Seul compte le poids de la douleur
(Jb 6-7)
« Oh ! Si l’on pouvait peser mon affliction… » (Jb 6:2). À ce Dieu tout-puissant, Job demande la mort et le néant. Shaddaï, le Dieu qui écrase, ne peut rien d’autre pour lui. L’important n’est pas le secours d’un Dieu dont le pouvoir anéantit l’homme, mais un ami véritable qui a compassion (Jb 6:13-14). Job oppose un ami qui aide à vivre à un Dieu tout-puissant qui tue. Mais si les « frères » sont perfides (Jb 6:15), que reste-t-il à l’homme dans le malheur ? Rien qu’un désert sans eau (Jb 6:17-20). Alors, l’ami fait défaut, comme l’eau vive.
La vérité, la justice, le droit de Job n’ont rien de commun avec la « justice » d’Éliphaz et de ses compagnons. La justice de Job, c’est le droit à l’existence. La justice de Shaddaï culpabilise l’homme, la justice de Job est celle de sa condition innocente. Voilà pourquoi la justice de Shaddaï est injuste, parce qu’elle traite de coupable un innocent.
Job conteste Dieu ! Ce Dieu-là est tellement divin et tout-puissant que l’homme n’a plus de raison d’être ; il n’est plus qu’un « souffle » (Jb 7:7) et le malheur de l’homme et son destin écrasant deviennent le signe incontestable de son néant. Alors, cet homme n’a d’autre avenir que le repos du tombeau et l’anéantissement dans la mort. « Tes yeux me chercheront, et je ne serai plus » (Jb 7:8). Il n’y a même pas de résurrection possible : « Qui descend au Shéol n’en remonte pas » (Jb 7:9)
L’homme ne peut pas tenir tête à ce Dieu (Jb 9:2) qui décide de tout et transforme toutes choses par son pouvoir. Même si l’homme a raison, il demeure incapable de le contester, parce qu’il a tout envahi (Jb 9:5-13). Et devant lui, l’homme n’est qu’un être coupable (Jb 9:15-20).
Mais voici le fait irréfutable, le roc inébranlable qui met au défi toutes les « certitudes » et tous les dogmes : l’innocence de Job (même s’il venait à en douter) (Jb 9:21). L’innocence de Job résiste à la toute-puissance de Dieu. C’est pourquoi, il est impératif que l’homme « tue » ce Dieu-là afin de pouvoir exister comme « être ». Ce Dieu tout-puissant est la justification de toute injustice sur la terre. « Dans un pays livré au pouvoir d’un méchant, il met un voile sur les yeux des juges. Si ce n’est pas lui, qui donc alors ? » (Jb 9:24). Il est un Dieu impassible qui se rit de la détresse (Jb 9:23), qui se cache devant l’injustice humaine (Jb 9:24). Auprès de lui, il n’y a aucun espoir pour l’homme sur la terre (Jb 9:27-31). La soumission de l’homme à sa condition ne changera rien à la force de cette aliénation.
Par contre, l’homme conscient de son innocence redécouvrira son « humanité » en contestant ce Dieu qui ferme toute issue. « Je parlerai pourtant sans le craindre, car je ne suis pas tel à mes yeux » (Jb 9:35). À l’instant où il affirme son innocence, l’homme revendique sa réalité de « sujet » pensant et existant librement. « Je dirai à Dieu… » (Jb 10:2) : voilà la revendication de Job à l’existence ! La « parole » de Job vers Dieu, c’est déjà la « mort de ce Dieu-là », dont la propre parole cesse d’être « toute-puissante ». La « parole » de Job c’est la limite de celle de Dieu.
Je dirai à Dieu : ne me condamne pas, indique-moi pourquoi tu me prends à partie » (Jb 10: 2). Désormais, l’initiative n’appartient plus à Dieu dans la déclaration du droit et de la justice. Il n’est plus le seul à pouvoir condamner sans appel, car Job a fait à Dieu appel de son innocence. Cet appel de Job est le surgissement de son être comme le sujet de son droit. « Est-ce bien pour toi de me faire violence, d’avilir l’œuvre de tes mains et de favoriser les desseins des méchants ? » (Jb 10:3).
Si Dieu est, il ne peut être que celui de l’innocence de Job : « Fais une enquête sur mon péché, tu sais que je suis innocent... » (Jb 10:6-7). Si Dieu est ! … Mais qui est ce Dieu de Job, renié dans sa toute-puissance ? Job n’en dit rien encore.
Il est, en premier lieu, l’homme qui « sait réfléchir » (Jb 12:3), qui ne renonce jamais à la réflexion critique qui le situe en face de l’« Autre » et de lui-même. Sa « réflexion » le protège de l’aliénation dans « cet Autre » mystérieux (Dieu) ou dans « les autres », porte-paroles de la « sagesse ». Sa réflexion « critique » l’aide à faire l’analyse de sa situation réelle (Jb 12:4-10). Job devient un théologien libre qui a la capacité de mettre Dieu « en crise » (Jb 12:7-9). Car c’est à ce Dieu-là qu’il convient d’attribuer la cause de l’injustice (Jb 12:4-6).
Mais Job veut autre chose, et davantage : « parler à Shaddaï, plaider sa cause lui-même, faire à Dieu des remontrances » (Jb 13:3). Dépasser les certitudes religieuses consiste ainsi à dénoncer la prétention des « clercs », détenteurs du pouvoir religieux sur les consciences malheureuses, maintenues dans la soumission à leur destin. « Vous, vous êtes des charlatans, des médecins de néant » (Jb 13:4) . Dénier cette prétention des clercs permet à Job de parvenir auprès de Shaddaï et de controverser avec lui. « Je prends ma chair entre mes dents, je place ma vie dans mes mains. Il peut me tuer ; je n’ai d’autre espoir que de justifier devant lui ma conduite » (Jb 13:14-15). L’expression littéraire utilisée est celle d’un débat juridique, presque un défi à un adversaire en justice. « Voici, je vais procéder en justice, conscient d’être dans mon droit » (Jb 13:18).
Job ne se taira que s’il est convaincu d’erreur ou de culpabilité. Auparavant, les rôles seront renversés : non pas d’abord la parole donnée à Dieu comme juge souverain, mais à Job qui se dresse comme sujet de sa propre défense. Et que cesse le « terrorisme » de Dieu (Jb 13:21). Job rejette la crainte religieuse et affronte de sujet à sujet, à égalité et dans la liberté, celui qui est devenu son « adversaire ».
C’est sur la terre que toute la vie de l’homme se joue (Jb 14). L’homme est comme une fleur, bientôt fanée (Jb 14 2. Voir Isaïe 40:6-8 et le Psaume 37:2). Si brève est la vie de l’homme, que ce ne soit pas un motif de l’accabler davantage, de le « terroriser » sous un jugement moral et religieux. S’il est né ainsi, l’homme n’y est pour rien ; inutile de le lui rappeler sans cesse pour le culpabiliser. Qu’on le laisse, au contraire, jouir en paix du temps de vie qui lui est octroyé, comme un mercenaire est lié à son temps de service (Jb 14:5-6). Soulignons que l’auteur du poème ne connaît pas de résurrection après la mort (Jb 7:9; 10:21; 14:7-22; 16:22). C’est ici et maintenant que se joue toute vie d’homme. « Une fois mort, peut-on revivre ? » (Jb 14: 14).
Quelle maladie d’avoir toujours réponse à tout ! Il y a écart entre langage et existence. La parole devient jugement quand elle ne pénètre pas dans la sympathie, dans la profondeur de l’être de l’homme ! « Moi aussi, je pourrais parler comme vous. Si votre âme était où est mon âme, je saurais vous accabler de discours » (Jb 16:4). L’innocence de Job crie de la terre au ciel, comme la voix du sang d’Abel. L’homme, fourbu de malheur, n’a désormais que son sang (sa vie foudroyée) pour crier à l’injustice, et son « innocence » comme « prière ».
Le crime d’Abel, ici, se renouvelle ; et le « Caïn » est celui qui méprise son frère, le « railleur » de l’homme (Jb 17:2). Job, le témoin d’Abel, l’homme terrassé sans raison (Jb 16:12-22) et dont le seul crime est son malheur, est accablé par les circonstances de l’histoire. Mais il est aussi celui dont le sang crie réparation et justice. « Ma clameur est mon avocat auprès de Dieu, tandis que devant lui coulent mes larmes » (Jb 16:18-21).
Job soutient que sa culpabilité doit être examinée devant un autre tribunal que celui des « doctrines ». Pourtant, au-delà de ce jugement, Job ne rencontre d’abord que le silence de Dieu. « Si je crie la violence, pas de réponse ; si j’en appelle, point de jugement ; » (Jb 19: 7). Puis, il ne découvre que solitude et abandon de toutes ses relations humaines les plus proches (Jb 19:13-19).
Néanmoins, Job ne cesse de rester lui-même. Il se dresse, déjà, malgré son abandon ; il assume totalement sa condition ; il transcende le silence de Dieu et l’abandon des hommes parce que sa parole vivante est l’expression de la plénitude de son être. Lui, Job, est vraiment ce qu’il dit. Sa parole n’est pas « discours », mais « chair et sang » (Jb 19:23-24). Alors seulement, parvenu à la pointe extrême du rejet, du « non-être », sans Dieu et sans frères dans le monde, sans aucun secours ni recours possibles, Job se dresse comme le signe qui crie justice. Il attend un « goël », un « défenseur ».
Qui est ce « goël » ? Chez les Israélites, le « goël » était celui qui sauvegardait l’honneur d’une famille, soit en vengeant un meurtre, soit en épousant une veuve sans enfant, soit en rachetant un patrimoine. Il était le « vengeur du sang » (cf. Les Nombres 35:19, le Deutéronome 19:12 et le Lévitique 25:25). C’était le plus proche parent.
Job fait-il appel à Dieu après lui avoir lancé un défi ? Est-ce le même Dieu que le « Shaddaï » condamné ? Non ! La scène présentée ici désigne encore ce qui se passe dans un tribunal ; les expressions sont celles d’un débat juridique. Le « Shaddaï » est le juge suprême qui prononce le verdict de condamnation. Le « Goël » est celui qui se dresse (comme le plus proche parent) pour sauvegarder l’honneur de l’homme accusé injustement. Puisque, pour la pensée hébraïque, tout sang appartient à Dieu, c’est-à-dire que toute vie humaine est sacrée, tout sang versé sera vengé.
Job, avons-nous dit, est l’image d’Abel. Il fait appel à son « défenseur », son « plus proche parent », c’est-à-dire sa propre clameur. « Ma clameur est mon avocat auprès de Dieu » (Jb 16:20). Ainsi, le « goël » n’est pas Dieu, mais précisément l’innocence de Job qui crie de la terre au ciel, comme la voix du sang d’Abel : « Yahvé dit : Caïn : qu’as-tu fait de ton frère ? Écoute la voix de ton frère crier vers moi du sol » (Genèse 4:10).
Le « défenseur », c’est cette voix du sang d’Abel, mais c’est aussi la « parole de Job » qui est comme « gravée avec un ciseau de fer et un stylet » (Jb 19:23-24) dans la propre chair meurtrie de Job, au-delà du silence de Dieu et de l’abandon des hommes. Alors, s’éclaire la parole de Job : « Je sais, moi, que mon goël est vivant, que lui, le dernier, se lèvera sur la terre. Après mon éveil, il me dressera près de lui, et de ma chair, je verrai Dieu » (Jb 19:25-26). Ce « goël » vivant n’est pas le « rédempteur » de la tradition ou ce « Christ ressuscité » de l’Église… Il est le « cri » de Job, la parole gravée dans la chair humaine opprimée injustement. Lui, il se dressera, le dernier sur la terre, comme le « vengeur » de l’honneur et de la vie des hommes.
Alors justice sera rendue dans l’innocence reconnue ! « De ma chair, je verrai Dieu » (Jb 19:26). Dieu, le Shaddaï est mort, détrôné de son pouvoir judicial (Jb 19:27-29). Désormais, le jugement appartient à cette « voix du sang d’Abel », cette clameur qui crie à la violence et à l’oppression, à cette « conscience » d’où surgit l’être de l’homme au-delà de son rejet et de son néant.
Mais où donc est la « sagesse » ? Est-ce celle des scribes et des pharisiens, les « amis de Job », dépositaires de la saine doctrine « orthodoxe » pour laquelle la raison du malheur de l’homme, c’est sa « culpabilité » envers Dieu ? Mais alors, pourquoi les « méchants » demeurent-ils bien vivants (Jb 21:7. Cf. Jérémie 12:1-2, le Psaume 73 et Malachie 3:15) ? Pourquoi la « verge » de Dieu les épargne-t-elle (Jb 21:9) ?
Les « faits » viennent contredire cette « religion ». Si Job était vraiment injuste et impie, ne devrait-il pas être heureux et réussir dans la vie ? Au contraire, pourquoi est-il malheureux et torturé ? Job est la condamnation de l’irréalité de la « religion » qui bâtit des systèmes de croyances au mépris de l’existence réelle des hommes. Irréalisme des « scribes », des « bien-pensants » qui, comme au temps de Galilée, affirment que la terre est immobile parce que la « tradition » l’a toujours affirmé (cf. Jb 25), qui refusent de « regarder dans la lunette » pour s’apercevoir émerveillés que très simplement « la terre tourne » !
C’est bien pourquoi Job est le seul homme vrai qui possède la « sagesse ». Oui, le dernier mot restera à Job avec sa question existentielle, sans réponse préfabriquée. En dépit de l’arsenal des arguments théologiques conformes à la tradition des « amis de Job », la question demeure entière, ouverte, lancinante, lourde de son poids de « chair et de sang » : Oui ! Pourquoi Job est-il malheureux ? La peur du châtiment divin n’était pas le commencement de la sagesse. Désormais, ce Dieu tout-puissant reste là comme un pantin inutile, un Dieu mort. « Que signifient donc vos vaines consolations ? Et quelle tromperie dans vos réponses ! » (Jb 21:34). La parole de Job était porteuse d’une telle évidence que son adversaire ne pourrait plus que l’écouter (Jb 23:6).
Mais où est Dieu ? Partout, c’est le vide, l’absence terrifiante du Dieu Shaddaï qui trône tellement haut qu’il n’a plus aucun sens pour l’homme. Et ce vide suscite l’effroi (Jb 23:15-17). Le poème devient l’antiphrase du Psaume 139 : « Si je vais à l’orient, il est absent ; vers l’occident, je ne l’aperçois pas ; quand je le cherche au nord, il n’est pas discernable ; il reste invisible si je me tourne au midi » (Jb 23:8-9). C’est aussi un Dieu sourd (Jb 24:12; 30:20) devant l’oppression sociale des pauvres, des prolétaires indigents sous la coupe des puissants (Jb 24:2-12).
Soudain, Job devient le symbole de tous les opprimés, des exploités, de toute la misère du monde : ceux qui ont faim ou soif, qui sont nus, blessés ou mourants. Même « tout-puissant », un Dieu « absent et sourd » est une divinité qui abandonne l’homme à son malheur ou qui paralyse les potentialités de libération de l’humanité en la maintenant dans la crainte. L’humanité est livrée à un combat solitaire. « N’en est-il pas ainsi ? Qui me convaincra de mensonge et réduira mes paroles à néant ? » (Jb 24:25).
Dieu est mort dans le vide de cette absence et de cette surdité au cri des hommes souffrants ! Mais Job n’a pas à rougir. Il est pleinement sujet, conscient de son bon droit et assuré de son innocence. Telle est la seule véritable question qui demeure ! (Jb 31:35-37) : « J’ai dit mon dernier mot : à Shaddaï de me répondre ! Le libelle qu’aura rédigé mon adversaire, je veux le porter sur mon épaule, le ceindre comme un diadème. Je lui rendrai compte de tous mes pas et je m’avancerai vers lui comme un prince. »