ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Pierre Curie



L’utopie  dans  tous  ses  états


(Réflexions  sur  une  crise  d’identité  protestante)



La question des limites



Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI





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La question des limites

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l est contraire à la réalité de prétendre qu’au cours des années 1950 à 1967, la « limite » avait été franchie. Rien, alors, ne justifiait l’exclusion. Une totale incom­préhension, même une certaine mauvaise foi des auto­rités de l’Eglise Réformée de France, ont associé indû­ment dans un même « procès en hérésie » l’Alliance des mouvements protestants de jeunesse, le Centre du Nord et les expériences de Tourcoing. Les documents de l’époque, relus aujourd’hui avec attention et séré­nité, donnent à constater la même contradiction entre les en­gagements des uns et les jugements des autres. En effet, à l’instar de l’Alliance des mouvements pro­testants de jeunesse, ni au Centre du Nord ni à Tour­coing (bien moins encore dans les années de Clermont l’Hérault et de Bruay-en-Artois), la « référence chré­tien­ne » ne fut abandonnée par les uns ni par les autres au cours des années 1964 à 1967.

Dans la critique de l’orthodoxie et l’approche d’une « nouvelle théologie », Ennio Floris était-il hérétique quand il écrivait en mai 1965 : « Ce qui caractérise la Réforme, le principe par lequel elle est toujours actu­elle et universelle, c’est le fait de considérer le Christ des Écritures comme critère unique de la connaissance théologique... Si nous cherchons à comprendre le Christ en partant des noms que la Bible lui a donnés, il nous sera impossible d’échapper à la tentation de l’on­to­logisme, et nous le définirons par un être qui précède son existence. Par contre, nous éviterons l’on­tologisme si nous cherchons à définir le Christ par les faits de son existence, par son « apparaître » aux hom­mes. Il ne faut pas oublier que le Christ lui-même, pour se faire reconnaître, a renvoyé les hommes à son œuvre, c’est-à-dire aux faits qui ont marqué sa vie » (in Pour­quoi une nouvelle théologie ?)

À cette époque en effet, pour Ennio Floris, la Réforme protestante n’avait pas tiré toutes les conséquences de ce principe fondamental parce que, en refusant de créer une nouvelle Église, elle a adopté les affirmations théo­logico-philosophiques des grands conciles œcuméni­ques du quatrième siècle. Faisant du Christ, comme se­conde personne de la Trinité, une hypostase divine, elle a inté­gré dans sa christologie la philosophie platoni­cien­ne et aristotélicienne. Dans le Cahier du Centre du Nord consacré en juin 1967, à « la réforme et la re­con­version de l’Église », sa réflexion dialectique faisait un sort à l’accusation d’hérésie. « L’Évangile est un évé­ne­ment mondain, je veux dire humain. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas en même temps christique et qu’il ne vient pas de Dieu, ni qu’il ne possède pas une ré­férence à la Bible, mais que la dimension où l’on peut définir le Christ, saisir Dieu et se référer à l’Écri­ture n’est pas la religion et le sacré, mais le mondain et l’humain » Certes, il exprimait alors d’importantes ré­serves sur la possibilité de « réforme » de l’église ins­ti­tutionnelle car, celle-ci « restera toujours soumise à l’interprétation religieuse des Écritures, liée aux dog­mes de sa propre confession de foi, agissant par des moyens sacrés tels que les sacrements et les minis­tères » (Voir Texte complet). Lui demander de cesser d’être religieuse serait la condamner à se suicider.

L’opinion de l’orthodoxie réformée, exprimée dans le rapport du président du Conseil régional du Nord au Synode de 1967 et reprise par le pasteur Paul Conord en mars 1968, devait confirmer que l’Église comme « société religieuse » détermine elle-même les limites de son appartenance et de son exclusion. « Il existe une limite au-delà de laquelle la communion dans la foi n’existe plus. L’Église Réformée de France n’a jamais contesté le droit au pluralisme théologique, mais en­core faut-il que celui-ci surgisse d’un certain fond com­mun » déclarait le pasteur Paul Lew. Le pasteur se trouve lié à la confession de foi par un « contrat », esti­mait le pasteur Paul Conord. La contester revient à rompre son appartenance à l’Église.

À cette prétention de l’Église, nous nous sentions en droit de demander légitimement de qui procèdent ces li­mites imposées au-delà desquelles la communion dans la foi s’effondrerait : de l’Écriture (en particulier de l’Évangile) ou de concepts et de systèmes philo­sophi­ques susceptibles d’être contestés et dépassés ? La Con­fession de foi est-elle une structure immuable, ou ne reflète-t-elle pas, au contraire, une interprétation de l’Église à une époque donnée ? En quoi, dès lors, serait-il « hérétique » de la remettre en cause ? Serait-ce le « risque » inhérent au « dialogue » ?

Où se trouvait désormais le véritable scandale ? Dans le raidissement frileux d’un conservatisme autoritaire ou bien dans l’ouverture et la liberté du dialogue et de la re­cherche sans frontières ? Certes, de leur point de vue, les autorités de l’Église Réformée de France ont eu le sentiment d’être fidèles à elles-mêmes et à l’Évan­gile, et de nous faire un juste procès, puis­qu’elles s’esti­maient gardiennes d’une institution dont les fondements leur paraissaient menacés, alors qu’en vérité, depuis longtemps, des lézardes y étaient fla­grantes…

Mauvais procès quand même, car tout était encore possible ; aucune position n’était figée et la recherche demeurait ouverte. Les autorités de l’Église Réformée de France n’ont pas su saisir l’occasion (le « kairos » en grec). Est-il permis de rêver (encore l’utopie…) ? Que serait-il advenu de l’Église de la Réforme en cette année 1968 si, plutôt que de se raidir dans ses « auto-vérités » et la défense obstinée de son pouvoir théo­logique, elle avait pris la mesure et reconnu l’im­por­tance et la profondeur de l’« événement » ?

Aujourd’hui, mon esprit se trouve délivré du doute. Pour moi, l’hérésie est une condition obsolète et une sur­vivance de l’obscurantisme. Cette réaction ne re­lève-t-elle pas d’un « ayatollah » fustigeant des « ver­sets sataniques » qui, à propos d’une critique favorable de l’ouvrage d’Ennio Floris Sous le Christ, Jésus de­man­dait en 1987 qu’on fasse le silence sur cet ouvrage et demandait « la mort intellectuelle » de son auteur !

Mon appréciation actuelle de ce temps de lutte et d’échec apparent ne répond plus aux anciens repères, c’est-à-dire à ceux vécus à partir du « champ idéo­logique » de l’Église Réformée de France. Puisque la « recherche » n’exige plus de « limite sacrée », il m’est permis d’aborder désormais en toute liberté d’esprit et de conscience les seuls écrits susceptibles d’éclairer notre connaissance de celui qui fut au cœur de l’utopie au nom de laquelle fut mené au cours des dix-huit années mon combat pour l’homme.

En toute liberté, c’est-à-dire aussi en toute cohérence de vérité. Je reconnais que l’Église, comme toute so­cié­té humaine, a besoin, pour exister et se perpétuer, de cohésion. Sa confession de foi délimite son « espace re­ligieux » et exerce la fonction idéologique d’inté­gra­tion de ses membres. C’est pourquoi j’accepte aujour­d’hui (sans pour autant l’approuver) qu’au regard de cette Église religieuse, contester sa confession de foi puisse être la raison déterminante de l’hérésie et du rejet de son espace religieux. En effet, pour l’Église, l’affirma­tion que la « foi » qu’elle confesse s’appuie sur la « Pa­role de Dieu » révélée dans le « canon » des Écritures bibliques, lui tient lieu de « preuve » de l’ins­piration divine de ces écrits et devient l’acte qui « fonde » sa foi. L’Église par le « canon des Écritures » donne à croire que tous les « événements » de la « vie de Jésus-Christ » ont été réellement des « faits his­to­ri­ques », destinés à nourrir la foi des croyants en vue de leur salut.

Ainsi, la question essentielle, unique, de cohérence de la vérité devient-elle : ces « événements » rapportés dans les écrits néotestamentaires sur « Jésus-Christ » ont-ils revêtu effectivement la « matérialité » de « faits historiques » comme l’Église exige de n’en point dou­ter sous peine d’hérésie ? Tous les historiens et les exégètes qui tentèrent aux 18ème et 19ème siècles de percer ce mystère n’y sont pas parvenus, car tous recherchèrent le « Jésus de l’histoire » (qui n’a laissé aucune trace écrite) à partir de l’exégèse des textes évan­géliques, c’est-à-dire par l’analyse de la forme de ces récits, de leur expression littéraire et philologique, tout en sauve­gardant l’autorité des Écritures et celle de la foi.




1995




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tc132000 24/12/2017