ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Sous le Christ, Jésus



Recensions, critiques et correspondances







Michel Bruston écrit à Jean-Louis Schlégel
et répond à ses arguments... dix ans après
le 21 avril 1997


    Après que vous ayez fait la recension du livre d’Ennio Floris Sous le Christ, Jésus, dans Le Monde des livres du 3 avril 1987, j’avais pris contact avec vous, pour vous inviter à une conférence-débat avec l’auteur. Même si c’est avec un immense retard, je voudrais vous dire combien je regrette l’intolérance que j’ai manifestée à cette occasion à l’égard de votre lecture, fort critique il est vrai, du livre de mon ami Floris. Vous m’avez pourtant fort bien expliqué – mais je ne pouvais pas l’entendre – que toute recension est une sorte d’« exercice de style », dont on ne peut exiger que l’auteur pèse chacun des termes avec exactitude, ni qu’il apporte la preuve que ses impressions sont entièrement fondées.
    J’aurais dû voir qu’avec ou sans critiques, vous aviez contribué à faire connaître le livre, et que là était l’essentiel. Alors que d’autres, tels Jacques Ellul, cherchaient au contraire à ce que règne le « silence » autour des travaux de Floris, allant jusqu’à intimider un pasteur qui avait présenté le livre de façon élogieuse dans Réforme, pour le faire changer d’avis (celui-ci, un vieil ami de Floris, l’en a informé, mais a quand même rompu avec lui !).

    À vrai dire, j’ai presque immédiatement été conscient, à l’époque, que mon attitude pouvait être pour quelque chose dans votre refus de participer au débat qu’organisait le C.P.E.D., et qu’en tout cas, elle aurait rendu impossible une éventuelle acceptation de votre part. Mais l’occasion d’y réfléchir plus à fond s’est présentée récemment, lors de la diffusion par Arte de la série documentaire Corpus Christi, pour laquelle Floris a été interviewé mais n’est apparu que dans la cinquième partie, alors que son apport aurait pu être très utile aussi dans les parties 2 et 4.
    J’ai donc pris connaissance de l’échange de lettres entre Pierre Curie, Ennio Floris et vous. Si je me permets de vous écrire, c’est qu’il me semble que, dans votre dernière lettre, vous n’avez pas fermé la porte à toute réponse de la part de Floris ou de ses amis, même si vous avez clos « pour votre part » la discussion. En effet, vous écriviez : « Il est naturellement possible que je me trompe... et je ne demande qu’à être détrompé ». Bien que cela ait peut-être été, là encore, une « figure de style », j’en prends prétexte pour vous transmettre les réflexions que vos arguments ont suscitées.




1°)

    Vous écriviez à Floris : « À juste titre, vous notez que les exégètes croyants présupposent, sans le dire ou en le disant, que "les faits concernant la vie de Jésus sont les ‘signifiants’ du Christ, qui est alors leur signifié" ».
    Vous reconnaissiez aussi que « l’idée de trouver dans les apories, les effondrements du texte, des marques d’un texte enfoui, ce texte étant celui d’un Jésus non marqué par la foi des "compositeurs" des évangiles, est excellen­te ».
    Vous ajoutiez même : « Les applications que vous faites très finement [de cette méthode] m’ont réellement intéressé ».

    Pour moi, naïvement peut-être, cela signifie que l’idée essentielle de la méthode de Floris apporte quelque chose, et que ses résultats ne sont pas « éculés ». Et cette idée est bien de trouver un texte sous le texte, un Jésus « non marqué par la foi » sous le Jésus-Christ des « compositeurs » (ou « rédacteurs », peu importe), bref une figure de Jésus sous la figure du Christ.

    Or, vous affirmiez par ailleurs à P. Curie : « Je ne suis pas convaincu de la nouveauté absolue de la méthode », et de plus : « Elle aboutit inévitablement à l’opposition "éculée" entre Jésus et Christ, fût-ce dans une version renou­velée ».
    Puis encore à Floris : « La méthode est peu nouvelle... je le maintiens, conforté en cela par des points de vue de personnes compétentes ayant lu votre livre ».
    Et vous précisiez : « Le manque de nouveauté réside en grande partie dans votre point de départ : "Sous le Christ, Jésus", car « la séparation herméneutique "sous le Christ, Jésus" n’offre pas des issues en nombre infini; [ainsi] il ne m’étonne pas du tout que vous tombiez sur le code de la polémique juive ou celsienne anti-chrétienne ».

    Il y a là une contradiction, ou bien quelque chose m’échappe, que j’aimerais comprendre.


2°)

    Vous écriviez à Floris : « Vous rejoignez peu ou prou l’exégèse, bultmanienne ou non, qui s’intéresse au Jésus de l’histoire, que ce soit aux paroles ou aux actes "authentiques" qu’on puisse lui attribuer... Il est vrai – et c’est la nouveauté – que vous radicalisez le problème... Mais votre effort est-il autre chose et davantage... que de faire table rase du "préjugé de la foi au Christ" ? ».
    Vous remarquiez, certes, entre deux parenthèses : « ce n’est pas rien, certes, au contraire, c’est intéressant », mais comme on note en passant une chose sans grande importance ; en tout cas cela ne vous empêchait pas de faire tomber l’ensemble du livre sous le reproche six fois répété de « rationa­lisme ». Notamment, vous lui reprochiez : « la psychologisation rationnelle que vous appliquez à Paul : il est beaucoup question de la "conscience", aussi de "vécu de la conscience", un langage des plus aléatoires ».
    Enfin, vous interrogiez : « Echappez-vous au dilemme ou à l’alternative d’une lecture en quelque sorte "malveillante", oppositionnelle ? ».

    N’était-ce pas précisément l’objectif du livre, de « s’intéresser au Jésus de l’histoire » ? Comment cela peut-il être retenu comme élément « à charge » contre son auteur, même si ce qu’il découvre reste évidemment hypothétique ?
    Devant un document qui n’est ni une archive, ni une biographie, que devrait faire un historien, sinon rechercher les événements susceptibles d’expliquer la production dudit document, en faisant abstraction à la fois du préjugé des autres historiens (ou plutôt exégètes), qui l’ont précédé, et de celui des « compositeurs », surtout quand ces deux préjugés coïncident ?
    D’autant que précisément, Floris ne recherche pas – à la manière bultmanienne – des « fragments » du texte qui, insérés dans le discours kérygmatique, seraient plus « authentiques » que lui, mais les « fractures » du texte qui constituent des traces d’un autre texte.
    Il ne défend pas même la thèse que cet autre texte serait, lui, la figure « authentique » du Jésus de l’histoire. Pour lui, le texte sous-jacent est celui de « l’accusation », tout aussi marqué de préjugés que le texte évangélique de « la défense ».
    Mais c’est déjà quelque chose, puisque cela montre que les évangélistes ont écrit en réponse à des discours accusateurs – qui ne pouvaient provenir que de juifs ou de païens, pour des raisons évidentes –, probablement des textes, et qu’ils les ont utilisés pour leur répondre.

    La thèse de Floris va plus loin, en tentant de comprendre pourquoi et comment les évangélistes ont écrit le texte de « la défense » en utilisant celui de « l’accusation », d’une manière qui laisse des traces décelables. Ce phénomène culturel peut faire intervenir la « conscience » sans verser dans la « psychologisation rationnelle », car il ne s’agit pas là de « vécu » mais d’un « phénomène/vécu de la conscience », au sens des historicistes, tel Jean-Baptiste Vico. Ennio Floris est italien, et cet historicisme est, pour lui, non pas un « vocabulaire des plus aléatoires », mais une référence scientifique d’une valeur égale à celle de notre cartésianisme (il est vrai qu’on connaît mieux en Italie la culture française, qu’on ne connaît en France les plus grands auteurs italiens ; mais l’ignorance n’est pas une excuse).

    Et c’est grâce à la confrontation de ces deux textes qu’enfin Floris tente une reconstitution hypothétique d’événements qui, probablement, se sont réelle­ment passés. Certes, l’exercice est périlleux, puisque l’on ne connaît avec certitude que « la défense », tandis que « l’accusation » est déjà une reconstruction hypothétique. Il serait même très risqué, si aucun autre élément ne venait confirmer la validité de la première reconstruction.
    C’est là, et là seulement, qu’intervient le Contre Celse – et plus générale­ment les « accusations juives ». Parce qu’il y a des similitudes entre le texte sous-jacent reconstruit et ces « accusations », Floris estime pouvoir faire suffisamment confiance à sa reconstruction hypothétique (et non pas aux dites accusations). Il peut ainsi faire comme s’il s’agissait d’une source in­dépen­dante du texte évangélique, à partir duquel il a pourtant été reconstitué.
    Et il passe à la confrontation dont je viens de parler. Sa « linguistique de la parole » est alors la base théorique de ce travail. C’est là qu’interviennent les concepts de « code », puis de « référence »; j’y reviendrai ci-dessous (en 5 °).
    Le résultat ne peut pas être qualifié d’« alternative malveillante », puisqu’il se fonde sur deux sources contradictoires et quasiment indépendantes, ayant toutes deux une certaine « authenticité ». Non au sens de « vérité », bien sûr, mais comme ayant été vraiment produites à des dates repérables, et dans des contextes historiques connus.


3°)

    Vous affirmiez à Curie : « Je ne suis pas convaincu que les accusations juives et le Contre Celse viennent après la méthode ».
    Et vous insistiez en écrivant à Floris : « Une question implicite se pose, que j’avais posée à P. Curie : en fin de compte, interprétez-vous méthodo­logique­ment le texte évangélique à partir de cette précompréhension déjà là (celle que vous dévoilez dans le profil) ou est-elle le résultat de la recherche ? ».
    Vous remarquiez, à plus juste titre cette fois : « je ne peux me contenter de quelques explications de Floris, disant que le "profil" est le résultat d’études plus complètes ».
    Vous précisiez : « C’est particulièrement vrai pour l’épisode de "Marie enceinte", où votre analyse, qui est passionnante mais ne peut, pour des raisons intrinsèques, dépasser le stade de l’hypothèse, devient finalement normative pour l’ensemble du profil ».
    Mais vous ajoutiez : « Ce n’est pas prouvé par la science (improuvable) d’Ennio Floris ».

    D’abord, l’expression « science improuvable » est soit un pléonasme, soit une attaque personnelle injustifiable.
    Ensuite, je pense avoir déjà répondu, sur le fond, à votre « question impli­cite » (en 2°). Mais je peux encore ajouter ceci :
    Avant la rédaction de Sous le Christ, Jésus, j’ai longuement travaillé avec Floris à mettre en forme un premier manuscrit, où il appliquait sa méthode uniquement sur les premiers versets de Marc (la naissance de Jésus, sa venue au Jourdain, son baptême, son séjour au désert et son retour). Ce texte a intéressé Flammarion, mais cet éditeur a préféré commander un livre plus accessible au public (celui que vous avez lu).
    Dans ce travail énorme (500 pages), il n’est presque pas question de Celse. Je n’aurais d’ailleurs pas aidé l’auteur s’il avait fondé son analyse sur des accusations juives, car alors tout son raisonnement n’aurait été qu’un simple « cercle vicieux ». En tant que mathématicien et logicien, cela m’aurait sauté aux yeux. La méthode qui y est appliquée est très exactement celle que je viens de décrire (au 2°). Si cela peut mieux vous convaincre, je vous montrerai volontiers mon exemplaire pour confirmer mon affirmation.

    C’est ce travail qui est résumé dans les quelques pages que vous avez trouvées « passionnantes ». Et s’il s’agit bien toujours d’une hypothèse (comme toute affirmation d’historien, quel que soit le sujet), elle est extrêmement solide. C’est sans aucun doute le résultat le plus solide que la méthode ait déjà permis d’obtenir (et pour me convaincre que la méthode peut conduire, sur ce point, à un autre résultat, il faudra d’abord que les exégètes patentés démolissent cette thèse, et par conséquent qu’ils puissent – et acceptent – d’en prendre connaissance).
    En tant qu’hypothèse très solide, il n’est pas anti-scientifique qu’elle serve aussi à éclairer les fragments de la figure de Jésus qui sont reconstitués à partir d’autres passages. On peut sans se damner, rassembler les fragments (ceux publiés et d’autres, notamment concernant le procès de Jésus devant le Sanhédrin) dans un « profil » – lui-même hypothétique bien sûr et même davantage que chaque fragment – mais qui s’appuie réellement sur des études plus complètes.


4°)

    A ce propos, vous affirmiez : « L’erreur de fond – et j’emploie à dessein ce mot – est d’avoir dressé le "profil" de Jésus, qui me paraît déborder de loin les études de péricopes. Contrairement à ce que croit l’auteur, le lecteur n’attend pas un tel profil – récit/texte une fois encore ».
    Vous insistiez : « Encore une fois, je ne pense pas que le résultat même des études de péricopes chez Floris doive déboucher sur le "profil" qu’il [illisible]. Le profil va au-delà des péricopes. »

    Sur le fond, je viens de répondre (en 3°). J’ajouterai cependant ceci :
    Je crois que votre position, au Seuil, vous permet de comprendre que les vœux des lecteurs sont exprimés par le « biais méthodologique » de l’éditeur. Quand celui-ci souhaite un résumé de l’ensemble des analyses fragmentaires (pour « son » public non scientifique), et que l’auteur n’a pas de raison impérieuse de refuser (parce qu’il a déjà des matériaux pour faire une tentative raisonnablement crédible), que fait l’auteur, à votre avis ?
    Ceci dit, je crois que c’était effectivement une erreur de proposer ce « profil », que vous – et beaucoup d’autres – ont reçu comme « un récit-texte », et de plus forcément « malveillant, oppositionnel » car radicalement différent de la figure christique de Jésus (que vous semblez appeler « le Jésus historique des croyants », expression étonnante, sur laquelle je reviendrai à la fin)

    Pour comprendre pourquoi Floris a finalement tenté ce « profil », il faut savoir que la figure de Jésus qu’il découvre par ses recherches, il ne la trouve pas « malveillante », mais tout au contraire plus intéressante que celle du Christ. Non par « opposition » à celle-ci, mais parce qu’il s’agit d’une figure humaine (c’est à dire complexe) déchirée entre amour et révolte, entre vocation de prophète et pratique de guérisseur, entre réussite et échec, entre retour aux sources purificatrices du Judaïsme (Élie, le baptême de feu, le Dieu vengeur) et modernité – c’est à dire intégration dans la culture de l’empire romain – (Osée et le Dieu d’amour, le refus de la dichotomie pur/impur et l’universalisation car même les fils d’Israël sont les enfants illégitimes d’une prostituée).

    S’il fallait dénoncer ce « profil », je m’appuierais plutôt sur la thèse d’Albert Schweizer, qui a fait une critique « ravageuse » de tous les portraits de Jésus qu’il connaissait (et même implicitement de tous ceux à venir), parce qu’ils reflètent simplement l’idéal de leurs auteurs (ou, plus exactement, l’idéal d’homme caractéristique de l’époque de chaque auteur). Mais précisément, celui que trouve Floris n’est pas un idéal, pas même un idéal d’homme d’aujourd’hui. Sur ce point, cependant, j’admets que je puisse me tromper (peut-être correspond-il, au fond, à l’idéal d’homme de Floris lui-même ?).
    Mais même cela ne suffirait pas, à mes yeux, pour invalider la méthode en l’état actuel de la recherche dans ce domaine (si idéal il y a, je ne saurais d’ailleurs pas s’il est venu du Jésus découvert, ou l’inverse).


5°)

    Vous affirmiez d’abord, péremptoirement : « Je ne pense pas, et ce pour des raisons de fond, qu’Ennio Floris touche la référence ».
    Puis, moins catégoriquement : « Il est possible que je n’ai pas bien compris le sens du mot "référence" chez vous » et : « Il est possible que je me trompe dans l’interprétation de votre livre, touffu et complexe ».
    Enfin, de nouveau avec assurance : « Vous mettez en évidence cela : une figure, mais non le "référent", "absent de l’histoire" pour reprendre une expression de Michel de Certeau ».

    Bien sûr, Floris n’atteint pas « le référent, absent de l’histoire », mais il ne le prétend pas.
    À propos de la « référence » et d’un « code de référence » chez Floris, et du « référent du signe » qui est sans code dans la linguistique depuis Saussure, j’ai mis moi-même longtemps à admettre ce qui me semblait un « retour » aux vielles conceptions d’Aristote. Je comprends donc que vous ayez « buté » là-dessus à première lecture. Mais en deuxième lecture, cela m’étonne davantage. Je viens de relire le livre de bout en bout, il m’a paru limpide dans l’ensemble, avec seulement quelques passages plus difficiles.
    Il n’est pas si rare, dans l’histoire des sciences, qu’une nouveauté s’appuie sur des intuitions oubliées, provenant de ceux-là mêmes qui ont été largement contredits par les théories les plus récentes. Ce n’est pas pour rien qu’on parle de Re-naissance ; Copernic connaissait le système héliocentrique d’Aristarque de Samos, qui a précédé celui géocentrique de Ptolémée ; Galilée a utilisé Platon contre l’aristotélisme (sans devenir pour autant un platonicien, au contraire) ; etc.
    Le problème de la « parole » a été correctement posé par Floris, et non pas par ignorance. Il s’est appuyé sur Hjemslev, et a travaillé à partir de ce que Saussure a effectivement reconnu comme non pris en compte par sa linguistique. Sa « référence du récit » est tout autre chose que le « référent du signe », et il s’en explique assez longuement (pp. 225-260).

    Comme annoncé au 2°, je vais tenter d’expliquer comment je l’ai vue fonctionner, dans l’analyse référentielle du début de Marc :
    Dans un discours mythique, la parole énonce la « vérité » d’un « fait » en l’interprétant à l’aide d’un code (par exemple, le vol de tel oiseau ayant telles caractéristiques « signifie » que telle chose s’est produite ou va se produire). Ainsi l’oracle traduit dans le langage du mythe les phénomènes : ce qu’il voit, entend, rêve, sent, perçoit, imagine (y compris quand il est en état de transe, mais pas nécessairement). Il énonce leur sens intérieur au mythe, mais pas arbitrairement : il y a correspondance terme à terme entre les caractéristiques des « faits » et leur interprétation. Ainsi, si l’on connaît le code, on peut revenir de la parole mythique – du fait comme signifiant – à un récit du « fait » qui lui correspond.
    Connaissant les codes juif, latin, grec, aux différentes époques concernées (celle de Jésus, celle des évangélistes, celle des « accusations » juives), Floris cherche pour chaque parole le récit d’un « fait » auquel elle a pu correspondre.
    Floris examine alors, pour vérifier l’historicité possible du « fait » en tant qu’événement, « si l’actant est une personne ou un personnage, si son action s’accomplit dans un temps imaginaire ou réel, si elle s’accomplit dans un lieu géographique ou cosmique » (p. 258), et c’est cela qu’il nomme la « référence » du récit (du point de vue théorique, il en donne un définition plus large; mais je renvoie pour cela à son livre). Le récit est historique si les caractéristiques de sa « référence » ne sont pas celles d’un mythe, d’un conte de fées ou d’un roman, mais au contraire s’inscrivent dans le contexte historique (temporel, géographique, institutionnel et technique) où il a été produit.
    Quand les paroles des évangiles (dans le code grec) et la parole accusatrice reconstituée (dans le code juif des années 0-70), décodées séparément, correspondent au même « fait », et que la « l’analyse référentielle » de celui-ci confirme sa possible historicité, alors Floris en déduit que ce « fait » correspond à un événement qui s’est très probablement produit.
    Si de plus, il constate entre les quatre évangiles canoniques des différences significatives, il cherche si elles peuvent s’expliquer par une censure progressive (mais jamais totale) des éléments du code grec, ou si au contraire une théologie plus élaborée (comme dans Jean notamment) a permis une moindre censure du code correspondant à l’événement.

    Je reconnais, certes, que ce travail n’apparaît pas dans tous ses détails dans l’espace du livre, tel qu’il a été publié. En ce qui concerne les divers « codes », la « science de Floris » n’est donc pas prouvée aux yeux des scientifiques. Mais vous-même connaissez les impératifs de volume, puisque ce fut – en partie – votre motif pour ne point présenter la méthode de Floris dans Le Monde. J’espère qu’un jour, son manuscrit sur le début de Marc sera publié, ainsi que ses travaux postérieurs à la parution de Sous le Christ, Jésus.


6°)

    Vous affirmiez à Curie : « Il n’y a pas contradiction à dire que la méthode a valeur et qu’on peut l’appliquer sans arriver à ce résultat. Il faudrait certes reprendre pas à pas, et la théorie et l’application de la méthode, chose que je ne puis faire ».
    Et vous précisiez à Floris : « Mon impression et même ma conviction... est que la méthode et son point d’application pourraient être mis en chantier sans les présupposés "rationalistes" lourds qui sont les vôtres ».
    Puis : « Il est naturellement possible que je me trompe dans l’interprétation de votre livre. C’est mon droit de lecteur ».
    Et enfin : « Votre dessein est sans doute louable, mais il n’échappe pas à quelque "passion". Il n’y a là rien de contestable, encore faut-il le re­connaître ».

    Il est possible que Floris se trompe dans ses analyses de péricopes. Je suis même persuadé qu’il sera contredit, y compris par ceux qui mettront en oeuvre sa méthode après lui (et même surtout par eux). Quel chercheur oserait prétendre avoir dit le « dernier mot » sur la question qu’il travaille ?
    Sa méthode comporte certainement des présupposés métaphysiques in­conscients, qui seront critiqués dans un avenir plus ou moins proche.
    Il n’empêche que Floris fait avancer la recherche, et qu’on ne peut lui en demander davantage. Et s’il le fait avec passion, je ne peux que m’en féliciter. Qu’il le reconnaisse par écrit est autre chose, puisqu’il cherche à convaincre, et non à persuader par des dons d’orateur.
    Cependant, ce livre n’était pas une étude publiée par le CNRS, ni dans une collection (ou une revue) scientifique avec Comité de lecture. Si effectivement, pour toucher à la question du Jésus de l’histoire, il est juste d’éviter toute provocation, il ne devrait pas être nécessaire de prouver de manière irréfutable chaque mot qu’on avance, dans un livre destiné aussi à des non spécialistes.
    Ou bien, sur cette question, le droit à l’erreur n’existe-t-il que pour celui qui recense ?

    Je reconnais par contre, comme je l’ai dit plus haut en ce qui me concerne, que la passion que j’ai pu mettre dans la « défense » de son livre était plus affective que réfléchie. Et que je ne vous ai pas accordé le bénéfice du doute, quand vous m’affirmiez – comme à Curie – la possibilité d’arriver, dès maintenant, à d’autres résultats à l’aide de la « même » méthode.
    À ma décharge, je dirai seulement que vous ne m’avez pas précisé – comme vous l’avez fait ensuite à Floris – qu’il fallait d’abord débarrasser ladite méthode de ses « présupposés rationalistes ». J’aimerais à présent comprendre ce que vous entendiez par là, car je ne vois pas ce que cela peut signifier. J’y reviendrai à la fin.


7°)

    Vous écriviez : « En tout cas, mon impression négative du livre est venue essentiellement de là [c’est à dire du "profil"] »
    Et vous insistiez : « Je persiste à penser que le Jésus du profil est l’homme du ressentiment ».

    Il me semble qu’à mon tour, je puis poser une question : est-ce que votre réaction négative à la figure de Jésus tracée par le « profil », ne vous a pas rendu exagérément suspicieux sur tout le reste ? Ne vous a-t-elle pas empêché de suivre les raisonnements méthodologiques de l’auteur ?
    Comme s’il fallait que le travail de Floris soit minimisé, vous l’avez estimé pas très nouveau bien que nouveau, « éculé » mais « fécond », de peu de valeur bien qu’« il en vaille la peine », fondamentalement critiquable bien qu’intéres­sant, plein de « préjugés rationalistes lourds » quoique « – et ce n’est pas rien – faisant table rase du préjugé de la foi au Christ ».


8°)

    Vous interrogiez : « Partant d’un point de vue très rationaliste, pouviez-vous aboutir à autre chose qu’à une des innombrables positions critiques déjà trouvées sur et contre le Jésus de l’histoire (des croyants) ? J’en doute ».
    Et encore : « une lecture en quelque sorte "malveillante", oppositionnelle, rationaliste pour tout dire ? » et de nouveau : « Ne travaillez-vous pas à l’émancipation de la raison ? ».
    Et vous concluiez : « De là mon regret, ou mon vœu, concernant une certaine modestie dans l’application de la méthode, qui, à mon sens, pourra être utilisée avec profit par d’autres ».

    Je reconnais, dans ce qui fut votre conclusion, ce qui à l’époque m’avait fait bondir, aussi bien à la lecture de l’article du Monde qu’ensuite lors de notre entretien téléphonique. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il s’agit d’un malentendu historique profond, et je les rapproche de vos propos répétés (six fois!) contre le rationalisme de Floris.
    J’avoue avoir mis un certain temps à admettre que vous ayez considéré « l’émancipation de la raison » comme une façon de résumer votre critique avec force. Je pense à présent – mais je peux me tromper – que vous opposiez « l’émancipation de l’homme » (par la foi, la grâce, les œuvres, ou autrement, peu importe ici) et « l’émancipation de la raison » ; et que cette dernière, étant une émancipation « abstraite », peut être considérée comme destructrice, et même « impérialiste », en ce qu’elle rabaisserait toute autre forme de connaissance.
    Le problème mérite d’être posé, et j’ai tenté de l’étudier dans un texte sur Corpus Christi (dans les dernières pages, en particulier), en lisant et relisant deux livres sur Galilée, l’un très favorable (de Ludovic Geymonat) l’autre très défavorable (d’Arthur Kœstler), que je cite abondamment.
    Je ne considère pas avoir résolu la question pour autant, même d’une façon provisoirement satisfaisante pour ma « tranquillité d’esprit ». Mais j’ai commencé, et je suis sûr de deux choses :

    – Quel que soit le point de vue épistémologique adopté, l’expression « le Jésus de l’histoire (des croyants) » contient une contradiction interne. À ce titre, elle ne devrait jamais être soutenue par un intellectuel de valeur, qu’il soit ou non croyant. C’est à mes yeux le plus grand crime du christianisme, de ramener à ce niveau la capacité humaine de pensée rationnelle (et ici le « rationalisme » n’est pas le problème). Trop souvent je débusque, chez moi aussi, de telles « pirouettes » intellectuelles, comme les nomme à juste titre Galilée.

    – Quel que soit le sens et la valeur que l’on donne au mot « propriété intellectuelle », c’est une forme de vol que de dénigrer publiquement une méthode tout en espérant qu’elle « pourra être utilisée avec profit par d’autres ». Que ledit « profit » soit plus celui d’une Église que de chercheurs, et pour ces chercheurs plus symbolique que matériel, n’entre pas en ligne de compte. Là encore, je pense que le christianisme n’est pas innocent, car dès sa naissance, il s’est approprié les textes sacrés du Judaïsme, non pour être un de ses continuateurs, mais pour s’en proclamer l’unique héritier.




    Une sensation « floue » que vous étiez en train de « flouer » Floris du fruit de ses recherches – que ce soit en prestige social, en reconnaissance scientifique, et donc en possibilité de publier d’autres livres – était à l’origine de mon agressivité à votre égard. Comme le dit Télérama, quand il présente chaque semaine son courrier des lecteurs, « ça va mieux en le disant ».

    Si j’avais été capable, il y a dix ans, de faire cette analyse « distanciée », je n’aurais pas gâché une occasion de vous rencontrer.




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t233041 : 28/10/2017