ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Pierre Curie



Analyse  de  Sous  le  Christ,  Jésus






Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI

a préoccupation majeure d’Ennio Floris dans cet ouvrage est de retrouver et de « reconnaître » le Jé­sus de l’histoire sous le témoignage de la foi de l’Église primitive, exprimée dans les récits néotesta­mentaires.

La question posée par Ennio Floris est la suivante : est-il possible, grâce à une méthode rationnelle qui s’appuie sur l’a priori scienti­fique du doute, d’atteindre le Jésus de l’histoire en mettant la foi entre parenthèses ? Jusqu’ici les analyses classiques, que ce soient les analyses exégétiques ou les approches herméneutiques, ont tenté d’approcher le Jésus de l’histoire sans distinguer explicite­ment et fondamentalement la foi.



LES  DEUX  APPROCHES  POSSIBLES
DU  LIVRE  D’
ENNIO  FLORIS


Le lecteur peut, bien sûr, aborder l'ouvrage d'une manière super­ficielle, avec un regard extérieur qui ne retient que l’écume des choses, n’apercevant, par exemple, qu’un Jésus chef de bande, « tellement sinistre qu’on ne voit plus du tout comment les évan­gélistes ont pu inventer le Christ auquel nous donnent accès les Évangiles actuels » (Le Monde, 3 avril 1987).

Il peut au contraire l'approcher en profondeur, en étant attentif à l’aspect original, nouveau, d’une méthode qui va au-delà des ap­proches classiques de l’exégèse et de l’herméneutique et qui se réfère à la fois à l’historicisme de Jean-Baptiste Vico et à la linguis­tique moderne.

Bien qu’Ennio Floris souhaite atteindre « le lecteur ordinaire des Évangiles comme le savant exégète » (p. 14), peut-être qu’en ef­fet, l’ouvrage apparaîtra, dès l’abord, quelque peu ardu et décon­certera précisément le « lecteur ordinaire des Évangiles ».

Au premier, je me permettrai de suggérer un cheminement de lecture qui débutera par l’Introduction et la deuxième partie de l’ouvrage ; en particulier, par les exemples d’analyse référentielle et le « profil de Jésus » (qui se lit comme un scénario de film).
    Ces premiers pas à l’intérieur de l’ouvrage inciteront, sans doute, notre « lecteur ordinaire » à s’interroger plus avant, afin d’appréhender la nouveauté de la méthode d’Ennio Floris, déve­loppée dans la première et la troisième parties de l’ouvrage (l’énoncé de la méthode référentielle et les problèmes plus géné­raux du langage dans lesquels cette méthode s’inscrit).





« JÉSUS-CHRIST »
COMME  PHÉNOMÈNE  DE  PAROLE


Le point de départ d’Ennio Floris est un constat reconnu par tous aujourd’hui : « Jésus-Christ » n’est pas le nom d’une personne historique, mais le personnage qui exprime la première confession de foi de l’Église chrétienne : « Jésus EST le Christ ».

Ce constat appelle donc le préalable de soumettre cette proposi­tion, ce « jugement de foi » à une analyse critique qui, tout en pré­servant la foi des croyants, mette entre parenthèses toute approche où la foi serait impliquée d’une manière ou d’une autre.

La proposition « Jésus-Christ » devient alors un phénomène de parole. Selon Ennio Floris, cette proposition de foi correspond à un « processus de l’imagination » (p. 49) selon deux modes d’association : le premier (un processus de mythisation, fondé sur les affirmations du « Jésus ressuscité ») correspond à la formu­la­tion de la foi apostolique (les Épîtres de Paul en particulier) ; le second (un processus de langage sémiotique, c’est-à-dire une représentation linguistique de la chose, et non la chose elle-même) est propre à la formulation des ÉvangilesJésus est reconnu comme Christ par l’interprétation des Écritures.



À quoi se réfère, en effet, le « dit » du texte néotestamentaire ?

D’abord, quelle est la structure de ce « phénomène de parole » ? C’est le premier problème qu’Ennio Floris a voulu poser. Pour cela, il l’étudie successivement dans les Épîtres de Paul et dans les Évangiles. À ce point, d’ailleurs, Ennio Floris rejoint les analyses classiques. Toutefois, il en tire des conséquences qui n’ont pas toujours été mises en évidence.

Chez Paul, il s’agit essentiellement d’une expérience religieuse. « Paul n’a pas vu Jésus », écrit Ennio Floris (p. 51). Dans cette expérience religieuse, il s’agit, non de « faits », mais d’une « inter­prétation théologique ». « Ce qui compte, écrit Ennio Floris, c’est de comprendre l’impact du phénomène dans la situation de con­science de ce pharisien » (p. 51).
    Paul n’a eu une connaissance historique de Jésus qu’à travers « les textes d’accusation de son procès » (p. 53). C’est pourquoi, rechercher le « Jésus de l’histoire » à travers le discours des épî­tres pauliniennes est impossible » (p. 59) ; car, même s’il arrive à Paul de rapporter des paroles de Jésus, « il les actualise dans la révélation du Christ selon l’esprit » (p. 59). Il ne s’agit donc pas d’un souvenir, mais d’une anamnèse, c’est-à-dire d’une « mémoi­re ressuscitée » (p. 59). C’est pourquoi, le discours de Paul est auto-référentiel.

La perte de mémoire du « Jésus historique » par l’Église primitive est décrite aux pages 76 et suivantes. « Au temps des évangélistes, écrit Ennio Floris, l’Église était séparée de cette parole par une distance historique et culturelle. Cette parole n’était plus un événement, mais un fait remontant aux origines de sa propre histoire. Pour y accéder, il fallait une médiation par la lecture et l’interprétation » (p. 76).
    Mais l’Église n’avait pas gardé la mémoire du « Jésus de l’his­toire ». Elle dut « faire un effort de remémorisation », nous dit Ennio Floris, que l’on retrouve en particulier chez Luc et chez Marc. Le discours de l’Église s’est formé dans un « processus dialectique avec des opposants juifs qui, sans croire au mes­sianisme de Jésus, le connaissaient assez pour en discuter » (p. 8). Ennio Floris se distingue ainsi du « présupposé mythique » de Strauss et de la « thèse kérygmatique » de Bultmann (p. 27).

Pour Ennio Floris, l’apôtre Paul et les Évangélistes ont eu recours à l’« anamnèse », cette « mémoire ressuscitée » et non point à la « mémoire de leur passé ». C’est pourquoi, le « phénomène de parole » est lié à un « code » (que sont les Écritures comme lan­gage). Ce « code » unit le « signe » (« Jésus ») à son « signi­fié » (« le Christ »).
    L’exemple du récit d’Emmaüs (Luc 24: 13-26) en témoigne ex­plicitement. « Les disciples ne voient pas le Ressuscité en person­ne, mais perçoivent seulement des « signes » par lesquels ils le reconnaissent » (p. 75). Les « Écritures » permettent de « déchif­fer » dans les marques de la vie de Jésus les « signes du Christ ». Bref, « la Bible n’était qu’un discours ayant pour but d’offrir les éléments sémantiques d’un autre discours » (p. 83).

Ce code messianique offrait ainsi à l’Église primitive la possibilité de greffer « sur Jésus le Christ ». « Puisque les évangélistes ne connaissaient Jésus que par les renseignements qu’ils pouvaient avoir sur lui, ces renseignements constituaient la « substance » du « signe » qu’ils devaient formaliser. Ainsi, ils recherchèrent dans les informations sur Jésus, les énoncés, les expressions, les mots mêmes qui avaient un rapport avec le « Christ des Écri­tures ». Ils établirent un parallèle entre « Jésus » et le « Christ » par la médiation de deux récits : les informations et les récits messianiques » (p. 88).

C'est pourquoi le récit nouveau est de nature rhétorique. Par une « intrigue rhétorique », le discours des évangélistes « juxtapose les informations sur Jésus et des passages messianiques qui leur correspondaient » (p. 91). « Jésus-Christ » devenait une « parole-image » (p. 91), se présentant comme « personne historique » quand on voulait le considérer comme « un mythe », et comme « un personnage mythique » quand on voulait le « situer dans l’histoire ». L’incognito de Jésus est révélé dans la personne du Fils de Dieu.
    Ceci explique l’ambiguité des récits évangéliques qui sont à la fois des « faits mythisés » et des « mythes historicisés », et non point des « faits historiques ». « Tout en ayant une forme narrati­ve, ils ne racontent pas des faits tels qu’ils se sont passés, mais tels qu’ils ont été interprétés selon le code messianique » (p. 92). Leur « référence » n’est qu’une « auto-référence ». Elle est le « dicens » lui-même, à savoir l’homme qui le prononce » (p. 93).





COMMENT  PARVENIR
AU  « 
JÉSUS  DE  L’HISTOIRE » ?


Le « dit » du discours fait l’objet de l’« exégèse » (« méthode d’analyse qui cherche à discerner le sens diachronique d’un discours de façon objective et rationnelle ») (p. 96). Le « non-dit » fait l’objet de l’« analyse référentielle ».
    Il est impossible d’atteindre le « Jésus de l’histoire » par l’exé­gèse classique pour les raisons évoquées précédemment : l’ambi­guité du « dit » du récit rhétorique. « En effet, bien que l’« ac­tant » des récits soit bien « Jésus », celui-ci n’est cependant pas le « Jésus de l’histoire », même s’il fait appel à des informations qui le concernent… Ces informations ont été formalisées, sous­traites à leur réalité historique ; elles n’ont été considérées que comme des « signifiants » du « Christ des Écritures » (p. 98).
    Même Bultmann dans sa recherche du « Jésus historique » (cf. l’Histoire de la tradition synoptique) n’y est pas parvenu, car « il suppose que le « dit » kérygmatique des récits correspond à l’histoire, ou il procède à une « démythologisation » dont le fon­dement est théologique et non historique. Il confond le contexte historique du discours et la valeur historique de sa réfé­rence » (p. 98).
    Ainsi, pour Ennio Floris, « au niveau du « dit », le « Jésus » des récits n’est que l’individualisation de la personnalité du Christ des Écritures » (p. 98).

Toutefois, des « hiatus » (des « apories ») à l’intérieur du « dit » hétérogène du discours évangélique sont des révélateurs du « Jésus de l’histoire ». « Des lambeaux d’informations sur Jésus sont juxtaposés à des fragments scripturaires sur le Christ » (p. 102). Plus loin : « Les Évangiles sont le tombeau de Jésus » (p. 115). Ils contiennent le « corpus » d’informations sur le « Jésus historique ».
    À la différence de la méthode exégétique « qui reste dans les limites du « dit », et donc de son « sens » (p. 98), l’analyse réfé­rentielle « dépasse la signification du récit pour atteindre sa relation à la chose » (p. 98). Comment ?

Un double processus est nécessaire pour réaliser l’opération inver­se de celle de l’Église primitive (« greffer sur Jésus le Christ ») et retrouver « Sous le Christ, Jésus » :

    D'abord un processus de « déstructuration » à l’intérieur du « dit » hétérogène du discours évangélique. « Par cette déstructu­ration, on parvient à séparer le discours sur le « Christ » emprunté aux Écritures, du discours sur « Jésus » propre aux informations » (p. 102). Il convient, en effet, de « distinguer le sens messianique du sens historique » (p. 103) : « Pour atteindre Jésus, il faut alors déstructurer le discours pour séparer « Jésus-Christ » de ses déterminations et, à partir de celles-ci, remonter aux « signifiants » de la signification sémiotique » (p. 101).
    Toutefois, au terme de ce processus, on ne trouvera que « des bribes de paroles, des mots, des énoncés et des trames » (p. 104). Il conviendra alors de « réinsérer ces éléments dans le discours dont ils faisaient partie » (p. 107). À ce propos, Ennio Floris a utilisé l’image de la sinopie (pp. 12-13), référée à la méthode de « dépose » des fresques. « Cette technique permettait de déta­cher la dernière couche d’enduit, celle qui supporte la peinture, de la première sur laquelle le peintre avait tracé, en sépia, l’esquisse qui devait lui servir de base. On obtenait ainsi deux tableaux, l’un portant la peinture, l’autre l’esquisse appelée « sinopie » en raison de sa couleur rouge » (p. 12).
    Alors, « l‘analyse des Évangiles s’opère par la déstructuration de leur discours à partir des « apories » résultant de la juxta­position des informations sur « Jésus » et sur le « Christ des Écritures », en correpondance avec le « signifiant » et le « signi­fié » du langage sémiotique » (p. 115).
    À titre d’exemple, dans le texte « Marie fut trouvée enceinte du Saint-Esprit », Ennio Floris écrit : « il n’est possible de parvenir à cette compréhension que par la foi et non par une évidence rationnelle... puisque l’objet de cette interprétation est religieux, voire christologique, ce qui implique que le fait soit lu à l’aide du code messianique. Ce statut typique de la proposition nous pousse à entreprendre l’analyse référentielle du récit en distin­guant le « fait » (« Marie fut trouvée enceinte.. ») de son « inter­prétation (« du Saint-Esprit ») » (p. 124).

    Ensuite un processus de « reconstitution » du discours d’infor­mation (l’ancien discours, la sinopie). Pour la compréhension, Ennio Floris utilise une nouvelle image : celle de la « re­constitution archéologique » à partir de fragments retrouvés et selon des modè­les connus. Il existe, en effet, une analogie entre la reconstitution archéologique des monuments anciens et l’« ar­chéologie de la pa­role ». Poursuivant l’exemple de « Marie », Ennio Floris écrit : « ... dans l’énoncé de « Marie fut trouvée enceinte », il est pos­sible en se fondant sur des écrits anciens juridiques et mythiques de reconstituer les péripéties auxquelles était exposée une femme quand elle était trouvée enceinte en dehors de la légalité. Dénon­cée, elle était condamnée à mort. Mais si elle n’était pas traduite en jugement, elle n’en était pas sauvée pour autant : chassée de la maison, elle ne pouvait accoucher que clandestinement, et son enfant était souvent abandonné.
    « Bref, il faut exhumer le « corpus » des informations, les interpréter et reconstituer le discours… il faut faire sortir Jésus du tombeau des textes pour le donner à l’histoire
 » (p. 115).





EN  CONCLUSION


En conclusion, je reprendrai la question posée par Ennio Flo­ris : « pourquoi faire entrer Jésus dans l’histoire ? » (p. 115). Ennio Floris y répond lui-même : « pour lui rendre justice », pour « lui permettre de ressusciter d’entre ceux qui sont morts à l’his­toire ». Et ainsi, « apporter une contribution au problème de l’émancipation de la raison à l’égard de tout conditionnement par la foi » (p. 116).





ALORS,  LE  LIVRE  D’ENNIO  FLORIS  NOUS  PERMET-IL
UNE  MEILLEURE  APPROCHE
DU  « JÉSUS  DE  L’HISTOIRE » ?


Sans chercher à provoquer, je pose la question : peut-on réel­lement contester que le « Jésus de l’histoire » ait été un « bâ­tard » ? Alors, à partir de ce fait originel, l’analyse d’Ennio Floris dessine le « profil historique d’un homme » qui, à travers la crise profonde de sa conscience religieuse, à l’épreuve du « désert », à la recherche de son identité dans ses lectures bibliques, découvre sa vocation prophétique de purification, mais qui échoue dans son action surhumaine de délivrance du peuple, en butte à l’incompré­hension de ses amis et à la haine de ses ennemis, et qui, enfin, « pour échapper aux conditions d’homme bâtard, ne put devenir un homme libre que lorque les conditions d’homme bâtard furent accomplies en lui. La foi en la résurrection qui lui fut propre, lui fit comprendre que la mort était pour lui l’unique chemin de la rencontre avec le Père » (p. 219).

Cet homme-là, qui ne pouvait être homme que pour mourir, ne serait-il pas, en effet, le « Jésus » qui se cachait historiquement « sous le Christ » ? D’ailleurs, « ceux qui les premiers le recon­nurent comme Christ » ne virent-ils pas en lui « l’homme qui, ayant donné sa vie pour les autres, fut sauveur par sa mort ? » (p. 219)

Ennio Floris n’impose rien à quiconque au terme de son ana­lyse. En terminant, il reconnaît même que sa méthode « laissera sans doute le lecteur perplexe » ; et il avoue avoir été, lui-même, « af­fecté par les mêmes doutes » (p. 275). Cependant, il ne doute pas du bien-fondé de la méthode d’« analyse référentielle » et des pos­sibilités nouvelles qu’elle offre d’atteindre avec une grande vrai­semblance le « Jésus de l’histoire ». En son terme, cette analyse originale confirme l’hypothèse de départ : la présence d’un « anti-Évangile » précédant l’Évangile, et l’oubli par l’Église primitive du « Jésus de l’histoire ».

Ennio Floris admet une parfaite harmonie entre le « Christ de la foi » et le « Jésus des textes » ; mais il démontre la contra­diction profonde entre le « Christ de la foi » et le « Jésus de l’histoire ».

En tout état de cause, la méthode d’analyse référentielle qu’il sou­haite voir « bien accueillie chez les savants comme chez les hum­bles connaisseurs des Évangiles » (p. 14), doit permettre de par­venir « à l’autonomie de la théologie en même temps qu’à celle de l’histoire comme science » (p. 283).



Le 15 juin 1987




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