ANALYSE RÉFÉRENTIELLE |
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Pierre CurieLe Logos dans le mondeExtraits d'un mémoire présenté à la faculté de théologie de Strasbourg, |
Le Logos est devenu chair |
Introduction Le Logos et le commencement La dynamique du Logos Le Logos comme médiation Le Logos, créateur de vie-lumière Le Logos était dans le monde Le Logos est devenu chair Le Logos et Dieu En guise de conclusion Ouvrages cités |
ai ô logos sarks égénéto kai eskènôsèn èn èmin, kai éthéasamétha tèn doksan autou... et le Logos chair est devenu et il a dressé sa tente chez nous, et nous avons contemplé sa gloire... (Jn 1:14) Certainement, en ce lieu, l’originalité du Prologue johannique, qui présente une double structure, est la plus évidente. Dans une première section (des versets 1 à 9), l’auteur a eu recours à des expressions d’origine grecque, et dans une seconde (des versets 14 à 18), il a utilisé des expressions d’origine sémitique. Le terme de « Logos » est présent dans l’une et dans l’autre.
La « sarks » L’origine du mot hébreu « bâsâr » est obscure, mais il est possible de relever l’évolution de son sens, depuis l’idée de substance d’un corps animal (homme ou bête) jusqu’à l’opposition entre la créature et le créateur, en passant par la signification collective d’humanité. Toutefois la fragilité, la faiblesse, et la caducité en sont les caractéristiques fondamentales, tout particulièrement dans l’opposition entre la créature et le créateur. La chair est visible, impuissante, ignorante, périssable, mortelle. Et Dieu est infini, tout-puissant, sagesse, éternel.
« égénéto » La question se pose maintenant : quelle relation existe-t-il dans le Prologue johannique entre les verbes « èn » (était) aux versets 1, 2, 4, 9 et 10, et « égénéto » (est devenu) aux versets 3, 10 et 14 ? Signifie-t-elle le passage de l’« éternel » au « temporel » ? Pour les uns et pour les autres, le « logos » est resté « Dieu » en devenant « chair ». Boismard écrit : « Ainsi, le Verbe est devenu chair, cette chose fragile et périssable qu’est l’homme. Mais il ne faudrait pas en conclure que, pour Jean, le Verbe ait cessé d’être Dieu en se faisant homme ». Mais Van den Bussche aperçoit la difficulté, puisqu’il minimise le « devenir » : « En tout cas, l’incarnation en tant que moment, passage précis de la préexistence à l’existence humaine ne revêt pas l’importance que souvent on lui attribue. S’il avait voulu insister sur le moment de l’incarnation, Jean eût mis le participe à l’aoriste ». Néanmoins, Brown insiste sur la force de ce « égénéto », même s’il pense, lui aussi, que si la Parole est devenue chair, elle n’a pas cessé d’être Dieu. Il ne s’agit, selon lui, que d’une apparence d’incarnation. Enfin, Schnackenburg affirme qu’il ne peut pas être question d’un logos « simplement apparu sous un déguisement charnel ». À l’opposé du gnosticisme et du docétisme, l’auteur du Prologue n’a pas eu de mépris pour la « sarks ». Il n’entendait pas annoncer une libération du monde matériel, mais au contraire, il affirmait le lien indestructible entre le « logos » et l’histoire humaine. Une autre question doit être, aussi, envisagée. L’auteur du Prologue emploie au moins deux fois (versets 3 et 14) le verbe « égénéto » en lien avec le « logos ». Est-ce en un sens différent dans les deux cas ? Schnackenburg estime que le « égénéto » du verset 14 est spécifique. « Le "égénéto" annonce un changement dans le mode d’existence du "logos" ». Il ferait allusion à l’apparition d’un événement historique. « Maintenant – écrit-il – l’incompréhensible arrive : il vient dans la chair, devient homme et dresse sa tente parmi les hommes ». D’autres exégètes, comme Brown et Bultmann, soulignent que le verbe « égénéto » représente un aspect kénotique comparable à ce que l’apôtre Paul écrit aux Philippiens : « alla éauton ékénôsèn, morphèn doulou labôn... » (mais lui-même s’est dépouillé, prenant la forme d’un serviteur : Philippiens 2:7). Bultmann parle du scandale impliqué dans la réalité que le révélateur n’est rien d’autre qu’un homme. C’est pourquoi, le « devenir-chair » du « Logos » est bien le scandale pour les Juifs et la folie pour les Grecs. « Scandale » pour les « Juifs » dans l’affirmation de la présence de Dieu dans un homme, de Dieu anéanti en tant que « Dieu » pour devenir homme ! « Folie » pour les « Grecs » dans l’affirmation que le « Logos » puisse devenir « sarks » et que l’histoire soit valorisée, qu’elle ait un sens (signification et finalité). Et l’aspect kénotique de l’« égénéto », référence au sacrifice et à la mort, établit le lien entre l’incarnation et la médiation.
« eskènôsèn » Toutefois, de quel « Dieu » s’agit-il dans le Prologue johannique ? Du Dieu « tout-autre », de l’« Être en-soi » ? Ou, plus précisément, du Dieu transcendant « anéanti » dans le « devenir-chair » du « Logos », dont la « gloire » visible n’est que cet homme-là, et rien que lui ?
La « doksa » En quel sens, la « gloire » hébraïque (kabôd) a-t-elle été reprise par l’auteur du Prologue et du Quatrième Évangile ? Les exégètes consultés estiment que l’auteur du Prologue a repris le sens de l’Ancien Testament. « Dans la langue du Nouveau Testament – écrit Boismard – la gloire de Dieu, c’est bien encore la puissance divine qui multiplie les prodiges et manifeste ainsi la présence de Dieu ». Or, dans le Prologue johannique, il est dit : « Nous avons vu sa gloire ». Laquelle ? Précisément, celle du « Logos - sarks », c’est-à-dire une réalité qui est un véritable scandale et un blasphème pour les Juifs, car la « doksa » du Logos, c’est son « devenir - chair », qui est aussi une absurdité pour la pensée grecque et le gnosticisme ? Ce « devenir - chair » est précisément le renoncement à la « divinité » dans son « en-soi » ; autrement dit, renoncement à une réalité autre qu’« historique » et « humaine ». Là seulement, le Logos a « planté sa tente ». Il nous faut reprendre l’aspect paradoxal du « èn » (il était) et du « égénéto » (il est devenu), non plus comme le passage de l’éternité au temps (qui est toujours une fuite du temps dans l’éternité), mais comme la tension entre la « permanence » (le « èn ») et l’« historicité » (le égénéto), le « devenir » qui tend vers l’« aboutissement » (pros ton théon) ; en définitive, comme la relation entre la « médiation » et l’« incarnation » dans la tension entre « mort et vie », du « néant » pour « l’être ». |
le 13 mars 1969 |
tc196000 29/08/2018