Sommaire
GENÈSE ET MÉTHODE D’APPROCHE DES RÉCITS
La généalogie de Jésus
- Introduction
- Prédication apostolique
- Recherche du signe
- Perspective historique
- Attente de reconnaissance
LECTURE DU RÉCIT DE MATTHIEU
LECTURE DU RÉCIT DE LUC
CONCLUSION
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Étrange bouleversement ! L’Église en venait à avoir vis-à-vis de sa foi la même attitude que les juifs qui, du vivant de Jésus, lui avaient demandé un signe « qui venait du ciel ». Mais le Christ aurait-il pu donner à l’Église ce signe que Jésus avait refusé à ses ennemis ? On peut comparer l’angoisse de l’Église naissante à celle qu’éprouvèrent les disciples à la mort de Jésus. Peut-être celle-ci était-elle plus tragique, dans la mesure où le doute portait sur la personne du « Christ selon l’esprit ». Et de même qu’alors les disciples s’étaient tournés vers les Écritures, de même en ce moment-ci ils tournèrent leurs regards vers leur propre temps – le livre des signes de Dieu – car il s’agissait moins de connaître la parole que d’en saisir l’accomplissement.
Il convient de se rapporter à cette fin de génération qui, selon la croyance de l’Église, aurait dû coïncider avec la venue du Christ. C’était au temps de Néron. Répandu déjà dans tout l’empire, l’évangile s’était aussi solidement établi à Rome, au sein d’une communauté dont le prestige et l’autorité s’affermissaient et grandissaient par la présence des apôtres Pierre et Paul.
Mais un événement survint qui, non seulement ne s’offrait pas comme signe de la venue prochaine du Seigneur, mais en faisait craindre l’éclipse totale : l’incendie de Rome et l’accusation portée contre les chrétiens par l’empereur lui-même. Événement mémorable, qui restera à jamais figé dans la conscience collective de l’Église. Revêtus de peaux d’animaux, des chrétiens furent trainés dans l’arène pour lutter contre des bêtes sauvages ; d’autres, recouverts de résine, furent brûlés vifs afin d’éclairer comme des torches les fêtes populaires données dans les jardins de l’empereur. Mais ce qui parut encore plus terrible, ce fut la faiblesse de plusieurs, la délation et la trahison d’autres, et la peur ! C’était le triomphe de la bête sur l’agneau de Dieu !
Cependant, la foi ne fût pas ébranlée pour autant. Dispersés et cachés, les chrétiens eurent la possibilité de méditer sur leur histoire récente, qu’ils cherchèrent à comprendre à la lumière d’un schéma théologique cohérent où ils crurent voir le plan stratégique de la prise du pouvoir par le Sauveur.
Nous retrouvons ce schéma dans le discours des évangiles synoptique. En effet, dans ces écrits, celui qui parle n’est pas le Jésus de l’histoire (le Christ « selon la chair »), mais Jésus dans sa personnalité théologique de Christ et de Sauveur (le Christ « selon l’esprit »). Autrement dit, c’est le Christ que l’Église avait vu à la suite de la lecture des signes et auquel elle confiait la tâche de proclamer ce qu’elle-même avait cru déceler dans le cours des événements de sa propre histoire. Dans l’ordonnancement des événements, la persécution de l’Église tient la première place, précédant des cataclysmes prémonitoires, tels que les tremblements de terre et la peste ; suivent des guerres et, à l’aboutissement de celles-ci, l’événement où tous ces faits s’accomplissent dans le signe de la venue du Sauveur : la destruction du temple par les armées romaines.
Que l’Église ait vu dans la destruction de Jérusalem le signe de la présence victorieuse du Christ dans le monde peut apparaître comme surprenant, puisqu’il s’agissait d’une victoire romaine contre les juifs, et donc des païens contre le peuple élu. Mais il convient de rappeler que la rupture entre l’Église et le judaïsme était déjà consommée. L’Église ne voyait dans les juifs qu’un peuple infidèle et obstiné, qui avait porté son péché au comble par le refus et la crucifixion du Christ. Quant aux juifs, ils ne voyaient dans les chrétiens que des sectaire blasphémateurs et scandaleux. La ruine du temple et la dispersion du peuple ne pouvaient être comprises que dans le cadre du jugement final de Dieu qui retirait son héritage au peuple infidèle pour le confier aux disciples du Christ.
Ainsi l’Église sortait de son angoisse. Pour elle le Christ avait donné un signe de sa venue et, par-là, de son messianisme, signe d’autant plus important qu’il avait été vu par tous, à cause de son retentissement dans toutes les nations.
Placés au-dehors de ce contexte historique et culturel, nous restons aujourd’hui sceptiques non seulement quant à la vérité objective de ce signe, mais aussi quant à sa valeur de crédibilité pour ce temps-là.
Il convient toutefois de considérer que l’Église ne se contentait pas de renvoyer à l’événement de la destruction de Jérusalem, mais appuyait son interprétation sur des « prodiges » qui avaient accompagné ce fait et que tout le monde, païens aussi bien que chrétiens et juifs, considéraient comme étant vrais et objectifs. Rapportés par Josèphe, ils furent repris et, dans un certain sens, accrédités par Tacite et Suétone. Selon leur témoignage, on vit la porte du temple s’ouvrir, en même temps que des voix et des bruits furent entendus, comme si des gens en sortaient, et que des phénomènes étranges apparurent dans le ciel au moment de la ruine du temple. Ces phénomènes furent interprétés par les romains comme le dieu quittant le temple et abandonnant son peuple à la puissance romaine. Les juifs y virent, comme jadis Osée, le départ de Dieu qui se retirait dans sa demeure. Quant à l’Église, elle y avait vu la venue de son Christ qui, avant d’engager le combat contre les païens, prenait possession de l’héritage promis au peuple.
Toute recherche concernant la réalité objective de ces phénomènes n’a pour nous aucun intérêt : ce qui importe, c’est de savoir qu’ils avaient une existence historique, c’est-à-dire dans l’opinion et la conscience populaires. Dans ce contexte, l’Église appuyait sa foi sur un événement qui, en plus d’un fait, était surchargé d’un prodige. Il s’agissait donc d’un événement « signe », destiné à être interprété puisque, sous l’enveloppe sensible, il cachait le mystère de Dieu. Naturellement chacun l’interpréta à sa façon, à la lumière de sa propre vision de la vie et dans le cadre de ses croyances, mais le fait même que tout le monde y reconnaisse la réalité d’un signe posait l’Église en situation objective de crédibilité, ainsi que les autres en condition d’approche et d’écoute.
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