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’ai cherché à transcrire le récit en en changeant la forme pour qu’il puisse exprimer un banquet, non plus avec une nourriture obtenue par un miracle, mais par le partage de celle que chacun gardait pour lui. Bref, un repas entre des frères. Maintenant, j’essaie le processus inverse en allant d’un récit propre à un repas fraternel, tel que je viens de le décrire, à celui du banquet stupéfiant et miraculeux de Marc. Pourquoi celui-ci a-t-il choisi cette forme pour son récit ?
Je pense qu’il n’y a d’autre réponse que d’attribuer le changement à la structure du langage dans lequel l’auteur devait mettre en chantier son récit... Mais qu’écrivait-il ? Un évangile sur Jésus-Christ. Je prie le lecteur de porter toute son attention à ces deux mots, car tandis que Jésus vient de l’histoire, Christ relève des Écritures, les deux mots ne pouvant s’unir que par un processus d’interprétation de l’un par l’autre. Leur union ne pouvait être atteinte que par un discours qui devait être historique et théologique, je dirais de raison et de foi.
Qu’on se rappelle à cet égard l’affirmation de Jean, l’auteur du quatrième évangile : « Ces choses ont été écrites afin que vous croyez que Jésus est le Christ et le fils de Dieu » (Jn 20:31). Une parole dite pour être crue et donc vécue, quoique non comprise, parce que la compréhension était réservée à Dieu, au-delà des limites de la raison. C’est pourquoi, de même qu’elle ne pouvait être acceptée que par la foi, elle ne pouvait être accomplie que par le miracle.
Pour revenir à notre thème, celui du repas offert par Jésus, on comprend que Marc ne pouvait tenter de le comprendre qu’en se rapportant aux Écritures, dans lesquelles, selon sa foi, Dieu annonce la venue du Christ. Jésus étant le Christ, il ne peut accomplir ce repas qu’en se conformant aux Écritures, qui l’annonçaient prophétiquement. Et il trouva cette référence : ce récit ne peut être que celui rapporté dans le deuxième livre des Rois.
« Un homme vint de Baal Shalisha et apporta à l’homme de Dieu (Élisée) du pain des prémices, vingt pains d’orge et du grain frais dans sa besace. Celui-ci ordonna : « Offre aux gens et qu’ils mangent. » – « Comment servirai-je cela à cent personnes ? » – Il reprit : « offre aux gens qu’ils mangent, car ainsi parle Yahvé ! on mangera et on aura du reste. » Il leur servit, ils mangèrent et en eurent de reste, selon la parole de Yahvé. » ( 2 R 4:42-44).
Le prophète Élisée assure d’abord ses disciples de la fidélité de Dieu envers l’homme dans la production saisonnière de la nature : les prémices. Mais puisque celles-ci ne sont pas suffisantes pour nourrir tous ses amis, il ordonne à ceux qui les ont apportées de les leur distribuer quand même car, malgré leur insuffisance, elles parviendront à nourrir tout le monde, au point qu’il y aura des restes. Y a-t-il donc un miracle ? Sans doute, mais accompli par Dieu lui-même. On ne parle donc pas de « multiplication » des pains, car la quantité apparaît comme coexistant avec les prémices, comme une qualité inhérente à leur pouvoir nutritif. Mais le sujet est Dieu et non le prophète.
Marc remplace Dieu par le prophète Jésus, et la substitution est possible car Jésus est Dieu ! C’est en ce sens qu’il considère le texte des Rois comme prophétique. La multiplication apparaît comme un miracle, car la suffisance des pains et des poissons est un événement de multiplication au-delà des possibilités de la nature.
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