Sommaire
Préface
Quittez un monde bon
Vivre la foi dans le siècle
Présence de l’Église au monde
Évangélisation et prosélytisme
Vers l’humanité de Dieu
- L’humanité de Dieu
- Commentaires
Église en dialogue avec le monde
Itinérance : une quête du sens
Croire au-delà des perplexités
En écoutant l’Alléluiah d’Hændel
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L’humanité de Dieu
Le 25 septembre 1956, dans une conférence donnée à Aarau, Karl Barth apportait, au soir de sa vie, un important correctif à son œuvre sous le titre « L’humanité de Dieu ».
Le thème de cette conférence indique un tournant et un changement d’orientation dans la théologie évangélique de Barth. Jusque-là, l’accent portait sur la « divinité de Dieu », l’humanité divine ayant glissé « du centre à la périphérie ». Ce n’était pas le « dernier mot de la vérité ». Barth allait désormais « reconnaître l’humanité de Dieu sur la base de sa divinité ».
Dans une première partie, Barth décrit le cheminement vers l’humanité de Dieu. La tâche actuelle doit être menée en réaction critique et polémique contre le passé de la théologie libérale, devenue anthropocentrique et humaniste. Penser Dieu signifie penser à l’homme religieux chrétien. En ce sens, l’homme était grandi au préjudice de Dieu. Au cours de la première guerre mondiale, l’occasion a été donnée à quelques-uns d’une prise de conscience de la « détresse de l’homme » et de l’échec de la théologie libérale au plan de l’éthique. Ainsi le message de Blumhardt sur l’actualité du Royaume de Dieu, éclairé par Kierkegaard, Dostoïevski, Overbeck, a pu influencer la réaction de Barth. Enfin le thème central de la Bible, pour Barth, est l’autonomie et l’aséité de Dieu. « C’est ainsi seulement que nous pensions pouvoir comprendre correctement l’Ancien et le Nouveau Testaments » (1). La nécessité d’un tournant radical, d’un « redressement, base nécessaire de ce qui doit être prononcé aujourd’hui », apparaissait alors (2).
Toutefois, cette vérité n’était que « partiellement vraie ». Une « rétractation » devenait nécessaire : il s’agissait, dès lors, « de dire mieux ce qui a déjà été dit, de dire (la vérité) d’une manière enfin juste » (3). En effet, le mouvement amorcé avait, cette fois-ci, grandi Dieu au préjudice de l’homme, bien que, néanmoins, il n’ait jamais été question de nier l’homme au détriment du « tout » de Dieu. Le mouvement avait seulement « isolé » Dieu, l’avait rendu « abstrait », une idole menaçait de sortir de là. L’erreur avait consisté à oublier que Dieu n’est vivant que dans sa relation avec l’homme. C’est dans ce rapport qu’il existe, parle et agit (4). « Bien comprise, la divinité de Dieu inclut son humanité » (5).
Dans une seconde partie, Barth affirme qu’en Jésus-Christ cela est vrai et possible. En Jésus, en effet, il n’est question ni d’un homme abstrait ni d’un Dieu abstrait. En lui « une histoire se déroule, un dialogue s’engage, dans lequel l’homme et Dieu se rencontrent et sont ensemble dans la réalité de l’alliance conclue, maintenue et accomplie pour l’un tout autant que pour l’autre » (6).
En Jésus-Christ également se manifeste l’unité de Dieu et de l’homme : unité sans confusion. Jésus-Christ est le médiateur entre Dieu et l’homme. En Jésus-Christ est annoncée la libre grâce de Dieu à l’homme, et attestée la libre reconnaissance de l’homme à l’égard de Dieu.
En Jésus-Christ, enfin, le Royaume de Dieu s’est approché. Dieu parle, ordonne ; l’homme écoute, obéit. Jésus-Christ est le révélateur de Dieu à l’homme, ainsi que de l’homme à Dieu. « Dans cette situation, comme médiateur et réconciliateur de Dieu et de l’homme, Jésus-Christ est aussi celui qui les révèle l’un à l’autre » (7).
Qui est Dieu en Jésus-Christ ? Il est « personnellement et souverainement le sujet qui parle et qui agit en lui » (8). Il est Dieu libre, créateur et maître souverain, qui suscite et donne la réponse fidèle que sa créature lui doit. « La liberté de l’homme est totalement enfermée en Christ dans la liberté de Dieu » (9). Ainsi la divinité n’est pas une notion générale, un concept, mais une réalité concrète, véritable et accessible, dans l’existence propre de Jésus-Christ. C’est la liberté d’aimer, la toute-puissance de la miséricorde. « Seigneur et en même temps serviteur, le juge et en même temps l’accusé, le roi de l’homme dans l’éternité et en même temps son frère dans le temps » (10). Ainsi est rendue possible, pour Barth, la communion de Dieu et de l’homme.
Mais en même temps, l’humanité de Dieu est manifestée en Jésus-Christ, puisque « sa divinité est justement sa liberté d’aimer et par conséquent son pouvoir d’être non seulement dans les lieux très hauts mais aussi dans les profondeurs, d’être grand et en même temps petit, en lui-même et pourtant aussi avec et pour autrui, et enfin de se donner pour l’autre » (11). En Jésus-Christ, Dieu n’existe donc pas sans l’homme, bien que Dieu ne soit « ni solitaire ni égoïste dans sa trinité ». « Dieu est humain dans son libre choix d’aimer l’homme, de l’approuver et de participer à son existence » (12). C’est cela qu’indiquent d’ailleurs les paraboles du Royaume (13). « Dans cette humanité de Jésus-Christ, c’est l’humanité de Dieu qui se révèle incluse dans sa divinité » (14). « La vérité de Dieu ne saurait être que la philanthropie de Dieu, son amitié pour les hommes » (15).
Dans une troisième partie, Barth tire les conséquences de l’humanité de Dieu révélée en Jésus-Christ. « La thèse de l’humanité de Dieu-Emmanuel, vers laquelle nous avons été dirigés à partir du centre christologique, ne peut pas ne pas entraîner les conséquences les plus étendues » (16). Barth énumère cinq conséquences de la thèse de l’humanité de Dieu.
Premièrement, l’homme reçoit une « distinction spéciale », une dignité particulière, mais il s’agit d’une distinction accordée à l’homme, et non d’un optimisme humain. C’est une grâce. Désormais tout homme, même le plus misérable, doit être considéré sous cet angle. Refuser ce « droit », c’est renoncer à Jésus-Christ. Cette distinction accordée à l’homme porte alors sur toutes ses capacités et ses moyens (intelligence, volonté, corps…) ; elle concerne l’homme dans sa totalité. Elle porte aussi sur les actes qui expriment ses pouvoirs spéciaux, en particulier la culture : malgré la grave dépréciation que l’œuvre humaine a subie, la culture n’exprime pas seulement l’aspect monstrueux de l’homme, mais aussi la tentative de l’homme pour exprimer le cadeau reçu dans son humanité. Les actions ambigües de l’homme deviennent ainsi la parabole de la volonté et de l’œuvre de Dieu (17).
En second lieu, la culture théologique n’est pas une construction ou un système philosophique – à cause de l’humanité de Dieu – mais « son sujet sera précisément Dieu dans sa rencontre avec l’homme, et l’homme dans sa rencontre avec Dieu ; le dialogue et l’histoire dans lesquels leur communion est réalisée. C’est pour cette raison qu’elle ne peut penser et parler qu’en fixant ses regards sur Jésus-Christ et à partir de lui » (18). Ce sera donc une théologie dirigée sur l’Écriture sainte, dans laquelle Jésus-Christ se présente lui-même. Exprimer la relation de Dieu à l’homme est la tâche de la « théologie cultivée ».
En troisième lieu, il convient d’ajouter dans le monde une attitude et une orientation précises, puisque « la relation entre Dieu et l’homme concerne tous les hommes, parce qu’en elle, c’est-à-dire en Jésus-Christ, l’affaire de tous les hommes a été prise en mains et qu’il a été décidé de leur vie et de leur mort » (19). Il y a donc une parole – un kérygme – à proclamer, et qui suscite la réflexion de la foi et de l’obéissance, par quoi l’homme pénètre dans l’événement de la révélation. La question du langage est seconde ; l’important est d’apporter « la grande nouveauté, la bonne nouvelle de l’amour éternel de Dieu » (20).
Quatrièmement, le sens et le ton de nos paroles seront foncièrement positifs. Bien que l’homme ne soit pas « bon », mais qu’il soit le « révolté, le corrompu et l’hypocrite que nous connaissons » (21)… « l’humanité de Dieu, qui contient en elle-même ce « non », apporte la pleine justification de l’homme » (22). À ce point, Barth soulève la question tant controversée par les « orthodoxes » du salut universel. Il fait trois remarques : éviter la crainte panique de la catastrophe ; se demander, à partir de Colossiens 1:19, si la doctrine du salut universel ne devra pas être interprétée valablement ; si le danger d’une théologie sceptique et légaliste n’est pas plus néfaste que la « sereine indifférence » de cette doctrine du salut universel : « Ce qui est certain – dit Barth – c’est que nous n’avons aucun droit de ternir de notre théologie l’amitié que Dieu a manifestée aux hommes par Jésus-Christ » (23).
Enfin, cinquièmement, la connaissance de l’humanité divine revalorise la chrétienté de l’Église ; ceci en réaction contre les accusations portées par Barth aux environs de 1920 contre l’Église « trop humaine ». Cette revalorisation est féconde, malgré les exagérations possibles du romanisme, de l’ecclésiasticisme, confessionnalisme, traditionalisme, cléricalisme, liturgisme… La séquence « institution – événement » est contraire à l’Écriture ; l’existence et la fonction de l’Église sont nécessairement liées à l’événement du salut. « L’Église est le reflet de l’humanité de Dieu, puisque celui-ci a été assez loin dans son abaissement pour susciter des hommes plus ou moins nombreux et préfigurant les autres, afin de les envoyer comme des messagers pour le prier, le louer et le servir » (24).En dépit de ses faiblesses, de ses insuffisances ou de ses scandales, c’est bien l’Église qui est le reflet de l’humanité divine, parce que « Jésus-Christ a été de cette manière humain pour Dieu et pour nous sur la terre et dans le temps » (25).
L’Église est « objet de foi » (26), parce qu’elle est appelée à devenir le « lieu où l’achèvement de l’humanité, à savoir la fraternité, peut devenir visible sous la forme d’une communauté christocratique ; plus encore, nous la croyons comme le lieu où l’honneur de Dieu habite sur la terre, c’est-à-dire où l’humanité de Dieu veut revêtir dans le temps et sur cette terre déjà une forme saisissable. C’est là qu’on reconnaît l’humanité de Dieu, qu’on s’en réjouit, qu’on la célèbre, et qu’on en témoigne, appuyé uniquement sur l’Emmanuel, comme l’apôtre qui, en songeant au monde, n’a pas refusé le poids de l’Église, mais l’a pris sur lui et l’a porté au nom de tous ses membres, disant : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » (Ro 8:31) » (27).
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(1) L’humanité de Dieu p.13. 
(2) Ibid. p.14. 
(3) Ibid. p.13. 
(4) Ibid. p.20. 
(5) Ibid. p.20. 
(6) Ibid. p.21. 
(7) Ibid. p.23. 
(8) Ibid. p.23. 
(9) Ibid. p.24. 
(10) Ibid. p.26. 
(11) Ibid. p.27. 
(12) Ibid. p.29. 
(13) Ibid. p.30. 
(14) Ibid. p.30. 
(15) Ibid. p.31. 
(16) Ibid. p.31. 
(17) Ibid. pp.34-36. 
(18) Ibid. p.39. 
(19) Ibid. p.41. 
(20) Ibid. p.45. 
(21) Ibid. p.46. 
(22) Ibid. p.46. 
(23) Ibid. p.50. 
(24) Ibid. p.53. 
(25) Ibid. p.53. 
(26) Ibid. p.55. 
(27) Ibid. pp.55-56. 
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