La figure du personnage sacré et religieux
Le Texte d’accord sur La Cène du Seigneur A est dominé par la figure du personnage sacré et religieux, désigné dès le début par l’expression consacrée, rituelle et solennelle « notre Seigneur Jésus-Christ » A ; et dans l’ensemble du texte par les deux autres concepts messianiques de « Seigneur » et de « Christ ».
Concernant le processus de sacralisation et de mythisation de ce personnage construit idéologiquement, on doit se reporter à ce qui a été dit du baptême. Le Texte d’accord sur Le baptême déclarait explicitement dans son §.5 : « Le contenu du baptême et de la Cène est le même : la vie nouvelle dans sa totalité ; mais chacun de ces deux sacrements manifeste d’une manière spécifique :
a) dans le baptême, le Christ se donne à nous comme le commencement et la fin de cette vie nouvelle. Il nous garantit le caractère inaliénable de notre adoption. C’est pourquoi, le baptême ne saurait être renouvelé.
b) dans la Cène, le Christ se donne comme nourriture de cette vie qu’il renouvelle sans cesse en nous. C’est pourquoi, la Cène jalonne le chemin de notre existence.» A
Nous confessons
La tonalité du Texte d’accord est affirmée par ces mots « nous confessons... » A qui expriment une attitude de reconnaissance et d’adhésion inconditionnelle à une norme, une autorité transcendantes, attitude d’obéissance qui ne peut pas remettre en question ce qui a été reconnu comme un fait historique en même temps qu’une révélation scripturaire.
À propos de cette double norme, historique et scripturaire, reportons-nous à ce qui a été dit du Texte d’accord sur Parole de Dieu et Écriture sainte A. En effet, nous retrouvons encore l’ambiguïté du concept d’histoire, qui constitue un des éléments majeurs de l’idéologie où deux niveaux d’interprétation se trouvent à dessin confondus : le niveau historique qui se réfère à un événement daté (« la nuit où il fut livré » A) et le niveau interprétatif qui implique une « histoire sacrée et religieuse », une « histoire sainte ».
Des études réalisées dans les domaines exégétique et herméneutique ont pu montrer que la notion d’Église, chargée des significations actuelles, n’a pas été employée par Jésus, mais qu’elle est le résultat d’une lecture faite après la mort de Jésus par une élaboration de la première Église chrétienne. Les textes du Nouveau Testament (en particulier, les textes des Évangiles) sont des témoignages théologiques, et non des récits narratifs.
Or, le Texte d’accord déclare : « Nous confessons que notre Seigneur Jésus-Christ, lorsqu’il a pris la Cène avec les Apôtres la nuit où il fut livré, a donné l’ordre à son Église de la célébrer jusqu’à son retour A». Notons au passage l’usage des majuscules (« Apôtres », « Cène », « Église »).
L’expression « Nous confessons A» implique une attitude ecclésiastique de soumission à une norme qui est également ecclésiastique. Il est possible de dire que l’expression « ce que l’Écriture lui révèle de la grâce A» de la cène exprime le contenu que l’Église saisit, c’est-à-dire la lecture interprétative qu’elle donne de documents qui ne sont « historiques » qu’à travers l’écran herméneutique des premiers chrétiens ; mais aussi à travers l’écran de sa propre herméneutique liée aux circonstances et aux conditionnements de sa propre époque.
La symbolique du repas et le contrat d’alliance
L’accent de ce Texte d’accord est mis, d’autre part, sur la symbolique du repas en relation avec le « contrat d’alliance » A (« La Cène est le repas de la nouvelle alliance » A). On doit rappeler ce qui a été dit à propos du Baptême : un contrat, dans le symbole baptismal, a été paraphé, signifiant l’adhésion du croyant à l’acte substitutif qui le dépossède de lui-même en tant qu’être autonome et qui l’insère dans le personnage-type, sacralisé et mythique.
Le repas qui suit l’acte d’adhésion donne sa validation, sa continuité, sa pérennité au contrat et le met en œuvre. Il institue la relation par la symbolique du don et de l’échange, exprimée dans les symboles du pain et du vin, par la rencontre. « Il s’agit – dit le Texte d’accord – d’une rencontre et d’un échange entre des personnes » A.
Mais, précisément, l’ambiguïté porte sur ce concept de personne qui représente à la fois des hommes historiques, situés dans le temps et dans l’espace du monde naturel, aux coordonnées définies, sociales et culturelles : les Protestants français, réformés et luthériens, vivant en 1968, dans une situation minoritaire ; – et en même temps (et sur le même plan) des hommes religieux et mythiques : le personnage sacralisé sous les dénominations de « Seigneur », « Christ », « Jésus-Christ », « notre Seigneur Jésus-Christ » – et en même temps, ces « mêmes chrétiens protestants de 1968 » dépossédés de leur humanité profane et naturelle, déclarée impotente, unis par le « mode mystérieux d’une présence ».
Le mode mystérieux de la présence de ce personnage mythique
Le mode mystérieux de la présence A de ce personnage mythique constitue l’aspect fondamental de la fonction idéologique de la confession de foi. L’étude formelle du Texte d’accord, en particulier en son §.3 A, a mis en évidence les concepts constitutifs de ce « fondement idéologique » : une présence agissante A, réelle A et efficace, liée à un sacrifice substitutif A. Le moyen de communication et d’insertion de cette « présence réelle et efficace » A est offert dans les espèces symboliques du repas (le pain et le vin A).
Même si le Texte d’accord déclare que ce « mode de présence... est toujours un mystère » A indéfinissable, il établit le lien substitutif entre ce personnage sacralisé et l’institution ecclésiastique qui « a la responsabilité d’en organiser la célébration et de veiller à sa discipline » A. Le Texte d’accord affirme explicitement que lorsque l’Église organise cette célébration et veille à la discipline de la cène, c’est LA main du « Christ » qui offre les espèces symboliques du pain et du vin. « En nous les offrant, le Christ nous rappelle son sacrifice sur la Croix ; en les recevant de SA main, nous nous souvenons de son corps et de son sang versés pour nous » A.
Comme pour le baptême, l’homme est placé devant un choix (qui a une implication sociologique évidente) entre l’adoption et le refus. Il est rappelé par le texte que « cette présence ne dépend pas de la foi » A ; donc, qu’elle est « transcendante », qu’elle échappe à toute référence rationnelle et à toute contestation autre que celle du refus : la foi accueille cette présence, ou bien l’incrédulité la refuse. « Grâce » A et « jugement » A (c’est-à-dire intégration ou excommunication) sont les deux seuls termes possibles de l’alternative. Nous nous trouvons bien au cœur de l’idéologie !
Qui est l’Église ?
Qui est l’Église qui organise cette célébration et veille à la discipline de la cène ? Le Texte d’accord ne le dit pas de manière explicite. En particulier, il n’y est pas question d’un clergé spécialisé dans cette administration et cette discipline.
Il importe de se référer au texte sur le Baptême (paragraphe III A) qui relève l’ambiguïté de l’expression qui sous-entendait le rôle implicite d’autorités (officiant A). La difficulté s’accroît ici du fait que l’Église, comme « corps du Christ » A, apparaît elle-même « cléricalisée », puisqu’elle devient le support social de la « main du Christ » qui offre le pain et le vin. Implicitement, elle devient, elle-même, le moyen de la présence agissante du personnage sacralisé. Encore l’idéologie aliénante du sacré !
Sans doute, ne s’agit-il pas d’accepter l’ordre social et humain établi, puisque idéologiquement, ce monde est considéré comme vanité A, et l’homme naturel, pécheur et impotent. Mais il y a transfert de cet « homme naturel » dans un « monde nouveau », représenté par la « communauté fraternelle » de l’Église, en qui toutes situations naturelles (sociales, économiques, politiques, etc.) sont appelées à disparaître pour faire la place à cet « homme nouveau » A, présent dans la relation mystique de ce personnage sacralisé et mythique, sous l’appellation de « Seigneur » et de « Christ », et dont l’Église tient en quelque sorte la main et révèle la présence. Ce transfert constitue bien l’aliénation idéologique.
Corrélations sociologiques de ces trois Textes d’accord luthéro-réformés
Il est utile de se demander en quoi ces trois Textes « symboliques » d’accord des cinq Églises protestantes françaises (Église de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine, Église Évangélique luthérienne de France, Église réformée d’Alsace et de Lorraine, Église réformée évangélique indépendante, Église réformée de France) expriment au terme d’un processus d’objectivation et de conceptualisation, des situations d’existence, un contexte historique, des interrogations et des doutes, de nouvelles expériences qui ont été le point de départ de leur genèse.
Il conviendrait aussi de se demander, en présence de ces textes fondamentaux d’une foi commune dans le cadre de la Fédération protestante de France, en quoi une expression métahistorique et métaphysique du type de ce personnage sacralisé et mythique peut servir à l’analyse sociologique de la fonction idéologique de la confession de foi des Protestants français aujourd’hui.
Nous pensons avoir déjà répondu en partie à ces questions dans l’analyse précédente ; mais nous ajouterons que ces concepts ou ces entités métahistoriques et métaphysiques ne pourront jamais servir de sujets d’analyse. Ils doivent, par contre, entrer dans l’analyse sociologique comme des objets d’analyse. Nous sommes amenés à reconnaître ce fait que des groupes religieux (ici, les Églises protestantes françaises aujourd’hui) se mettent d’accord pour affirmer ces valeurs comme normatives de leur existence et de leur action. L’essentiel de l’analyse est de tenter une explication susceptible de rendre compte des processus aboutissant à ces conceptualisations qui définissent un système de valeurs et de normes, inspiratrices de l’action. Ces systèmes de concepts décrivent les grands axes idéologiques de la confession de foi des Églises protestantes françaises aujourd’hui.
Ce qui importe n’est donc pas la seule réalité idéologique exprimée sous forme de concepts et d’abstractions généralisantes ; mais la manière dont ces concepts sont reçus et vécus – c’est-à-dire les contenus qui leur sont donnés – sont compris et représentés par des attitudes et des comportements.
Cependant, il importe aussi de resituer ces textes d’accord luthéro-réformés dans la dynamique des grandes Assemblées du Protestantisme français, en particulier, les Assemblées de Montbéliard, de Colmar et d’Aix-en-Provence, à la recherche d’une Église Évangélique Unie. En effet, le concept majeur de ces trois textes d’accord est celui d’unité.
Ces textes sont la manifestation d’une difficile volonté d’auto-défense des communautés protestantes françaises en présence d’une double menace, interne et externe. Ces concepts, significatifs des valeurs et des normes protestantes, tracent le cadre idéologique destiné à restructurer ces communautés protestantes françaises dont les membres (actuels et à venir) sont confrontés à un choix, par le baptême – acte d’adhésion – et la cène – acte de cimentation des communautés.
L’instrument idéologique de ce choix est ce personnage sacré, religieux et mythique construit, qui trace l’axe majeur de l’idéologie religieuse protestante. Chacun est ainsi placé face à ce choix (appelé « responsabilité » A) qui conduit à adopter le processus désigné sous le vocable de « confession de foi » par le baptême et son renouvellement par la « Cène du Seigneur » ; ou bien, au contraire, s’y soustraire, se situant alors « hors la communion de l’Église » comme groupe socio-religieux.
L’intention de ces Textes d’accord est donc bien, en appelant chaque membre du groupe à se situer clairement selon cet axe idéologique, de restructurer les communautés protestantes menacées dans leur cohésion. Telle est la fonction idéologique de la confession de foi !
Pourquoi un tel appel à l’unité des Églises protestantes françaises aujourd’hui ? Sans doute, entre-t-il dans le mouvement contemporain d’œcuménisme. Sans doute, le scandale de la division des Églises a-t-il une part dans cette recherche d’unité. Mais il existe aussi des menaces externes sur les Églises, en France comme dans le monde : la naissance et la progression de la civilisation industrielle et technique ; le danger de contestation scientifique qui met en question les Églises dans leur prétention à influer sur les consciences et le cours des événements du monde ; la fin de la civilisation de chrétienté. Aussi, le souci d’unité des Églises protestantes apparaît comme un souci de survie sociologique.
Enfin, les Églises protestantes contemporaines font face à des menaces internes d’hérésie ou « d’hétérodoxie ». Ce mouvement vers l’unité est la réponse à une érosion exigeant une restructuration idéologique et institutionnelle.