Sommaire
Présentation
Dans le sillage de Cézanne
L’esthétique de l’art de Morandi
Dans l’ascétisme de François d’Assise
- Introduction
- Ascèse et poésie
- Ascèse et esthétique
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Étant donné l’influence que saint François a exercé sur la naissance de la poésie et de la peinture (1), il n’est pas surprenant qu’un peintre comme Morandi ait été inspiré par lui. Il convient cependant d’en analyser le mode d’approche, ainsi que les conséquences pour sa peinture.
Je rappellerai d’abord que Morandi a choisi pour modèles de ses natures mortes des objets dépourvus d’intérêt et périmés, comme François s’en était servi pour les besoins de sa vie : Morandi s’approprie l’ascèse de pauvreté pour l’intégrer à son œuvre.
Mais l’esprit de pauvreté va au-delà, car le peintre ne se lasse pas de dépouiller la représentation de ces objets de tout trait qui les prive de leur réalité picturale. Je rappelle qu’il ne les situe pas dans un décor, et ne les alourdit pas de traits suscitant un intérêt psychologique ou manifestant des intentions personnelles. Il n’a qu’un but : représenter la chose dans son essence.
Qu’est-ce que l’essence ? Expliquer ce terme est difficile. Selon la philosophie platonicienne, cela signifie l’être de la chose en soi, précédant sa réalité matérielle. En peinture, le mot « essence » signifierait alors l’idéal de beauté. Si, pour saint François, l’essence était la perfection originelle de la chose selon l’intention du Créateur, pour Morandi l’essence est la forme prise par l’image peinte du modèle dans le jeu des valeurs plastiques. Elle est l’expression de la possibilité d’être d’un système opératoire de rapports, entre espace et vides, surfaces et volumes, couleur et lumière. Ce système n’existe pas dans l’intuition artistique de manière statique, comme si l’intuition portait en elle toutes les combinaisons possibles ; il y agit de manière virtuelle et opératoire.
Au fur et à mesure que le peintre opère, son intuition le guide vers les formes de l’objet susceptibles d’exprimer au mieux leur possibilité d’être. Peut-on parler d’un idéal de beauté ? Sans doute, mais à l’intérieur de l’intuition, comme raison d’être de sa virtualité opératoire.
J’ai aussi cherché à comprendre l’activité créatrice du peintre à partir de la définition aristotélicienne de l’art, qui concerne l’être possible. Mais la conception aristotélicienne offre un autre concept qui éclaire l’art de Morandi, il s’agit de la « catharsis » (2).
Aristote parle de la catharsis dans le théâtre qui, à travers les actions tragiques du jeu des acteurs, exerce une purification dans la conscience des spectateurs. Aujourd’hui, on pourrait parler d’action psychanalytique du théâtre. Sans doute est-il possible de transférer la catharsis des spectateurs sur l’auteur dramatique lui-même. Je pense qu’à l’évidence Morandi opère ce transfert à l’œuvre elle-même, et ce transfert est d’autant plus important qu’il s’agit de peinture et, par surcroît, de nature morte.
Ces tableaux exercent une catharsis sur celui qui les regarde, puisque leur objet est lui-même le résultat d’une catharsis qui a libéré ces peintures de toute finalité aliénante, de tout trait étranger à leur être artistique. Pour atteindre cette pureté, le peintre s’est soumis lui-même à une catharsis, se purifiant de tout désir et de toute préoccupation, même celle de sa propre gloire et de son bien-être.
Ainsi l’art de Morandi se laisse inscrire dans la Poétique d’Aristote. Cependant, si la catharsis agit à la fois sur le spectateur, sur le peintre et sur son œuvre, nous pouvons affirmer que son art dépasse cette poétique dans les limites où nous la trouvons dans l’écrit du philosophe. En effet, agissant sur le peintre et sur son œuvre, la catharsis prend la valeur d’une ascèse. C’est ainsi que la concevait le peintre toutes les fois qu’il parlait du lent dépouillement qu’il opérait sur l’objet peint. Il était conscient qu’il ne produisait pas lui-même la forme, mais que celle-ci s’actualisait dans l’objet. L’art est le renouvellement de la création dans l’esprit.
La référence à saint François prend ici tout son sens. Il n’est pas nécessaire de supposer que Morandi ait eu la même foi que François. Il s’en est inspiré, sans doute, mais dans une tradition laïque. Il considérait l’œuvre d’art non comme une production savante d’un savoir-faire, mais comme l’objet de l’intuition créatrice, qui était pour lui moins une production que l’ébauche des figures vers leur forme, c’est-à-dire vers leur être.
Il ne faut pas en conclure que la forme est un signe gisant dans l’intuition comme dans une catégorie, mais la possibilité objective de la virtualité du système pictural, actualisée dans l’objet par la combinaison des valeurs plastiques. La production, dans l’art, est un jaillissement « d’étants », comme dans la nature, car l’art comme la nature fait partie du système opératoire de l’être.
Si Morandi s’est, à l’évidence, inspiré de saint François, il ne faut pas en conclure qu’il était religieusement franciscain. Il était trop peintre et trop esthète pour n’avoir pas su interpréter intellectuellement et philosophiquement l’ascèse de François. Il n’avait pas besoin de recourir à l’état originel de la création, puisqu’il avait intuitivement une expérience suffisante pour se convaincre que l’Esprit était avec lui dans la création de son univers artistique.
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(1) Voir. 
(2) Aristote, Poétique, 6. 1449.B 21-28. 
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