La contestation de l’idéologie dominante :
que signifient « conflit » et « crise » ?
Dans ces perspectives, que signifient « conflit » et « crise » ? Je dirai que le conflit surgit quand se produit une distorsion à l’intérieur du groupe ou de l’organisation sociale entre les deux systèmes culturels différents, remettant en question la cohésion des individus ou des sous-groupes à l’appartenance au groupe social. Toutefois, cette mise en question ne provoque pas nécessairement une rupture, précisément parce qu’une institution n’est jamais pleinement de l’institué, qu’elle est toujours travaillée par un principe d’opposition ou de négativité, par la « transversalité des appartenances et des références » ; il y a toujours, en effet, de l’« instituant » en tension dialectique ave l’« institué ».
J’ajouterai qu’un champ culturel possède toujours une certaine « plasticité ». Par contre, la crise se produit au moment où le conflit atteint son point de rupture. La crise «
krisis = jugement) est le moment où un choix décisif s’opère, entre les systèmes de valeurs en tension dialectique, entre la fonction intégratrice et la dysfonction contestatrice, entre conservation et innovation. Je renvoie ici à la formalisation du « champ religieux » du protestantisme français, évoquée dans
l’étude citée
(1).
Il convient d’ajouter qu’entre le conflit et la crise se situent deux sortes de « seuils » : tout d’abord des « seuils différentiels » qui sont des écarts à l’intérieur des systèmes culturels et des organisations sociales : ces seuils différentiels expliquent les tensions intra-idéologiques entre le « noyau conservateur » dominant de normes et de valeurs (la fonction idéologique d’attestation) et les valeurs de contestation (le principe d’opposition ou de négativité).
Je prendrai un exemple dans le rapport de
Gérard Delteil au Synode national de l’Église réformée en 1970
(2). Sur le thème de la création,
il écrit : «
Qu’est-ce que confesser aujourd’hui le Seigneur de la création ? N’est-ce pas aussi célébrer le pouvoir de l’homme, sa capacité continuelle de dépassement ? » (p. 46). Dans cette citation, il est possible de relever deux éléments « conflictuels » du système culturel protestant : d’une part, un noyau conservateur, l’institué, participant de la fonction intégrative de la religion : «
confesser le Seigneur de la création » ; d’autre part, un élément dysfonctionnel de contestation, d’innovation (un principe de négativité) : «
célébrer le pouvoir de l’homme, sa capacité continuelle de dépassement ».
De même, sur le thème de la Parole,
il écrit : «
La Parole déborde l’Église, elle nous surprend toujours en avant de nous-mêmes, dans le monde, dans le dialogue avec les incroyants, elle n’est jamais à sens unique » (p. 51). Là encore, les deux éléments conflictuels se retrouvent : d’une part, l’institué, le « noyau intégrateur » : la Parole ; d’autre part, cette Parole n’est plus seulement transcendante, « forensique », mais elle surgit aussi du dialogue avec les incroyants, dans le monde (éléments dysfonctionnel) instituant de « négativité ». À ce niveau, le « seuil différentiel » est surmonté dans la conclusion de
l’auteur : «
En définitive, la confession de foi dans notre société en mutation appelle aujourd’hui la communauté à inventer de nouveaux langages, pour traduire dans la diversité des langues humaines la Parole du Ressuscité… Toute parole vivante innove, risque des mots inédits, pour se communiquer elle-même » (p. 53). Les expressions «
société en mutation », «
inventer de nouveaux langages », «
innove », «
risque des mots inédits » sont autant d’indicateurs de ce « seuil différentiel ».
Ces « seuils différentiels », par le moyen d’une « participation conflictuelle », facilitent ainsi une meilleure adaptation du système culturel et de l’organisation sociale. Ils engendrent une dialectique d’évolution.
En second lieu, entre le conflit et la crise se situe un « seuil absolu », qui est la limite ultime de la « plasticité » du système culturel ou de l’organisation sociale, limite au-delà de laquelle la rupture est consommée (
krisis) : la crise du système culturel et de l’organisation sociale est désormais patente. Ce seuil absolu engendre une dialectique de rupture ou révolutionnaire. J’en ai donné un exemple dans l’étude sur la double dimension politique et sexuelle dans les Églises protestantes françaises aujourd’hui
(3). À ce niveau, en effet, il semble bien que le seuil critique du système culturel protestant soit aujourd’hui atteint. J’écrivais : «
le seuil critique est franchi au moment où est remise en question la structure du couple monogame, hétérosexuel, lié par l’institution socio-juridique de la société globale » (p.447). Cependant, ma conclusion s’arrêtait précisément à ce seuil : le protestantisme français actuel ne peut pas le franchir sous peine d’éclatement : «
Aujourd’hui, la structure psychique des membres des églises protestantes françaises est-elle parvenue à un seuil suffisant de mutation pour recevoir le choc du phénomène social de la sexualité, sans que ces églises se laissent aller à la tentation d’une nouvelle « contraction idéologique et sociale » plus radicale qu’après Mai 1968, au moment de leur confrontation avec la dimension politique de la crise de la société ? » (p. 448).
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1 Pierre Curie : 3° colloque de Sociologie du Protestantisme, Strasbourg, 1972, pp. 156. 
2 Gérard Delteil : « Civilisation nouvelle et rassemblement de la communauté chrétienne », in Information-Évangélisation, Bulletin de l’ERF, 1970, n° 4. 
3 Pierre Curie : « Crise politique et crise sexuelle dans le Protestantisme français contemporain », Parole et Société, 1975, n° 6. 