a prédication de l’Église, même celle qui s’exprime dans un langage actuel et littéraire, s’adresse aux gens comme venant du dehors, précisément parce qu’elle est Parole de Dieu. Certes, ses mots sont humains, tirés du langage particulier des hommes auxquels elle s’adresse, mais leur signification n’est pas humaine.
Cet étrange interlocuteur qu’est Dieu ne s’approche pas des hommes comme ceux qui leur parlent pour entrer en dialogue avec eux. Sa Parole, en effet, s’adresse à l’homme avec la prétention d’être à elle seule un langage : le seul qui puisse rendre possible la rencontre avec lui. Elle refuse donc au langage humain la capacité d’exprimer l’homme devant Dieu ; elle est un monologue, une « annonce » qui n’accepte pas d’être remise en question, qui ne demande de la part des hommes d’autre réponse que le oui. Tandis que, dans toute conversation humaine, on écoute pour répondre puisqu’il s’agit d’une communication réciproque, ici l’homme doit seulement écouter. S’il pose des questions, c’est uniquement parce qu’il n’a pas compris. La Parole, une fois saisie, doit être acceptée sans contestation.
La Parole vient du dehors vers nous pour nous faire sortir de nous-mêmes. Dans le dialogue avec Dieu, elle ne reconnaît pas l’homme comme capable de jouer le rôle de partenaire ; elle le renie en tant que sujet de langage et d’expression, car c’est elle-même qui en fait un sujet et une personne.
La Parole vient du dehors et s’adresse à l’homme pour lui signifier ce qu’il doit être en vue de son salut. Elle lui propose une perfection qui prétend être humaine, mais qui trahit une origine divine ; car il s’agit d’une perfection qui a été, pour ainsi dire, pré-établie « ab æterno » pour tous les hommes et pour tous les temps...
La Parole de Dieu offre aux hommes leur être véritable, mais ils ne sont pas véritablement des hommes. La Parole de Dieu refuse à tout homme la possibilité de se donner à lui-même sa propre perfection d’homme. L’être de l’homme réside non en ce que l’homme est, mais en ce que l’homme était dans l’idéal selon lequel Dieu l’a conçu, ou en ce qu’il sera dans le salut que Dieu lui donne.
Par rapport à son existence, l’homme est pécheur, « incapable par lui-même de faire le bien ». Pour redevenir ce qu’il doit être, il faut donc que l’homme dépasse sa condition d’homme concret, existentiel, pour devenir spirituel et céleste. Si le chrétien reste toujours un homme, c’est parce qu’il n’est jamais conforme à la perfection de la Parole et qu’il demeure toujours pécheur. Si, par hasard, il devenait parfait, il serait plus qu’un homme.
Renié par la Parole comme sujet de dialogue, il est maintenant méconnu comme sujet d’éthique. Par la force et la violence de son objectivité, la Parole de Dieu vient à lui comme s’il était un objet, une argile à façonner. Il est vivant, bien sûr, mais sa vie n’a d’autre fonction que celle de le rendre apte à recevoir la Parole et à se laisser transformer par elle, de même qu’il était vivant pour l’écouter.
Enfin, le salut que la Parole de Dieu révèle aux hommes est l’union avec Dieu, la vie éternelle. Il rend l’homme conscient de l’impossibilité de parvenir à son accomplissement. Son histoire, en tant qu’humaine, est une succession de faits sans finalité ; ce n’est pas un progrès, une croissance, mais un processus de décomposition.
L’homme est sauvé dans la mesure où Dieu le tire de cette mort pour l’amener à lui-même, en le transportant du temps à l’éternité. L’histoire humaine n’ayant pas de signification en elle-même, l’homme est sujet au désespoir. La consolation ne lui vient qu’à la fin de son histoire, parce que cette fin marque le commencement de la véritable vie dans le ciel. Il n’est pas besoin de dire que cette vie n’est plus humaine, car où il n’y a plus ni travail, ni lutte, ni péché, ni souffrance, ni temps, ni histoire, il n’y a plus d’homme.
Le Salut transporte donc l’homme en-dehors de lui-même. Ainsi, la Parole étrangère au monde, imposant une perfection in-humaine, transporte l’homme dans cet « extérieur » d’où elle provient. Après avoir renié l’homme comme sujet de langage, après l’avoir méconnu comme sujet de son éthique, elle l’ignore comme sujet de son histoire.
Celui qui aujourd’hui se met à l’écoute de la Parole n’est pas cet homme-objet auquel elle prétend s’adresser. Bien qu’il ne semble pas encore avoir pris conscience de lui-même, et semble s’adapter à l’exigence objective de cette Parole au point de s’assoupir en elle, il trahit au moins, par son aliénation, qu’un conflit existe entre l’exigence de la prédication et la conscience moderne des hommes.
En effet, tous, nous arrivons aujourd’hui au terme d’un long processus d’évolution, à prendre conscience que nous sommes des hommes parce que nous sommes des sujets. On peut, certes, méconnaître ce processus évolutif de la conscience humaine, on peut en ignorer les différentes phases, mais on ne peut pas échapper à sa réalité.
La révolution qui a marqué le passage de l’homme-objet à l’homme-sujet de connaissance et de langage fut déclenchée par Galilée qui, non seulement franchissait les frontières sacrées et inviolables des cieux, mais encore mettait par sa méthode scientifique l’expérimentation à la base de toute connais-sance. Il considéra la nature elle-même comme une dimension humaine. Désormais, il n’y a plus rien d’in-connaissable en dehors de l’homme, puisque tout est connaissable par l’expérience humaine.
Cette révolution, poursuivie en philosophie par Descartes, développée par Kant et Hegel, est parvenue ensuite, par la phénoménologie et l’existentialisme, à reconnaître l’homme lui-même dans la situation existentielle des hommes.
L’homme d’aujourd’hui est celui qui vit en lui-même, qui se nourrit, pour ainsi dire, des phénomènes dont son existence est tissée. On ne connaît pas en-dehors de l’homme, parce que l’homme est comme situé sur une ligne horizontale et n’a pas d’autre contenu que celui d’être à côté des autres, en relation avec eux. Le « au-dehors » lui est tellement étranger qu’il échappe à sa compréhension et à son être. De même que jadis on pouvait dire qu’au-dehors de l’Être (Dieu), il n’y a pas d’homme, de même on peut dire aujourd’hui qu’au-dehors de l’homme, il n’y a pas d’être.
Le processus éthique, bien que lié au précédent, a représenté une véritable révolution avec l’illuminisme, en France tout d’abord avec Rousseau, Diderot et Voltaire, en Allemagne ensuite, avec Nietzche surtout.
L’homme se découvre sujet de son éthique ; il a conscience de se donner l’image de lui-même au fur et à mesure qu’il vit. Le processus de laïcisation, en détachant l’éthique du religieux, a poussé les hommes à rechercher la source de leur éthique en eux-mêmes, dans leur devenir plutôt que dans leur pensée, en s’inspirant non de la sagesses des pères, mais d’eux-mêmes en tant qu’ils reçoivent du monde leur possibilité d’être. De même que la vérité n’est que dans la mesure où les données sont vérifiées par l’expérimentation, et donc humanisées, de même, le comportement des hommes est éthique dans la mesure où l’homme le vit, l’expérimente par son existence.
Tout le monde voit en Machiavel l’inventeur d’un brevet de réussite politique par la formule « la justification des moyens par la fin », mais peu savent qui est vraiment cet homme. En séparant le politique et l’économique du religieux et de l’idéal, en extrayant l’historique de la réalité des faits auxquels l’homme impose ses fins et ses méthodes, Machiavel a donné à l’homme la possibilité d’être sujet de son histoire. Compris par les Princes qui ont fait de Il principe surtout leur livre de chevet, il est resté incompris du peuple. C’est grâce à Marx que sa découverte de l’homme, sujet de son histoire, a pris une envergure dialectique qui a pénétré les masses.
Aujourd’hui, on peut tout ignorer de Machiavel et de Marx, mais on ne peut pas rester étranger à une situation d’existence où l’homme, dans le domaine économique (autant capitaliste que marxiste), comme dans toutes ses entreprises, choisit ses moyens, établit ses plans, vise une perspective, tend à sa fin propre. La science et la technique, la politique et l’économique, l’éthique et le juridique, existent aussi en fonction de cette perspective finale de l’homme. Celui-ci veut, par son histoire, parvenir à être pleinement ce qu’il doit être et peut être. C’est à lui-même, à sa délivrance et à son bonheur, à sa victoire sur tout ce qui le rendait objet que son histoire doit aboutir.
Conscience chrétienne et conscience d’homme semblent être dans une telle contradiction que, toute conciliation devenant impossible, un choix paraît s’imposer entre Dieu d’un côté et l’homme de l’autre.
Ceux qui choisissent Dieu ont la conviction que les exigences de la conscience moderne qui sont l’aboutissement d’un processus de culture, sont la négation de la « civilisation chrétienne », mais aussi de l’Évangile lui-même. Ils voient dans ce processus l’avènement de l’homme au pouvoir du monde, à son illusion d’être Dieu. L’homme révolté se substitue à Dieu dans tous les domaines et, en conséquence, il accélère la destruction du monde. Au chrétien, il ne reste qu’à vivre dans le monde sans participer à son œuvre. Il est dans le monde, mais il n’est pas du monde, comme un étranger venu du « dehors » pour y accomplir une mission. Son lieu est l’Église, image de la cité éternelle. C’est dans l’Église, château fort dressé contre le monde qu’il retrouve l’espérance et la signification de son existence.
Mais il y a aussi ceux qui choisissent l’homme, parce qu’ils ont la conviction que la prédication de l’Église aliène l’homme et l’anéantit (la situation de ceux qui se retranchent dans la forteresse de l’Église en est la plus évidente démonstration).
Car qui sont ces hommes-là ? Des « aliénés », que leur religion rend étrangers aux autres et à eux-mêmes, des êtres dissociés. Ils sont dans le monde où ils connaissent les fatigues du travail et les conquêtes de la science, mais ils y vivent sans âme, sans conviction et sans partager les responsabilités et la solidarité des hommes. Et dans leur Église, ils sont encore plus aliénés, car ils demandent à cette Église de devenir pour eux ce monde qu’ils ont renié.
Aliénés dans le monde parce qu’ils sont des « appelés », aliénés dans l’Église parce qu’ils veulent quand même être des hommes, ils vivent dans une double nature spirituelle et charnelle, temporelle et éternelle, qui met leur existence en contradiction. Ils ne peuvent pas se comprendre entre eux : c’est le signe de cette contradiction ! Ils semblent y parvenir quand ils sont à l’écoute de la Parole, dans la mesure où cette Parole les transporte intérieurement dans une situation sur-humaine, au-delà de leurs classes, de leurs intérêts, de leurs passions et de leurs convoitises. Ils deviennent « un », parce qu’ils sont tous projetés dans le mirage de ce futur où ils ne seront que des hommes spirituels.
Mais lorsqu’ils parlent entre eux, c’est autre chose : ou ils emploient le langage de tous les hommes (et alors, ce « ciel sur la terre » devient un monde comme l’autre, mais plus petit, dans lequel les problèmes les plus ordinaires d’un « ghetto » prennent l’importance de problèmes du monde), ou alors ils adoptent le langage de Dieu, et chacun parle, pour ainsi dire, en Dieu, s’adressant à l’autre pour lui annoncer « la Parole » comme si cet autre était un objet, tandis qu’il serait seul sujet. L’Église peut ainsi devenir une multitude d’individus égarés et fanatiques qui ne représentent plus l’homme, car chacun prétend être dieu.
Tous ceux qui veulent être des hommes et que le conflit avec l’Église met en danger de se perdre en tant qu’hommes, n’ont, semble-t-il, d’autre issue que de se perdre comme chrétiens. Ne pouvant être chrétiens sans cesser d’être des hommes, ils préfèrent rester sans Dieu.
La nouvelle réflexion théologique naît au sein de ce conflit et de cette double fuite des chrétiens. C’est une méditation qui remplit, pour ainsi dire, des nuits blanches, mais qui naît du plus profond des ténèbres intérieures en vue de l’aube. Quelquefois, elle se déclenche au moment où le chrétien est en train de « claquer la porte » de son Église pour s’enfuir dans le monde. D’autres fois, elle emploie le ton prophé-tique de l’accusation et de la menace.
Tout démontre qu’elle n’est pas produite par une pensée isolée, mais qu’elle surgit au moment historique et théologique de l’Église. Elle exprime une situation dramatique avant de se présenter comme une problématique de pensée. Mais quelle que soit la circonstance particulière, elle est d’abord un signe d’espoir, un témoignage de foi, un appel au dialogue et à la recherche. Car cette nouvelle tendance veut concilier l’apparent inconciliable, l’Évangile et l’homme, la conscience chrétienne et la conscience moderne. Cette pensée se réfère à l’homme en même temps qu’au Christ.
Avant de choisir entre l’homme et Dieu, il convient de se demander où réside l’opposition de ces deux consciences et d’entreprendre une critique théo-logique de ce conflit.