ANALYSE RÉFÉRENTIELLE |
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Pierre CurieLe Logos dans le mondeExtraits d'un mémoire présenté à la faculté de théologie de Strasbourg, |
Le Logos était dans le monde |
Introduction Le Logos et le commencement La dynamique du Logos Le Logos comme médiation Le Logos, créateur de vie-lumière Le Logos était dans le monde Le Logos est devenu chair Le Logos et Dieu En guise de conclusion Ouvrages cités |
n to phôs to aléthinon, o phôtizeï panta anthrôpon, erchoménon eis ton kosmon. En tô kosmô èn, kai o kosmos di’ autou égénéto, kai o kosmos auton ouk egnô Était la lumière véritable qui éclaire tout homme, en venant vers le monde. Dans le monde elle était, et le monde par elle a été fait, et le monde ne l’a pas reconnue (Jn 1:9-10) Voici une question nouvelle à laquelle le Prologue johannique veut donner une réponse dans ces deux versets : dans quel lieu se manifeste ce surgissement ? La réponse est dialectique : « eis ton kosmon » (en direction du monde) (verset 9) et « èn tô kosmô » (dans le monde) (verset 10). Envisageons d’abord l’interprétation des exégètes classiques à partir de l’hypothèse où le sujet de « èn » est le « Logos ». Ces auteurs traduisent ainsi : « Il (le logos) était la lumière véritable qui éclaire tout homme venant dans le monde. Il était dans le monde, le monde a été fait par lui, mais le monde ne l’a pas connu ». Ensuite, comment relier « erchoménon » (en venant) ? Sera-ce à « panta anthrôpon » (tout homme), qui est grammaticalement un accusatif masculin ? Ou bien le lien s’établit-il avec « to phôs » (la lumière) qui est un nominatif neutre ? La première réponse est celle des Pères Grecs et des versions les plus primitives ; mais aussi celle de R. Bultmann. Elle a pour elle la forme sémitique. La seconde hypothèse est celle des Pères Latins et de la majorité des exégètes. Elle a pour elle le contexte général de la pensée johannique (cf. Jean : Jn 3:19 ; 9:39 ; 12:46). Boismard écrit, par exemple : « On traduira donc, comme dans la Bible de Maredsous : "Il était la véritable lumière qui, venant dans le monde, éclaire tout homme" ; ou mieux, en respectant l’ordre des mots de la phrase grecque : "Il était la véritable lumière qui illumine tout homme, et venait dans le monde" ». Schnackenburg envisage une troisième possibilité de traduction. Pour lui, ce membre de phrase (erchoménon eis ton kosmon) serait une réflexion a posteriori de l'auteur du Prologue, servant à qualifier la « lumière ». Il reconnaît toutefois, qu’en ce cas, la répétition de l’article défini serait une nécessité. De toute manière, il s’agit de la préparation à l’incarnation de la « lumière » (kai o logos sarks égénéto - et la parole a été faite chair : Jean 1:14), bien que l’auteur du Prologue ne précise pas comment la « lumière » vient dans le « monde ». Une seconde série d’interrogations se greffe sur l’utilisation (quatre fois de suite) du mot « kosmos » (monde). Les auteurs consultés reconnaissent à cette expression au moins deux significations : d’une part, l’ensemble des êtres créés ; d’autre part, l’ensemble des forces hostiles au Christ (cf. Boismard). Pour Van den Bussche et Brown, il s’agit du monde des hommes, c’est-à-dire de la part de la création capable de répondre. Ils remarquent, également, que ce « monde » n’est pas mauvais en lui-même, puisqu’il a été créé par Dieu. Il l’est devenu par la volonté de l’homme. Schnackenburg précise qu’au verset 10, le mot « kosmos » est employé trois fois dans un sens différent : le verset 10a fait allusion à une notion spatiale ; le verset 10b est employé dans le sens de création et se rattache au verset 4 : « panta » (la totalité de la création) ; au verset 10c, il s’agit de l’humanité qui rejette le Logos. Mais cet exégète estime que la mention « kai o kosmos di’ autou égénéto » (et le monde a été fait par lui), au verset 10, est un commentaire de l’auteur du Prologue. Ainsi, que signifie donc « il était dans le monde » ? Deux hypothèses, au moins, sont possibles : l’auteur du Prologue ferait référence soit à l’activité créatrice du Verbe, à l’activité de la Parole divine avant son incarnation (par exemple dans la période de l’Ancien Testament) : c’est la thèse de Westcott, de Bernard, de Boismard ; soit à l’avènement du Christ dans l’histoire (c’est la position de Van den Bussche ou de Brown). Schnackenburg donne une explication plus complexe. Le Logos illuminait de l’intérieur la réalité historique de l’homme, d’une manière si intime que les hommes pouvaient atteindre le Logos ; mais ils ne l’ont pas fait (verset 10c). Reste à présent la mention du Prologue : « kai o kosmos di’ autou égénéto » (et le monde a été fait par lui) (Jn 1:10b). Il est surprenant que les auteurs consultés (sauf Schnackenburg) aient passé sous silence cette phrase. Reconnaissons la gêne des commentateurs à expliquer pourquoi l’auteur du Prologue johannique parle du Logos qui « était dans le monde », et surtout comment, par le Logos, le « kosmos » est parvenu à l’existence (égénéto). Par exemple, Schnackenburg écrit : « Pourquoi répéter que le Logos était dans le monde, après avoir dit qu’il était venu dans le monde ? » Quand le « kosmos » (le monde) rejette le Logos (la parole), qu’en est-il en réalité ? S’agit-il d’un rejet hors du monde, ou bien ne serait-ce qu’une méconnaissance, une ignorance ou un aveuglement de la part du « monde », c’est-à-dire des hommes, de l’humanité ? En outre, la dialectique engendrée par les diverses prépositions employées par l’auteur du Prologue (« eis », « èn » ou « dia ») ne nous est pas interprétée de manière satisfaisante ! C’est pourquoi, une autre hypothèse est possible, là encore. Le « sujet » de « èn » (était) serait alors « to phôs » (la lumière) et non le « Logos » (la parole), ce qui se traduirait ainsi : « La lumière était la véritable (lumière) qui éclaire tout homme, venant dans le monde. Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, mais le monde ne l’a pas connue » (Jn 1:9-10). Cette hypothèse est grammaticalement et philologiquement possible. La « lumière » serait « la vie » sous son aspect spécifique pour les hommes (l’œuvre du Logos dans l’homme). Le Logos est la puissance illuminatrice qui apporte aux hommes et à l’humanité la vie. La relation « panta - kosmos » revêtirait une signification plus étendue et d’antériorité. Dans une vision plus vaste du « devenir », le « panta » (toutes choses) engloberait ainsi le « kosmos » (le monde des hommes) et ouvrirait le passage de l’ordre de la création (ou du devenir de toutes choses) à l’« histoire » (le devenir de l’humanité). La réponse dialectique du Prologue johannique réside, en effet, dans le jeu des prépositions « eis » (situation dynamique) et « èn » (situation statique). Le Logos est à la fois « en mouvement vers le monde » et « inséré dans le monde ». La logique voudrait que l’un des deux termes soit évacué ; c’est bien ce que font soit les théologies de la pré-existence, de l’Être en-soi, du « Dieu tout autre » (et du Logos « avec » ou « auprès » de Dieu), soit les théologies panthéistes. À l’opposé des théologies traditionnelles qui présupposent une venue du Logos de l’« extérieur » (eis) (et qui affirment la transcendance verticale du logos), l’auteur du Prologue conserve et reprend à son compte le « èn tô kosmô » (dans le monde) de la pensée hellénistique ; mais en même temps, il se distingue d’elle en introduisant, comme à l’intérieur de la notion de « kosmos », le surgissement exprimé par la préposition « eis » : c’est dans le monde que s’accomplit la venue, l’apparition de la « lumière ». Au paradoxe contenu dans les prépositions « eis » et « èn » correspond aussi, dans l’Évangile de Jean, l’ambiguïté de la notion de « kosmos », qui désigne à la fois le lieu d’existence des hommes et de l’humanité dans son ensemble (cf. Jean 3:16 ; 9:5 ; 17:21), ainsi que le « monde » comme synonyme de ténèbres (cf. Jean 3:19), de mal (cf. Jean 12:46), caractérisé par un état de haine (cf. Jean 15:18) et condamné (cf. Jean 12:31) ; c’est-à-dire, dans un langage moderne, une situation d’aliénation, de privation de l’humanité véritable de l’homme. La plupart des exégètes fait remarquer que dans l’Évangile de Jean, la notion de « péché » est moins radicale que chez l’apôtre Paul. Dans cet évangile, le « péché » est moins une « corruption » de l’homme et du monde, qu’une forme d’aliénation (personnelle, psychique, sociale, économique, politique ou religieuse). Dans l’Évangile de Jean, il s’agit davantage d’un monde d’obscurité, de matière incoordonnée, de non-sens, de non-être. Et voici l’antithèse ou le dépassement : « à tous ceux qui l’ont saisi, il a donné faculté de devenir enfants de Dieu (égénéto techna théou) » (Jean 1:12). C’est là le point de convergence, ou d’émergence du Logos comme possibilité d’être du monde : « techna théou ». Cette dialectique, Ennio Floris a su l’exprimer ainsi : « Il y a au-dedans des hommes une transcendance toujours vivante, toujours acte. Le logos est cette humanité au fond du surgissement de tout problème ». |
le 13 mars 1969 |
tc195000 29/08/2018