ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Réforme,  ou  reconversion  de  l'Église ?




De l'Église « en Christ »
à l'Église « pour les autres »



Introduction


L'Évangile et les autres


L'Église pour les autres


L'Église institutionnelle, église « en Christ »


De l'Église « en Christ » à l'Église « pour les autres »



Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI ans la mesure où on est convaincu que l’Église n’est l’Église que lorsqu’elle est pour les autres, ainsi que j’ai cherché à la définir, le problème de la Réforme de l’Église se pose dans toute sa gravité et ses extrêmes conséquences. Réformer l’Église signifie la faire passer de son être « en Christ » à son être « pour les autres » ; et pour les chrétiens, passer d’une Église pour le Christ à une Église pour les hommes.

Il est aussitôt évident que toutes les tentatives visant à une réforme des structures passerait à côté du véritable problème. En effet, même si l’on parvient à ouvrir l’Église au monde par le dialogue avec les non-croyants, par la création de ministères spécialisés auprès des professionnels, par la célébration de cultes dans des lieux qui ne soient pas des temples, par une importante laïcisation des structures, allant jusqu’à l’éclatement des communautés paroissiales, l’Église restera toujours une religion soumise à l’interprétation religieuse des Écritures, liée aux dogmes de sa propre confession de foi, agissant par des moyens sacrés, tels que les sacrements et les ministères. Par la réforme des structures, elle ne parviendrait jamais à être pour les autres.

Afin que les Églises y parviennent, elles doivent ces­ser d’être religieuses. Affirmer cela, c’est demander aux Églises de se renier jusqu’au tréfonds de leur réalité ecclésiale, car elles ne sont pas seulement religieuses dans leur structure, mais aussi dans leur être. Les Églises devraient donc rejeter toute visée sacrée sur l’homme, détruire leurs temples, désacrali­ser les sacrements, rester sourdes aux exigences reli­gieuses des hommes, etc.

Un tel rejet est naturellement impossible, car les Églises ne comprendraient pas et ne voudront pas se suicider ; beaucoup de ceux qui pensent avec Bon­hœffer que « l’église n’est l’église que lorsqu’elle existe pour les autres » voudront combattre l’Église, la dénoncer, la détruire par une action révolutionnaire ou, si la révolution est impossible, la laisser pourrir dans sa religiosité jusqu’à ce qu’elle disparaisse.

Cette dernière affirmation présuppose que la situa­tion historique dans laquelle nous vivons deviendrait tellement défavorable aux églises qu’elles seraient destinées à disparaître, même si rien n’était entrepris contre elles. On le pense et on se réfère encore à Bonhœffer, à son analyse théologique au sujet de l’homme devenu majeur (Résistance et soumission, p.146).
   La maturité de l’âge serait précisément définie par l’athéisme, signe de l’autonomie de l’homme, délivré des présupposés métaphysiques, des complexes reli­gieux, de toute norme située en dehors de l’homme. Or, cette conviction de l’irréversibilité de ce proces­sus d’athéisme apporterait la quasi certitude de la dissolution de l’Église dans le monde.

Ici, on est contraint de s’interroger au sujet de l’Évangile. Car dans l’hypothèse de la disparition des Églises, soit d’elles-mêmes, soit par une action révo­lutionnaire, l’Évangile, lui-même, semble destiné à périr. En effet, n’est-il pas la propriété des Églises, soumis à leur propre langage inspirateur de normes religieuses qu’elles imposent aux croyants ? Lui aussi, il est devenu une œuvre religieuse si on considère surtout que, expression de la catéchèse des commu­nautés chrétiennes primitives, il est le reflet d’une église « en Christ », ainsi qu’un Christ dans l’église, conditionnant l’homme à la religion.
   C’est pourquoi, si on laisse les églises périr sans rien entreprendre pour l’Évangile, on risque de priver les hommes de ce message ainsi que du Christ qui est pour les hommes. La preuve que l’Évangile disparaî­trait avec l’église se trouve dans la constatation que beaucoup de ceux qui désertent les églises, rejettent en même temps les Évangiles. En effet, ils ne pour­raient trouver un motif de vie nouvelle dans ce livre qu’ils avaient médité et assumé comme norme reli­gieuse.

À ce point de notre étude, les réflexions de Paul Ri­cœur sur cette question revêtent une importance particulière. Selon lui, l’Église existante doit être le lieu de la confrontation, de tension entre la foi et la religion. Il serait impossible que foi et religion puis­sent se confronter en dehors de l’Église parce que le monde, ne pouvant exercer qu’une action de « dé­mystification », entraînerait dans sa contestation la foi elle-même.
   Si l’on prend au sérieux cet âge adulte de l’hom­me, c’est au-dedans de l’Église que la lutte contre le « religieux » devra être menée par une processus de « démythologisation » qui aura précisément pour ob­jet la foi et l’Évangile « pour l’homme ». On peut dire qu’aujourd’hui, l’Église réformée de France sem­ble s’offrir comme plate-forme de cette confrontation dans la mesure où une contestation radicale de la religion est permise et où christianisme « religieux » et christianisme « a-religieux » peuvent encore s’af­fronter et dialoguer.

Tout en reconnaissant que cette confrontation est possible jusqu’à aujourd’hui, il faut dire cependant que l’Église n’est pas elle-même le lieu de cette confrontation, car c’est en marge des paroisses que le dialogue se poursuit, l’Église demeurant toujours un lieu sacré. Les églises, encore liées aux structures paroissiales, sont toujours ancrées dans la religion, propriété des hommes religieux, tandis que tous ceux qui contestent sont considérés comme des franc-tireurs ou des « voltigeurs de l’ecclésiologie ».
   Le problème est plus grave si on pense à tous ceux qui, conscients de la maturité de l’âge ou frappés par la contestation d’un christianisme « a-religieux », ne peuvent plus trouver dans l’Église institutionnelle un appui pour la nouvelle orientation de leur existence et ne peuvent trouver un équilibre uniquement dans la contestation. En effet, ne possédant pas une nouvelle conscience ecclésiale (une conscience d’« église pour les autres ») ils étouffent dans l’église institution­nalisée ; ils demeurent dans une situation ambiguë et dans une recherche impitoyable, isolés, vivant pour ainsi dire de leur propre interrogation.

Il est évident que l’Église est tentée de s’opposer à la contestation par crainte d’entamer la religiosité de ses communautés. Elle cherche alors à récupérer tous ceux qui se sont détachés d’elle. La perspective de Paul Ricœur me semble donc idéaliste, car il ne tient pas compte de ce que la religion, non seulement pénètre l’être des églises, mais aussi en constitue le pouvoir.

Peut-être pourrai-je proposer une voie différente. Il me semble que la théologie nouvelle est aujourd’hui capable d’entreprendre une élaboration positive du christianisme sur la base d’une lecture a-religieuse des Écritures. Je pense aussi qu’il conviendrait d’appeler tous ceux qui sont à la recherche d’une réforme radicale de l’Église à s’unir pour assumer la con­science de la nouvelle Église : celle de l’Église pour les autres. Il s’agirait de commencer cette « re­cons­truction » à laquelle Bonhœffer lui-même s’était consacré après la contestation de la religion (p.196).

Quand l’« Église pour les autres » existera en vivant l’Évangile comme la conscience de l’homme nou­veau, elle pourra se présenter comme véritable lieu de rencontre de tous les hommes pour l’homme. Ce que cette Église apportera au monde, ce sera de détacher l’Évangile de la religion, du cléricalisme, du sacré pour l’offrir comme une « parole pour l’homme ». En elle les chrétiens, détachés des paroisses et de l’orthodoxie classique, trouveront la capacité de se retrouver de façon inédite après le choc subi par les contestations du monde. Ils le pourront d’autant mieux quand, dans cette « Église pour les autres », ils se rencontreront avec les autres attirés par la même recherche. Alors, il n’y aura plus lieu de les récupérer parce qu’ils se seront retrouvés dans une nouvelle découverte de l’Évangile.

La tâche de cette Église ne consistera pas à combat­tre le christianisme religieux propre aux églises, mais à se saisir de l’homme, de ses aliénations, de ses capa­cités de libération, de sa croissance dans le monde.
   À l’égard des églises, elle exercera un rôle média­teur, les invitant au dialogue, les sensibilisant aux problèmes humains, les invitant à découvrir leur propre aliénation sur la base de ce même Évangile qu’elles continueront à considérer comme un livre sacré. Elle sera, selon moi, le levain destiné à faire lever toute la masse. Là, dans cette nouvelle Église pour l’homme, les églises pourront se rendre compte que leur théologie aborde de faux problèmes, qu’elles rassemblent dans leur culte des hommes irréels et qu’enfin, en sacralisant l’Évangile, elles le privent de sa force, de sa virilité et de sa signification pour les hommes.
   À son égard comme aussi des autres religions, l’action de l’« Église pour les autres » ne consistera pas dans une « révolution », mais dans une « recon­version ». En effet, dans la mesure où l’âge adulte provoquera chez les hommes religieux une crise concernant leur institution, elle leur offrira l’opportu­nité de se reconvertir au véritable problème qui seul peut intéresser les hommes : celui de l’homme !




Le 11 juin 1967




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t562400 : 17/12/2017