ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Pierre Curie



Le  Logos  dans  le  monde



Extraits d'un mémoire présenté à la faculté de théologie de Strasbourg,

sous la présidence des professeurs
Étienne Trocmé et Max-Alain Chevallier





Le Logos était dans le monde


Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI





Introduction

Le Logos et le commencement

La dynamique du Logos

Le Logos comme médiation

Le Logos, créateur de vie-lumière

Le Logos était dans le monde

Le Logos est devenu chair

Le Logos et Dieu

En guise de conclusion


Ouvrages cités



n to phôs to aléthinon, o phôtizeï panta anthrôpon, erchoménon eis ton kos­mon. En tô kosmô èn, kai o kosmos di’ autou égénéto, kai o kosmos auton ouk egnô

Était la lumière véritable qui éclaire tout homme, en venant vers le monde. Dans le monde elle était, et le monde par elle a été fait, et le monde ne l’a pas reconnue (Jn 1:9-10)




   Voici une question nouvelle à laquelle le Prologue johannique veut donner une réponse dans ces deux versets : dans quel lieu se manifeste ce surgissement ? La réponse est dialectique : « eis ton kosmon » (en di­rection du monde) (verset 9) et « èn tô kosmô » (dans le monde) (verset 10).
   Ces deux versets nous posent des problèmes impor­tants et difficiles. Préalablement, demandons-nous de qui l’auteur du Prologue parle-t-il ? Pour la majorité des exégètes classiques, il ne semble pas y avoir de doute possible : il s’agit bien du Logos. Cependant, une autre réponse possible pourrait être apportée : l’auteur du Prologue désignerait la « lumière » (to phôs). C’est pourquoi, il convient de se demander quel est le sujet du verbe « èn », au début du verset 9 (èn to phôs...) ? Et au verset 10 (èn tô kosmô èn...) ? Mais quel que soit le « sujet » du verbe, d’autres questions subsistent : à quoi rapporter « ercho­ménon » (venant vers) du verset 9 ? Donc, que signi­fie : « venant en direction du monde » ? De même, quelle signification, l’auteur du Prologue donne-t-il au terme « kosmos » (monde) qui avec celui de « phôs » (lumière) est la notion-clé de ces versets ?

   Envisageons d’abord l’interprétation des exégètes classiques à partir de l’hypothèse où le sujet de « èn » est le « Logos ». Ces auteurs traduisent ainsi : « Il (le logos) était la lumière véritable qui éclaire tout hom­me venant dans le monde. Il était dans le monde, le monde a été fait par lui, mais le monde ne l’a pas connu ».
   Comment ces versets se rattachent-ils à ce qui pré­cède ? Schnackenburg les rattache au verset 4 dont ils devaient être en continuation avec l’hymne du Logos. Il s’agirait ainsi du Logos dans l’incarnation, de sa puissance transcendante d’illumination dans l’ordre de la création. Pour Boismard, « Saint Jean commence la geste historique du Verbe, sa venue dans le monde pour influer sur les destinées des hommes ». Pour Brown, les versets 10 à 12 se référent au ministère de Jésus ( Elle est venue chez les siens, et les siens ne l’ont pas reçue. Mais à tous ceux qui l’ont reçue, à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu »).

   Ensuite, comment relier « erchoménon » (en ve­nant) ? Sera-ce à « panta anthrôpon » (tout homme), qui est grammaticalement un accusatif masculin ? Ou bien le lien s’établit-il avec « to phôs » (la lumière) qui est un nominatif neutre ? La première réponse est cel­le des Pères Grecs et des versions les plus primitives ; mais aussi celle de R. Bultmann. Elle a pour elle la forme sémitique. La seconde hypothèse est celle des Pères Latins et de la majorité des exégètes. Elle a pour elle le contexte général de la pensée johannique (cf. Jean : Jn 3:19 ; 9:39 ; 12:46). Boismard écrit, par exemple : « On traduira donc, comme dans la Bible de Maredsous : "Il était la véritable lumière qui, venant dans le monde, éclaire tout homme" ; ou mieux, en respectant l’ordre des mots de la phrase grecque : "Il était la véritable lumière qui illumine tout homme, et venait dans le monde" ».

   Schnackenburg envisage une troisième possibilité de traduction. Pour lui, ce membre de phrase (ercho­ménon eis ton kosmon) serait une réflexion a poste­riori de l'auteur du Prologue, servant à qualifier la « lumière ». Il reconnaît toutefois, qu’en ce cas, la ré­pétition de l’article défini serait une nécessité. De toute manière, il s’agit de la préparation à l’incarnation de la « lumière » (kai o logos sarks égénéto - et la parole a été faite chair : Jean 1:14), bien que l’auteur du Pro­logue ne précise pas comment la « lumière » vient dans le « monde ».

   Une seconde série d’interrogations se greffe sur l’utilisation (quatre fois de suite) du mot « kos­mos » (monde). Les auteurs consultés reconnaissent à cette expression au moins deux significations : d’une part, l’ensemble des êtres créés ; d’autre part, l’en­semble des forces hostiles au Christ (cf. Boismard). Pour Van den Bussche et Brown, il s’agit du monde des hommes, c’est-à-dire de la part de la création capable de répondre. Ils remarquent, également, que ce « monde » n’est pas mauvais en lui-même, puis­qu’il a été créé par Dieu. Il l’est devenu par la volonté de l’homme.

   Schnackenburg précise qu’au verset 10, le mot « kosmos » est employé trois fois dans un sens diffé­rent : le verset 10a fait allusion à une notion spatiale ; le verset 10b est employé dans le sens de création et se rattache au verset 4 : « panta » (la totalité de la création) ; au verset 10c, il s’agit de l’humanité qui re­jette le Logos. Mais cet exégète estime que la mention « kai o kosmos di’ autou égénéto » (et le monde a été fait par lui), au verset 10, est un commentaire de l’au­teur du Prologue.
   De toutes manières, « le terme "kosmos"... n’a cer­tainement pas été choisi au hasard ; il signale la transition de la création et de l’ordre de la création à l’"histoire". Mais l’"histoire" n’est pas le dévelop­pement général des choses créées, le processus natu­rel. C’est essentiellement l’histoire humaine, l’action et la réaction de l’homme dans le triomphe et le désastre, et la chaîne des conséquences qui en résul­te ».

   Ainsi, que signifie donc « il était dans le mon­de » ? Deux hypothèses, au moins, sont possibles : l’auteur du Prologue ferait référence soit à l’activité créatrice du Verbe, à l’activité de la Parole divine avant son incarnation (par exemple dans la période de l’Ancien Testament) : c’est la thèse de Westcott, de Bernard, de Boismard ; soit à l’avènement du Christ dans l’histoire (c’est la position de Van den Bussche ou de Brown). Schnackenburg donne une explication plus complexe. Le Logos illuminait de l’intérieur la réalité historique de l’homme, d’une manière si intime que les hommes pouvaient atteindre le Logos ; mais ils ne l’ont pas fait (verset 10c).

   Reste à présent la mention du Prologue : « kai o kosmos di’ autou égénéto » (et le monde a été fait par lui) (Jn 1:10b). Il est surprenant que les auteurs consul­tés (sauf Schnackenburg) aient passé sous silence cet­te phrase. Reconnaissons la gêne des commentateurs à expliquer pourquoi l’auteur du Prologue johannique parle du Logos qui « était dans le monde », et surtout comment, par le Logos, le « kosmos » est parvenu à l’existence (égénéto). Par exemple, Schnackenburg écrit : « Pourquoi répéter que le Logos était dans le monde, après avoir dit qu’il était venu dans le mon­de ? »

   Quand le « kosmos » (le monde) rejette le Logos (la parole), qu’en est-il en réalité ? S’agit-il d’un rejet hors du monde, ou bien ne serait-ce qu’une mécon­naissance, une ignorance ou un aveuglement de la part du « monde », c’est-à-dire des hommes, de l’humani­té ? En outre, la dialectique engendrée par les diverses prépositions employées par l’auteur du Prologue (« eis », « èn » ou « dia ») ne nous est pas interpré­tée de manière satisfaisante !

   C’est pourquoi, une autre hypothèse est possible, là encore. Le « sujet » de « èn » (était) serait alors « to phôs » (la lumière) et non le « Logos » (la parole), ce qui se traduirait ainsi : « La lumière était la véritable (lumière) qui éclaire tout homme, venant dans le monde. Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, mais le monde ne l’a pas connue » (Jn 1:9-10). Cette hypothèse est grammaticalement et philologiquement possible.
   Dans ces versets, l’auteur du Prologue johannique aurait ainsi désigné la « présence » de la « lumière dans le monde », et le « monde » serait advenu par elle. Ce qui voudrait signifier que le « mouvement du Logos vers Dieu » (par qui « tout a été fait », versets 1 à 3) serait en relation privilégiée avec la « lumière venant dans le monde » et « présente en lui » (versets 9 et 10). Une troisième « variable » interviendrait ainsi (to phôs - la lumière) entre le « Logos » (la parole) et le « kosmos » (le monde). Il serait nécessaire alors d’examiner cette nouvelle rela­tion «ô logos - ô phôs» (la parole - la lumière).

   La « lumière » serait « la vie » sous son aspect spécifique pour les hommes (l’œuvre du Logos dans l’homme). Le Logos est la puissance illuminatrice qui apporte aux hommes et à l’humanité la vie. La relation « panta - kosmos » revêtirait une signification plus étendue et d’antériorité. Dans une vision plus vaste du « devenir », le « panta » (toutes choses) engloberait ainsi le « kosmos » (le monde des hommes) et ouvri­rait le passage de l’ordre de la création (ou du devenir de toutes choses) à l’« histoire » (le devenir de l’hu­manité).

   La réponse dialectique du Prologue johannique réside, en effet, dans le jeu des prépositions « eis » (situation dynamique) et « èn » (situation stati­que). Le Logos est à la fois « en mouvement vers le monde » et « inséré dans le monde ». La logique vou­drait que l’un des deux termes soit évacué ; c’est bien ce que font soit les théologies de la pré-existence, de l’Être en-soi, du « Dieu tout autre » (et du Logos « avec » ou « auprès » de Dieu), soit les théologies panthéistes.
   Les premières évacuent le « Logos dans le monde » pour ne conserver que le mouvement d’un logos allant d’un « extérieur » (le « ciel ») vers l’« intérieur » (le « monde ») ; les secondes évacuent le « logos vers le monde » pour ne conserver que l’immanence du logos dans le monde. La dialectique de l’auteur du Prologue johannique maintient le paradoxe dans le-quel il conserve ensemble indéfectiblement le « eis » et le « èn », dans la même dynamique.

   À l’opposé des théologies traditionnelles qui pré­supposent une venue du Logos de l’« extérieur » (eis) (et qui affirment la transcendance verticale du logos), l’auteur du Prologue conserve et reprend à son comp­te le « èn tô kosmô » (dans le monde) de la pensée hellénistique ; mais en même temps, il se distingue d’elle en introduisant, comme à l’intérieur de la notion de « kosmos », le surgissement exprimé par la prépo­sition « eis » : c’est dans le monde que s’accomplit la venue, l’apparition de la « lumière ».

   Au paradoxe contenu dans les prépositions « eis » et « èn » correspond aussi, dans l’Évangile de Jean, l’ambiguïté de la notion de « kosmos », qui désigne à la fois le lieu d’existence des hommes et de l’humanité dans son ensemble (cf. Jean 3:16 ; 9:5 ; 17:21), ainsi que le « monde » comme synonyme de ténèbres (cf. Jean 3:19), de mal (cf. Jean 12:46), caractérisé par un état de haine (cf. Jean 15:18) et condamné (cf. Jean 12:31) ; c’est-à-dire, dans un langage moderne, une situation d’aliénation, de privation de l’humanité véri­table de l’homme.
   En ce sens, le « kosmos » constitue l’obstacle à vaincre ; il est l’analogue de la « terre informe », la matière inordonnée du début de la Genèse. Le Logos (« la lumière », l’aspect spécifique du Logos) est dans le monde. Cependant, ce « monde-là » connaît une « opacité » ; c’est un « monde-objet » privé de signi­fication, un monde de « non-sens », un monde « alié­né ». Un « monde-péché ».

   La plupart des exégètes fait remarquer que dans l’Évangile de Jean, la notion de « péché » est moins radicale que chez l’apôtre Paul. Dans cet évangile, le « péché » est moins une « corruption » de l’homme et du monde, qu’une forme d’aliénation (personnelle, psychique, sociale, économique, politique ou religieu­se). Dans l’Évangile de Jean, il s’agit davantage d’un monde d’obscurité, de matière incoordonnée, de non-sens, de non-être.

   Et voici l’antithèse ou le dépassement : « à tous ceux qui l’ont saisi, il a donné faculté de devenir en­fants de Dieu (égénéto techna théou) » (Jean 1:12). C’est là le point de convergence, ou d’émergence du Logos comme possibilité d’être du monde : « techna théou ». Cette dialectique, Ennio Floris a su l’exprimer ainsi : « Il y a au-dedans des hommes une transcen­dance toujours vivante, toujours acte. Le logos est cette humanité au fond du surgissement de tout pro­blème ».




Mémoire présenté
le 13 mars 1969




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tc195000 29/08/2018