(Dans la salle Thomas, près de la porte du jardin. Salomé, tournant en rond, regarde les objets et les tableaux).
Les disciples
(Venant du jardin, ils entrent dans la salle, seuls ou par deux. Ils se saluent et s’embrassent).
– Ça va ? Ça va ?
THOMAS
(Allant d’un groupe à l’autre).
– Bienvenue ! (À Maria en l’embrassant). Tu as bien fait de venir ! Ta présence est très importante. Quel plaisir de te voir : quand il fera nuit, on verra bien une étoile !
MARIA
(Désignant Salomé).
– Et pourquoi pas deux ? (Ils rient. Maria s’avance vers Salomé et l’embrasse). Ne nous étions-nous pas mises d’accord pour que tu viennes me chercher pour nous rendre ici ensemble ?
SALOMÉ
(Attirant Maria dans un coin, pour l’entretenir en secret).
– J’en ai été empêchée. Quelqu’un m’a rapporté hier le sindon de Jésus pour que je le remette aux frères. Dois-je leur rendre maintenant, ou attendre une occasion plus favorable, quand les esprits se seront calmés à son sujet ? Je l’ai apporté ici, sans rien en dire à personne...
MARIA
– Étant donné que son absence dans le tombeau, parmi les signes de la résurrection, nous a perturbés, tu mettrais tout le monde en émoi si tu leur donnais maintenant, qu’il soit authentique ou faux. Il est donc préférable d’attendre, et que nous en parlions auparavant à Nicodème et à Thomas.
THOMAS
– Prenons place, frères, sans attendre l’arrivée de Nicodème. (Avec humour). Avec ces messieurs haut placés, toujours occupés à des affaires d’importance, on passe un temps fou à attendre.
(Tout le monde s’approche de la table en riant).
JEAN
– Puisque tu es l’aiguillon de notre recherche, tu peux bien, dans l’intervalle, le remplacer comme arbitre de nos discussions.
THOMAS
– Bien ! Je continuerai donc à faire les honneurs de ma maison à des gens qui m’estiment ! Reprenons tout d’abord les questions qui nous tracassent à propos du tombeau vide, et qui font l’objet de notre rencontre d’aujourd’hui. Hier, à l’issue de l’enquête, notre perplexité était grande, non point parce que les investigateurs n’étaient pas parvenus à découvrir les voleurs et leurs mandataires, mais parce que leur détermination impliquait qu’ils en avaient la certitude.
Nous étions troublés parce qu’ils confirmaient l’existence d’un vol pour lequel nous avions, nous-mêmes, porté plainte, et qui, en même temps, jetait le doute sur notre foi en la résurrection après que Pierre et Jean aient découvert des signes qui nous en apportaient la certitude. En conscience, nous nous trouvions tiraillés par cette contradiction : nier la réalité d’un crime et affirmer la résurrection de Jésus, ou bien croire en elle en se retranchant derrière un crime.
JACQUES
– On était dans la tension d’une dialectique qui, au commencement, opposait des personnes : Il y avait ceux pour qui le vol était une évidence, mais la résurrection n’effleurait même pas leur esprit ; et ceux pour lesquels les objets découverts dans le tombeau n’étaient que des signes de la résurrection. Mais la plainte portée contre le vol nous a mis en contradiction avec nous-mêmes, en sorte que la tension dialectique est devenue un trouble de conscience.
PIERRE
– Le doute s’est donc installé en nous, et ce ne sera pas facile de le déloger...
JEAN
– Heureusement, les apparitions de Jésus nous sont venues en aide !
THOMAS
– En es-tu persuadé ?
JEAN
– Pourrais-tu en douter ? Jésus nous est apparu dans sa personne ressuscitée : nous l’avons vu, il nous a parlé, il a même mangé avec nous. Bref, il a clairement manifesté qu’il était un vivant parmi les vivants. Aucun doute ! Sa résurrection est bel et bien une réalité !
THOMAS
– Et pourtant, l’apparition de Jésus ressuscité et l’affirmation du vol de son cadavre ne recouvrent pas la même réalité : la première, toute intérieure, est du domaine de l’intuition ; la seconde, extérieure à nous, relève d’un fait tangible. Rien ne peut les accorder. Leur contradiction est si évidente qu’affirmer l’une entraîne la négation de l’autre, et inversement !
PIERRE
– Nous en avons fait hier la douloureuse expérience, au moment de l’enquête. La dialectique de ilate nous a conduits au bord de l’épuisement, dans le but de nous faire avouer que nous avions volé le corps de Jésus pour justifier l’annonce de sa résurrection...
JEAN
– Maria, tu as bien souffert, toi aussi !
MARIA
– Pilate m’a demandé si ce jardinier, que je déclarais avoir vu devant moi, était véritablement un homme. Quand je lui ai répondu que « oui », mais qu’il avait changé d’aspect, se manifestant sous les traits de Jésus lui-même, il m’a enfermée dans une perplexité atroce : « C’était le jardinier, ou c’était Jésus ? Ils ne pouvaient pas être l’un et l’autre à la fois !... Ou alors, tu as vu d’abord le jardinier, puis tu as été victime d’un fantasme et tu as cru voir Jésus », m’a-t-il déclaré. « Non, lui ai-je répondu ! J’ai vraiment rencontré un homme ». « Alors, a-t-il poursuivi, des gens de ton entourage ont envoyé vers toi un homme, afin que tu ne remarques pas qu’ils avaient volé le corps de Jésus. Il s’est fait passer pour Jésus pour que tu aies la conviction qu’il était ressuscité ».
THOMAS
– Malgré tout, si tu n’es pas certaine d’avoir été victime de tromperie de la part des tiens, je m’interroge : en ton for intérieur, ne t’es-tu pas demandée un instant si tu étais véritablement en face de quelqu’un de réel, ou si tu étais en proie à une vision intérieure ?
MARIA
– Tu ne résous pas mon problème ! Même si j’ai subi un transfert, pourquoi n’aurais-je pas été persuadée que je me trouvais bien devant un phénomène réel ? La conscience de la réalité dépasse la sensation.
THOMAS
– Après une telle expérience, on peut comprendre les propos de Nicodème, hier, au cours de l’enquête ! La résurrection doit être distinguée des phénomènes extérieurs du tombeau vide ! Elle est une valeur à rechercher au niveau de la vie, de la mort et de la personne prophétique de Jésus...
PIERRE
– Sans doute cette recherche s’impose-t-elle, j’en suis conscient ; mais elle n’exclut pas de voir dans les accessoires trouvés dans le tombeau (le lieu où le corps de Jésus a été déposé et d’où il est sorti vivant) les signes de la résurrection de Jésus...
THOMAS
– N’inverse pas la logique de tes affirmations, Pierre ! Le tombeau de Jésus n’est le lieu de sa résurrection que s’il est réellement ressuscité, mais Jésus n’est pas ressuscité parce que son tombeau est le lieu de sa résurrection !
PIERRE
– Moi, j’ai pu apercevoir, dans son tombeau, les empreintes de sa résurrection.
THOMAS
– Jusqu’à y retrouver celles des premiers pas de Jésus en train de se « redresser », ainsi que des objets abandonnés qu’il aurait dû emporter, ou imaginer les objets qu’il a emportés et qu’il aurait dû laisser ?
PIERRE
– Oui, c’est ce que je crois !
THOMAS
– À quoi penses-tu, précisément ?
PIERRE
– Au sindon, Thomas.
THOMAS
– Tu soutiendrais, alors, que Jésus a emporté le linceul qui enveloppait sa nudité dans le tombeau ? Dans l’hypothèse de la résurrection, nous en étions venus à penser que Jésus n’aurait eu aucune raison d’emporter le sindon avec lui ?
PIERRE
– Cela est vrai si l’on admet qu’il a été pris par les voleurs au moment où ils sont entrés dans le tombeau, et l’ont trouvé vide, Jésus étant déjà ressuscité.
THOMAS
– Tu changes d’avis, maintenant !
PIERRE
– Non, de foi ! Je crois toujours que Jésus est ressuscité, mais qu’il a pris avec lui le sindon.
THOMAS
– Pourquoi penses-tu cela ? Peut-être qu’ignorant s’il ressusciterait pour un temps ou pour toujours, il a souhaité s’assurer d’un linceul pour sa seconde mort ?
PIERRE
– Essaie de me comprendre, et cesse ton humour déplacé ! J’estime que la résurrection peut être appréhendée sous deux angles différents : selon le premier, tout à fait commun, le cadavre, sous la même apparence corporelle, serait revenu à la vie pour un temps déterminé dans le secret de la volonté de Dieu ; selon le second, plus original, il revêtirait de façon éminente la vie éternelle. À l’intérieur de sa personnalité, son âme possèderait la puissance de la nature humaine, tandis que son corps répondrait aux exigences de la puissance de son âme !
THOMAS
– Nous pensons que Jésus ne ressuscitera pas pour redevenir la copie conforme de l’humanité ordinaire, mais pour accomplir en Christ sa vocation prophétique.
PIERRE
– Ne commettons pas, cependant, de fausse interprétation ! Jésus ne parviendra à cette seconde existence, qui suppose une nouvelle création, qu’après avoir accompli la première qui la préfigure.
THOMAS
– Jésus connaîtra, ainsi, une nouvelle dimension de son être...
PIERRE
– Tu as tout compris !
THOMAS
– Et quelle en sera la durée ?
PIERRE
– C’est le secret de Dieu ! Nous savons déjà, grâce à son apparition à Maria, que la première venue de Jésus a pris le temps d’un trajet de la terre au ciel, des hommes à Dieu.
MARIA
– Si je comprends bien ce que tu dis, quand il m’est apparu, Jésus se trouvait dans le premier moment de sa résurrection ; il venait de se relever du tombeau pour recevoir de Dieu le corps christique qu’il devait revêtir ?
PIERRE
– C’est cela !
MARIA
– Je comprends maintenant que son corps, animé par la puissance de la résurrection, a été façonné par l’Esprit de Dieu pour accomplir le corps du Christ.
JEAN
– On peut dire, en effet, que cette phase christique est la troisième après celle de la nature et celle de l’humanité !
THOMAS
– Et le sindon ?
PIERRE
– Tu as raison ! J’y pensais à l’instant... Aussitôt sorti du sommeil de la mort, Jésus s’est assis sur la dalle, s’est débarrassé du suaire qui recouvrait sa tête, a délié les bandelettes par lesquelles son corps était entravé, et il a quitté le tombeau...
THOMAS
– C’est étrange ! Tu décris le comportement de Jésus, comme s’il agissait de la même manière qu’un voleur...
PIERRE
– Thomas, tu te trompes ! Cette façon d’agir, c’est toi qui en a eu l’idée et pas moi ! Sans doute, pour ôter son suaire et se débarrasser des bandelettes, Jésus a pu se comporter comme un voleur aurait pu le faire pour dégager un mort de son tombeau
THOMAS
– Pour lui redonner la vie...
PIERRE
(Sans prêter attention à l’ironie de Thomas, il continue sa narration).
– Constatant qu’il était nu, et qu’il ne pouvait pas sortir ainsi, il est revenu sur ses pas et il a saisi le sindon qui traînait à terre pour s’en recouvrir le corps...
THOMAS
– Naturellement ! Comme une toge, à la romaine... Heureusement, Pilate a ignoré ce détail, sinon il aurait exigé qu’on le lui apporte pour éviter aux disciples d’en faire un vestige du « Roi des juifs », en guise de provocation envers César ! Mais laissons cela !... Savez-vous où Jésus s’en est allé dans cette tenue ?
PIERRE
– Vers le Père ! Mais il était encore à l’intérieur du tombeau, quand il a rencontré Maria.
THOMAS
(S’adressant à Maria).
– Comment as-tu réagi, Maria, quand tu as vu Jésus sous cette apparence ?
MARIA
– Après l’avoir recherché, mort, plus d’une heure, mon attention n’a pas été attirée par son apparence vestimentaire. Je l’ai vu, soudain, vivant devant moi ! J’étais abasourdie de le voir en vie.
PIERRE
– C’est vrai, Maria. Voilà un vivant qui portait encore le voile de la mort !
MARIA
– Devant mes yeux, une figure d’homme vivant se déplaçait sous l’effet de l’Esprit de Dieu plutôt que de sa propre force, revêtue d’un voile blanc qui lui descendait jusqu’aux pieds...
PIERRE
– Tu nous fais là une description incontestable ! Cette tunique, comme un voile, était le sindon, le symbole de l’homme qui resurgit, adulte, de la mort pour une vie dans l’éternité !
MARIA
– C’est bien pourquoi je n’ai pas pu le toucher.
THOMAS
– Évidemment ! Il fuyait la mort, mais tout autant la vie. Il se trouvait à la croisée de l’être et du non-être !
SALOMÉ
(Elle s’approche de Maria et la prend à part).
– C’est décidé, je l’amène... Les paroles de Pierre sont parvenues à réconcilier les esprits... ou alors à les aliéner complètement ! Nous devons agir !
MARIA
– Je ne suis pas loin de partager ton opinion. Fais ce que tu as décidé.
(Elle s’éloigne en lui caressant les cheveux, puis retourne à sa place).
SALOMÉ
(S’adressant à tout le monde).
– Pardonnez-moi ! J’ai quelque chose à faire que je ne peux pas remettre, mais je reviens...
THOMAS
(S’adressant à Pierre).
– Une question m’intrigue. Pourquoi Jésus est-il apparu revêtu du sindon seulement à Maria, et pas aux autres ? C’est-à-dire aux amis d’Emmaüs ?
PIERRE
– La réponse est simple. À Maria, Jésus est apparu au premier moment de la résurrection. Les autres ont connu la seconde étape, quand Dieu a fait de Jésus le Christ.
THOMAS
– Et le sindon, qu’est-il devenu, alors ?
PIERRE
– Bonne question ! (S’adressant à Jacques). Qu’en penses-tu, Jacques ?
JACQUES
– Je crois qu’au seuil du ciel Jésus, le Christ, l’a redonné quelque part à la terre où, un jour, on le retrouvera...
PIERRE
– J’ai envie de dire qu’il se trouvera de nouveau dans le tombeau, comme le symbole éternel de la mort de Jésus et de sa résurrection.
JACQUES
– Puisque tu as imaginé de le restituer à Jésus, j’ai l’intuition qu’il t’en fera un cadeau personnel !
PIERRE
– C’est vrai, j’imagine que Jésus nous la ramènera lui-même (Comme annonçant une surprise)... À travers une apparition aux Douze !
JACQUES
– Qui nous manque encore, mais que nous attendons !
JEAN
– Et que, sans doute, il nous a préparée.
MARIA
– N’oublions pas que Jésus nous demandera d’être prêts, à son exemple, à renoncer à nous-mêmes. Peut-être même, pour nous inciter à l’humilité, fera-t-il aussi grâce aux voleurs pour les inciter à croire à sa résurrection !
THOMAS
– Bonne idée, qui nous permettra de nous oublier pour nous détendre avant le retour de Nicodème.
(Il se lève, et va chercher des boissons. Un autre apporte une coupe. Les disciples vont et viennent tout en causant et en se désaltérant).
JEAN
– On en avait vraiment besoin !
(Nicodème entre par une porte secondaire sans se faire remarquer. Il se cache).