ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Pierre Curie



Le  Logos  dans  le  monde



Extraits d'un mémoire présenté à la faculté de théologie de Strasbourg,

sous la présidence des professeurs
Étienne Trocmé et Max-Alain Chevallier





Le Logos est devenu chair


Magnum Dictionarium latinum et gallicum, de P. Danet, MDCXCI





Introduction

Le Logos et le commencement

La dynamique du Logos

Le Logos comme médiation

Le Logos, créateur de vie-lumière

Le Logos était dans le monde

Le Logos est devenu chair

Le Logos et Dieu

En guise de conclusion


Ouvrages cités



ai ô logos sarks égénéto kai eskènôsèn èn èmin, kai éthéasamétha tèn doksan autou...

et le Logos chair est devenu et il a dressé sa tente chez nous, et nous avons contemplé sa gloire... (Jn 1:14)




   Certainement, en ce lieu, l’originalité du Prologue johannique, qui présente une double structure, est la plus évidente. Dans une première section (des versets 1 à 9), l’auteur a eu recours à des expressions d’ori­gine grecque, et dans une seconde (des versets 14 à 18), il a utilisé des expressions d’origine sémitique. Le terme de « Logos » est présent dans l’une et dans l’autre.
   Le verset 14 témoigne de cette double influence dans le couple « Logos - sarks ». Et l’influence sémiti­que parvient à une concentration dans les termes : « eskènôsèn » (a dressé sa tente), « doksa » (gloire), « charis » (grâce), « aléthéia » (vérité). Nous ne re­tiendrons que les termes de « sarks » (chair), « égéné­to » (est devenu), « doksa » (gloire), et « eskènô­sèn » (a dressé sa tente).



La « sarks »

Les auteurs consultés sont unanimes : il s’agit à l’évidence d’une expression d’origine sémitique, même s’il arrive de la trouver aussi dans la pensée grecque. Aux niveaux philologique et littéraire, nous partageons l’unanimité des exégètes. Van den Bussche écrit : « pour le sémite, "chair" désigne l’être humain tout entier, qui agit dans la communauté, qui est visible et tangible pour son entourage ». C’est donc la forme extérieure de l’homme par laquelle sa vie se manifeste et son activité se déploie. Brown pense aussi que le terme exprime la totalité de l’homme. Pour Boismard, c’est l’humanité, corps et âme, livrée à sa propre faiblesse, mais susceptible de recevoir l’Esprit de Dieu, source de vie et d’incorruption.

   L’origine du mot hébreu « bâsâr » est obscure, mais il est possible de relever l’évolution de son sens, depuis l’idée de substance d’un corps animal (homme ou bête) jusqu’à l’opposition entre la créature et le créateur, en passant par la signification collective d’hu­manité. Toutefois la fragilité, la faiblesse, et la caducité en sont les caractéristiques fondamentales, tout parti­culièrement dans l’opposition entre la créature et le créateur. La chair est visible, impuissante, ignorante, périssable, mortelle. Et Dieu est infini, tout-puissant, sagesse, éternel.
   Edmond Jacob pense que « l’idée de la chair, principe opposé à Dieu et siège du péché, est tout à fait étrangère à l’Ancien Testament ; cette idée ne se rencontre pour la première fois, manifestement sous l’influence de l’hellénisme, que dans la (Sagesse de Salomon 9:15 » (in Vocabulaire biblique, article « Homme »).



« égénéto »

Ici commencent les questions importantes ! Là encore, les exégètes sont unanimes, et il faut dire qu’à ce point, l’auteur du Prologue (et de l’Évangile de Jean) se sépare radicalement de la pensée et du monde hel­lénistiques comme de la « gnose ». « ô logos sarks égénéto » (le logos est devenu chair) est une notion absolument étrangère au monde grec.
   Certes, les Grecs n’ignoraient pas le « deve­nir » (génésis), mais, selon eux, il était un élément méprisable, et la « sarks » était fondamentalement « corruption ». Les Grecs ne concevaient pas d’« his­toire » véritable, faite de passé et de futur. L’idéal, pour eux, c’était l’« immobile », à la rigueur le « cir­culaire ». Le temps est cyclique, ce qui est une autre façon d’être « immobile » : un « éternel retour » des choses ! « Deviens ce que tu es » était la maxime fondamentale de l’éthique grecque. La « génésis » est constituée par des « métabolaï » (des variations) dont l’homme doit chercher à se défaire pour atteindre son « eidos », sa « forme » immuable.
   De même, pour la « gnose », l’idée d’un « devenir - chair » est absurde. C’est pourquoi le docétisme est l’une des caractéristiques de la « gnose ». Il ne semble pas faire de doute qu’à ce point, le Prologue johan­nique et le Quatrième Évangile soient des textes polé­miques contre le gnosticisme qui semait le trouble dans les premières communautés chrétiennes. Bultmann a raison de dire que l’auteur du Quatrième Évangile a démythologisé la « gnose » et historicisé le « mythe ».

   La question se pose maintenant : quelle relation existe-t-il dans le Prologue johannique entre les verbes « èn » (était) aux versets 1, 2, 4, 9 et 10, et « égéné­to » (est devenu) aux versets 3, 10 et 14 ? Signifie-t-elle le passage de l’« éternel » au « temporel » ?
   Certains exégètes, comme Brown, constatent qu’il y a là un contraste. « L’être éternel de la Parole – écrit-il – dans la première strophe est en contraste avec le devenir temporel de la Parole dans la derniè­re strophe ». D’autres, comme Boismard, estiment que ce passage existe entre le « èn » (était) et le « égénéto » (devint) : « Pour souligner la permanen­ce dans l’exister, il (saint Jean) avait écrit : "Au commencement, le verbe était" (èn) ; il dit ici : "Et le Verbe devint" (égénéto) ; d’éternel qu’il était, il s’est soumis au devenir ». Pour d’autres encore, comme Van den Bussche, il ne s’agit pas du passage du Verbe éternel à son existence humaine, ni de l’antithèse « divin-humain ». « Une telle explication – écrit-il – risque de donner aux mots une signification que l’on ne rencontre que dans la théologie postérieure de l’incarnation ».

   Pour les uns et pour les autres, le « logos » est resté « Dieu » en devenant « chair ». Boismard écrit : « Ainsi, le Verbe est devenu chair, cette chose fragile et périssable qu’est l’homme. Mais il ne faudrait pas en conclure que, pour Jean, le Verbe ait cessé d’être Dieu en se faisant homme ». Mais Van den Bussche aperçoit la difficulté, puisqu’il minimise le « deve­nir » : « En tout cas, l’incarnation en tant que mo­ment, passage précis de la préexistence à l’existence humaine ne revêt pas l’importance que souvent on lui attribue. S’il avait voulu insister sur le moment de l’incarnation, Jean eût mis le participe à l’aoriste ».

   Néanmoins, Brown insiste sur la force de ce « égé­néto », même s’il pense, lui aussi, que si la Parole est devenue chair, elle n’a pas cessé d’être Dieu. Il ne s’agit, selon lui, que d’une apparence d’incarnation. Enfin, Schnackenburg affirme qu’il ne peut pas être question d’un logos « simplement apparu sous un déguisement charnel ». À l’opposé du gnosticisme et du docétisme, l’auteur du Prologue n’a pas eu de mépris pour la « sarks ». Il n’entendait pas annoncer une libération du monde matériel, mais au contraire, il affirmait le lien indestructible entre le « logos » et l’histoire humaine.

   Une autre question doit être, aussi, envisagée. L’au­teur du Prologue emploie au moins deux fois (versets 3 et 14) le verbe « égénéto » en lien avec le « logos ». Est-ce en un sens différent dans les deux cas ? Schnackenburg estime que le « égénéto » du verset 14 est spécifique. « Le "égénéto" annonce un change­ment dans le mode d’existence du "logos" ». Il ferait allusion à l’apparition d’un événement historique. « Maintenant écrit-il – l’incompréhensible arrive : il vient dans la chair, devient homme et dresse sa tente parmi les hommes ».
   Alors, quelle nuance l’auteur du Prologue a-t-il donc voulu indiquer entre ces deux emplois du verbe « égénéto » ? Font-ils, tous les deux, référence à l’historicité ? Dans les versets 3 et 4, il s’agirait plutôt de l’activité du Logos comme possibilité d’existence de « toutes choses », qui s’inscrit dans un « devenir historique » ; au sens également où l’« archè » (le commencement) est le principe qui, à tout moment et dans chaque situation existentielle, fait surgir le « sens », la « lumière ».

   D’autres exégètes, comme Brown et Bultmann, soulignent que le verbe « égénéto » représente un as­pect kénotique comparable à ce que l’apôtre Paul écrit aux Philippiens : « alla éauton ékénôsèn, morphèn doulou labôn... » (mais lui-même s’est dépouillé, prenant la forme d’un serviteur : Philippiens 2:7). Bultmann parle du scandale impliqué dans la réalité que le révélateur n’est rien d’autre qu’un homme.

   C’est pourquoi, le « devenir-chair » du « Logos » est bien le scandale pour les Juifs et la folie pour les Grecs. « Scandale » pour les « Juifs » dans l’affir­mation de la présence de Dieu dans un homme, de Dieu anéanti en tant que « Dieu » pour devenir homme ! « Folie » pour les « Grecs » dans l’affirma­tion que le « Logos » puisse devenir « sarks » et que l’histoire soit valorisée, qu’elle ait un sens (signifi­cation et finalité). Et l’aspect kénotique de l’« égé­néto », référence au sacrifice et à la mort, établit le lien entre l’incarnation et la médiation.



« eskènôsèn »

L’ensemble des commentaires des exégètes s’établit encore pour trouver ici une réminiscence de l’Ancien Testament ou de la littérature sapientiale. Là est l’image de la « tente » (du « tabernacle ») ou du « temple » d’Israël : analogie de l’exode d’Égypte ! De même, la littérature sapientiale déclare que la « Sagesse » fera sa demeure parmi les hommes. Brown souligne que la racine « S K N » sert de base au verbe grec « dresser sa tente » (skénoô) et res­semble à la racine hébraïque qui signifie également « demeurer », et à laquelle se rattache le nom de « Shékinah », la présence de Dieu habitant parmi son peuple.

   Toutefois, de quel « Dieu » s’agit-il dans le Prolo­gue johannique ? Du Dieu « tout-autre », de l’« Être en-soi » ? Ou, plus précisément, du Dieu transcendant « anéanti » dans le « devenir-chair » du « Logos », dont la « gloire » visible n’est que cet homme-là, et rien que lui ?



La « doksa »

Pour l’ensemble des exégètes, la « doksa» (la gloire) est la confirmation évidente de cette « présence » de Dieu dans le LLogos incarné. La « doksa » est, dans l’Ancien Testament, la forme d’apparition caractéristi­que de la divinité, qui s’exprime sous des manifesta­tions diverses : le feu dévorant, les éclairs fulgurants, l’extermination des ennemis, les prodiges en faveur du peuple, etc.

   En quel sens, la « gloire » hébraïque (kabôd) a-t-elle été reprise par l’auteur du Prologue et du Quatrième Évangile ? Les exégètes consultés estiment que l’au­teur du Prologue a repris le sens de l’Ancien Testa­ment. « Dans la langue du Nouveau Testament – écrit Boismard – la gloire de Dieu, c’est bien encore la puissance divine qui multiplie les prodiges et manifeste ainsi la présence de Dieu ».
   Mais alors, que signifie que, dans un événement historique, le « égénéto » puisse écarter toute tentation de docétisme, « tout déguisement charnel » si, en même temps, ce « Logos » demeure pleinement « Dieu » ? À ce moment, le paradoxe devient contra­diction, impossibilité fondamentale.
   Nous pensons aussi que, pour l’auteur du Prolo­gue, l’expression hébraïque était la forme particulière de la divinité. Mais n’oublions pas que la « doksa » est liée, dans l’Ancien Testament, à une impossibilité de voir. « Fais-moi voir ta gloire » demande Moïse. Il lui est répondu : « Je ne ferai passer devant toi que ma bonté » (hésèd) (Exode 33:18). « Nul ne peut voir Dieu et vivre » (Exode 33:20).

   Or, dans le Prologue johannique, il est dit : « Nous avons vu sa gloire ». Laquelle ? Précisément, celle du « Logos - sarks », c’est-à-dire une réalité qui est un véritable scandale et un blasphème pour les Juifs, car la « doksa » du Logos, c’est son « devenir - chair », qui est aussi une absurdité pour la pensée grecque et le gnosticisme ? Ce « devenir - chair » est précisément le renoncement à la « divinité » dans son « en-soi » ; autrement dit, renoncement à une réalité autre qu’« historique » et « humaine ». Là seulement, le Logos a « planté sa tente ».
   Sans doute, la réalité historique de Jésus de Naza­reth est-elle, pour l'auteur du Prologue johannique, la « localisation » de la venue de Dieu ; et sa « sar­ks » (sa chair) remplace-t-elle le « temple » (cf. Jean 2:19-23). Précisément, ce lieu nouveau qu’est l’hom­me représente désormais l’universalité de cette pré­sence dans le monde des hommes (kosmos). Désor­mais, il n’y a plus d’autre lieu privilégié que l’homme : la totalité du « mythe » est « historicisée ».
   Quand le Logos est « devenu chair », la possibilité de l’être des hommes est devenue visible, « histori­que », dans l’homme. La « gloire » visible est désor­mais « l’universalité du logos » dans l’homme, uni­quement en lui ! Tel est bien le « scandale des Juifs » et « l’absurdité pour les Grecs », mais l’originalité uni­que du Prologue johannique.



   Il nous faut reprendre l’aspect paradoxal du « èn » (il était) et du « égénéto » (il est devenu), non plus comme le passage de l’éternité au temps (qui est toujours une fuite du temps dans l’éternité), mais comme la tension entre la « permanence » (le « èn ») et l’« historicité » (le égénéto), le « devenir » qui tend vers l’« aboutissement » (pros ton théon) ; en définiti­ve, comme la relation entre la « médiation » et l’« in­carnation » dans la tension entre « mort et vie », du « néant » pour « l’être ».




Mémoire présenté
le 13 mars 1969




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tc196000 29/08/2018