui venait des origines de la création.
Ces trois études, analytique, synthétique et dialectique, visent à établir l’hypothèse initiale dans une parfaite cohérence. En effet, si l’évangile de Marc se fonde sur un document d’information qui est un texte d’accusation, sa genèse comme écrit doit pouvoir s’expliquer à partir de cette hypothèse. Et si l’écrit s’explique par cette hypothèse de documentation et de composition, Jésus, qui constitue son objet, ne peut être compris que par elle. Ainsi, dans ce processus de reconstruction des faits à partir des signes, l’hypothèse est confirmée par des étapes successives, dont la validité repose sur leur cohérence et leur indépendance.
Commencé en 1979, le manuscrit de ce premier volume est à présent terminé. Je serai en mesure de le présenter aux éditeurs dès que les derniers travaux de frappe auront été achevés, en juin 1983. J’espère le voir publié ensuite dans un délai raisonnable.