ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Pierre Curie



Jérusalem,  ville  de  paix ?




Les deux grandes lignes culturelles



2- Le mouvement prophétique



Lettere a Mons. Pietro Bembo, 1560





Présentation

Les positions protestantes
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Les deux grandes lignes culturelles
Messianisme temporel
Mouvement prophétique

Jérusalem aujourd'hui



l s'est exprimé, en particulier avant l'exil, par les grands prophètes Isaïe et Jérémie (pour le royaume de Juda) ; pendant et après l'exil, par Ézéchiel et le Deuxième Isaïe. Ce fut un autre « souffle culturel » qui, le plus souvent, entra en tension, voire en conflit déclaré, avec le mouvement d'un messianisme natio­nal et nationaliste, étroitement lié à la terre, à la cité de Jérusalem et au Temple. Cette tension fut salu­taire pour Israël. Ce mouvement prophétique, ou « charismatique » (c'est-à-dire qui se déclarait « ins­piré ») présenta les caractéristiques suivantes :

-- Les prophètes se sont situés à contre-courant de l'opinion patriotique de leur peuple. Par exemple, un prophète comme Jérémie passera auprès du peuple pour un traître à la cause nationale. En effet, ces prophètes de Juda se sont levés à l'heure de la mena­ce et de l'invasion assyro-babylonienne du 6ème siècle avant J.C.. Ils annoncèrent que « la nation pé­rirait sous les coups des envahisseurs ». Ils décla­raient même que cette destruction d'Israël serait le fait du Dieu d'Israël.
   Ainsi, ils ont « désacralisé » la notion politico-reli­gieuse de l'État d'Israël. « Dieu » ne couvrait pas le Patriotisme. Pour ces prophètes, il n'y avait pas de « Dieu national ». Ils ont « universalisé » la notion de Dieu, et en même temps, ils ont « relativisé » l'existence d'Israël comme puissance temporelle (cf. Isaïe 45:22-23 ; 51:5).

-- La vie nationale est radicalement viciée. En parti­culier, la ville de Jérusalem est comparée par ces pro­phètes à une « enfant trouvée » (Ézéchiel 16:6-7), choisie par Dieu comme l'épouse par l'époux (image pour désigner la prise de la cité par David). Wilhem Vischer écrit à ce propos : « Quand le prophète raconte l'histoire de Jérusalem comme étant l'his­toire du mariage de Dieu avec l'enfant trouvée, c'est bien à l'histoire vécue, en temps et lieu, par cette ville qu'il pense, avec toutes ses manifesta­tions de vie, et toutes les phases de son développe­ment, sa vie commerciale et sociale, sa politique et son armée, ses arts et sa science, sa morale et sa religion » (in Foi et Vie, « Le mystère d'Israël »).

Mais Jérusalem s'est « prostituée » (Ézéchiel 16:15 , 31 , 33) : « Tu t'es infatuée de ta beauté, tu as profité de ta renommée pour te prostituer. Tu as offert tes débauches à tout venant ». Jérusalem a même été pire que Sodome (Ézéchiel 16:44-52). Le prophète Isaïe utilise la même expression. « Com­ment est-elle devenue une prostituée, dit-il, la cité fidèle, Sion, pleine de loyauté ; la justice y habitait, et maintenant des assassins » (Isaïe 1: 21, aussi 5: 3-7).

Juda et Jérusalem veulent, comme toutes les na­tions, jouer la politique des alliances, tantôt avec l'une, tantôt avec l'autre des grandes puissances de l'heure : Égypte et Assyrie. C'est pourquoi Juda et Jérusalem seront détruites par ce jeu de pactes. « Malheur à ces fils rebelles... ils exécutent des plans qui ne sont pas les miens et se lient par des pactes que je n'inspire pas » (Isaïe 30:1-5 ; 36:4-6). L'Assyrie détruira Juda et Jérusalem pour vaincre cette coalition politico-militaire.

-- Les prophètes et la situation sociale dans le pays. L'oppression des petits et des pauvres, la corruption par l'argent règnent dans le pays (Isaïe 1:16-17 , 23). Tout cela, sous le couvert de la religion hypocrite (Isaïe 1:11-16). C'est pourquoi, il s'agit de « dé­fri­cher à fond le champ ». « Ainsi parle Yahvé aux gens de Juda et aux habitants de Jérusalem : "Dé­frichez à fond vos champs, ne semez rien parmi les épines » (Jérémie 4:3-4). Une « circoncision du cœur » (c'est-à-dire un changement complet des at­titudes de vie) est devenue une nécessité.

-- Le messianisme des prophètes. Les prophètes an­noncent l'avènement d'« un roi, fils de David », symbole de justice pour les pauvres de la terre (Isaïe 11: 1-8) qui fera « droit aux malheureux en toute justice », qui rendra « une sentence équitable en faveur des pauvres du pays... le loup habitera avec l'agneau » (Isaïe 61:1-3). Alors, la justice de Dieu sera étendue « à tous les peuples », Israël compris. Surtout après l'exil babylonien, l'idée de « création » et d'« universalisme » se développera chez les pro­phètes comme le Second Isaïe (Isaïe 40:21,22 , 26 ; 41:4 ; 42:5 ; 43:1 , 7 , 15 ; 44:2, 21 , 24).
   « Disséminé de l'Égypte à la Babylonie, écrit Adolphe Lods, le peuple juif prend conscience des proportions réelles du monde ».

Ennio Floris exprime ainsi le messianisme universa­liste des prophètes : « L'expérience de l'exil a boule­versé la conception religieuse du peuple : ce Dieu créateur dont, aussitôt déporté, le peuple se méfiait parce qu'il était pour lui objet de mythe et de lé­gende, devient maintenant pour tous les hommes sujet de révélation par la souffrance du peuple…
   C'est Dieu qui s'affirme parce qu'il ne serait pas si l'homme devait cesser d'exister. Sans l'homme, Dieu n'a pas de sabbat. Son repos, c'est l'homme dans l'acquisition de sa liberté. Par la destruction du Temple, Dieu quitte sa demeure au milieu de son peuple pour retourner au désert. Il quitte ce désert pour revenir chez les hommes. Il jette, pour ainsi dire, son masque historique de Dieu de l'alliance pour s'affirmer comme Dieu sauveur de tous les hommes. Les tables de la Loi comme les sacrifices perdent leur raison d'être, cependant que Dieu s'in­sère comme une présence dans l'exister des hom­mes, dans leur histoire. C'est par la souffrance du peuple, par sa dispersion au sein des nations, par son dépouillement, par sa mort en tant que nation, que tout cela a été manifesté. 
»

Ainsi donc, à travers les bouleversements de l'his­toire, les prophètes d'Israël ont annoncé au sein de leur peuple qu'un « processus d'établissement de la justice sur la terre » était engagé (Isaïe 51:4).

Cette ligne prophétique a eu un aboutissement dans le christianisme primitif. Certes, je n'oublie pas que l'Église a très tôt détourné ce mouvement à son profit et l'a transformé en un nouveau particularisme : celui de l'Église, précisément. Toutefois, je ne m'y attarde­rai pas, me limitant à l'« événement » lui-même.

En effet, je crois qu'on peut affirmer que, culturelle­ment, socialement (et non seulement théologique­ment), « Jésus de Nazareth », qu'on appelait « le prophète de Galilée » (Matthieu 21:11; 46; 16:14 seq), ou encore qui disait de lui-même « qu'un prophète n'est méprisé que dans sa patrie » (Matthieu 13:57), se situe clairement dans ce mouvement prophétique, en opposition au mouvement particulariste, nationa­liste et dynastique, comme son « aboutissement » (sa fin) et son « dépassement ».
   « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les pro­phètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants à la manière dont la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous n'avez pas voulu ! Eh bien, votre demeure sera laissée déserte » (Matthieu 23: 37-38). Cet aboutissement et ce dépassement, c'est également le sens des paroles évangéliques : « N'allez pas croire que je sois venu abolir la Loi et les Prophètes ; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Matthieu 5: 17).

Il y eut, sans doute, une tentative pour relier le chris­tianisme à la lignée nationale et à un messianisme strictement centré sur le peuple d'Israël, sous les traits du « christianisme jérusalémite ». « Jéru­sa­lem » devait être le centre du rassemblement de « toutes les nations qui sont sous le ciel » (ce dont témoigne le livre des Actes des Apôtres dans le récit de la Pentecôte). En ce lieu, a surgi la première com­munauté chrétienne d'origine juive autour de Pierre, puis de Jacques.
   Mais ce judéo-christianisme qui avait Jérusalem pour centre et, dans un premier temps, le Temple lui-même, connut rapidement l'échec. Il subit d'abord une première persécution de la part des autorités juives et il dut se disperser dans l'Asie Mineure ; ensuite, lors de la destruction du Temple en 70, cette communauté judéo-chrétienne disparut de la scène de l'histoire.

Par contre, ce fut dans le « christianisme d'origine païenne » (grecque et latine), inspiré par Paul et Jean que ce dépassement de la lignée « judaïque », liée au territoire palestinien et à la société juive, atteignit l'« universalité ».
   Il n'est pas fortuit que ce soit l'Évangile de Jean qui rapporte ce thème de la fin et du dépassement du Temple de Jérusalem dans le « corps » de cet hom­me, crucifié sous Ponce Pilate. Désormais, le « lieu saint » pour le christianisme johannique n'est plus es­sentiellement la terre de Palestine, Jérusalem comme centre de rayonnement spirituel, mais dans cet hom­me « juif » : le « lieu saint » a perdu son centre particulier et particulariste pour s'étendre à l'universa­lité de la terre et à l'humanité entière, à l'« oikou­méné ».
   Et il n'est pas fortuit, non plus, que ce soit l'apôtre Paul qui ait déclaré que « le mur de séparation » qui précisément séparait dans le Temple de Jérusalem, la cour des « Juifs » de celle où des « Païens » pou­vaient accéder était tombé. Pour Paul, Juifs et Païens peuvent désormais se rencontrer sans aucun obstacle sacré dans un corps nouveau, étendu aux dimensions de l'univers entier, sans aucune prétention particuliè­re à une élection privilégiée.

Faisons une constatation : la conscience d'Israël s'est véritablement forgée « hors du pays », loin de Jéru­salem, dans « l'exode », « l'exil » et la « diaspora », parfois, hélas, dans la persécution violente. Et cela même si, en permanence, la nostalgie de l'installation ou du retour a été (et demeure) obsédante pour le peuple juif. Certes, au temps de l'Exode, les tribus israélites ne constituaient pas une nation ; mais en dépit de l'absence d'unité visible, elles avaient con­science de former un seul peuple, soudé par une reli­gion commune, exclusive. Ce fut l'oeuvre attribuée à Moïse de créer ce peuple en marche par la fondation d'une religion nationale.

Le temps de l'exil babylonien fut le moment où Isra­ël, comme son Dieu national exclu de sa demeure (le Temple de Jérusalem) et exilé parmi les nations, prit conscience des proportions réelles du monde habité et de l'universalité. Puis la grande dispersion depuis 70 après J.C. n'a-t-elle pas approfondi davantage et affiné cette conscience par une « insertion » plus marquée dans les différentes nations ?
   Le peuple juif est aujourd'hui « multiple », à la fois uni et toujours distinct des diverses civilisations. En effet, quoi d'aussi différent, et cependant d'aussi semblable qu'un juif américain, français, allemand, polonais, nord-africain ? Georges Friedmann a écrit que l'État israélien est formé de Juifs venus de 102 pays différents. Insertion telle que Friedmann a pu dire de lui-même : « N'étant ni sioniste ni croyant, n'acceptant pas la notion d'un "peuple juif" éternel, je ne reconnais d'autre patrie que la France » (cf. Le Monde du 7 juin 1967). Et c'est bien une question aujourd'hui controversée, même parmi les Juifs : peut-on parler d'« UN peuple Juif » ?

Cependant, le lien avec la terre a toujours été vivace chez tous les Juifs. Comment expliquer ce paradoxe, ou cette contradiction ? Quand Israël se constitue, non seulement comme nation, mais comme « État » en Palestine, il suscite la tension et il tombe lui-même dans la déformation du nationalisme, voire du chau­vinisme. Il connaît alors, de nouveau, l'exil.
   Tandis que c'est dans les périodes où il est dis­persé, parfois persécuté, qu'une prise de conscience de son « identité » comme peuple apparaît qui lui fait espérer à nouveau l'établissement dans le pays. Y a-t-il pour Israël une « terre sainte » ? Est-ce le « pays palestinien » ou bien est-ce « la terre d'exil » et le monde des nations ? Une explication de ce « para­doxe » ne serait-elle pas à chercher précisément dans cette constante tension qui existe en lui-même entre un « messianisme national » (qui l'englue) et un « messianisme universaliste » (qui le libère) ?




Conférence du 27 février 1968




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tc112200 02/11/2017