ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Pierre Curie


Au risque de croire





Présence de l’Église au monde :
Le cheminement de Karl Barth vers « l’humanité de Dieu »


Sommaire

Préface
Quittez un monde bon
Vivre la foi dans le siècle

Présence de l’Église au monde
Évangélisation et prosélytisme
Vers l’humanité de Dieu
- L’humanité de Dieu
- Commentaires

Église en dialogue avec le monde

Itinérance : une quête du sens

Croire au-delà des perplexités

En écoutant l’Alléluiah d’Hændel




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Notes et commentaires sur l’humanité de Dieu


   Nous n’aborderons pas les fondements théologiques et les présupposés métaphysiques de la thèse barthienne ; nous chercherons seulement à mettre en lumière quelques-uns des aspects qui nous sont toujours apparus positifs, au moment où Barth « prenait ce tournant », et qui ont été pour beaucoup, il y a quelques années, une aide et un seuil dans leur recherche théologique et humaine. Par-là, sans aucun doute, notre intention sera de rendre hommage au grand théologien de Bâle.
   D’ailleurs Barth lui-même nous aurait-il, peut-être, autorisé à suivre son propre cheminement, qui l’avait conduit entre 1920 et 1956 de l’exclusive divinité de Dieu à cette « humanité » de Dieu. Il a reconnu que la position contenue dans sa conférence donnée à Aarau marquait un changement d’orientation, modifiant sa position antérieure, elle-même réaction contre la réduction « religieuse » de Dieu aux niveaux de l’expérience humaine dans la théologie de Harnack. Il reconnaissait la valeur et les « services indéniables » de la théologie ancienne, mais il déclarait aussi que ses propres thèses des années 1915, qui avaient accentué très fortement, et presque exclusivement, la transcendance de Dieu « Tout Autre », n’étaient pas « le dernier mot de la vérité » (1).
   Barth reconnaissait donc un « dynamisme de la vérité ». C’est pourquoi, au nom de ce même dynamisme – et sans pour autant renier ce support que Barth a fourni à toute une génération – nous osons nous autoriser à aller aujourd’hui plus avant dans la recherche théologique. Quel fut, en effet, le processus de Barth dans sa critique de l’ancienne théologie ? Il avait reproché à cette théologie son conformisme sans exigence. Dieu y était réduit à l’expérience religieuse de l’homme. « Parler de Dieu voulait dire effectivement : parler avec une certaine élévation, mais encore de cet homme, de ses révélations et miracles, de sa foi et de ses œuvres… ici l’homme était démesurément grandi au préjudice de Dieu » (2).

   Le point de départ de Barth a donc été une critique de la religion. « La théologie évangélique s’était affaissée en religion » (3). Il faudrait relire ici les pages de Barth que nous avions trouvées admirables dans sa Dogmatique (4), dans lesquelles le théologien bâlois faisait une critique vigoureuse de la « religion ». Alors, sans aucun doute, ce qui nous intéresserait ce serait bien cette critique de l’idéalisme, du mysticisme, du moralisme et du piétisme. Et puis, la réaction de Barth contre la théologie ancienne, en 1945, avait été commandée par la situation mondiale d’alors : la rencontre avec le socialisme et surtout les bouleversements de la première guerre mondiale. À cette occasion, Barth avait saisi le décalage entre la réalité historique vécue (qui lui avait rappelé la détresse de l’homme et l’avait conduit à une vision pessimiste du monde) et cette sorte d’optimisme irréaliste de la théologie et de la vie de l’Église. De la même façon, le second grand « tournant » de la théologie de Barth (avant celui de « l’humanité de Dieu ») est lié à un autre événement politique majeur : l’arrivée du nazisme en Allemagne, en 1933, et le silence ou le conformisme craintif de la majorité des « chrétiens allemands ». Sous ce choc, une fois encore, la théologie évangélique s’était affaissée en religion. La rédaction de la Confession de foi de Barmen et la naissance de « l’Église confessante » furent dans la logique de la critique barthienne de la religion.
   Cette critique, inspirée par la volonté de coller au réel, a été, sans aucun doute, un des éléments positifs et déterminants que notre propre génération a accueillis avec gratitude et espérance. Cependant, ce que beaucoup d’entre nous ne pouvons plus aujourd’hui recevoir, ce sont les motivations qui soutenaient les attitudes et les comportements courageux de Karl Barth, l’amitié de Dieu en particulier. Barth reconnaît, sans doute, que les choses ont été dites tout de même d’une manière un peu dure et inhumaine, en partie aussi d’une façon un peu hérétique (5). Quelle audace, pleine d’espérance, ce mot « hérétique » sous la plume de Karl Barth !

   Pour Barth, la notion de « vérité » n’est pas linéaire, mais concentrique. Il ne s’agit pas d’un dynamisme faisant progresser la vérité selon une droite, ni même d’une vérité en constant devenir. Elle est une vérité qui se perçoit sous plusieurs angles, successivement et dialectiquement. Son appréhension est toujours partielle, incomplète, inadéquate, c’est pourquoi il est nécessaire d’en saisir successivement (et, en ce sens, progressive­ment) les divers aspects. La vérité, selon Barth, existe « en soi », globalement ; mais le rôle du théologien sera toujours limité à un ou plusieurs phénomènes de cette vérité globale : il lui sera toujours impossible d’en atteindre d’un coup la globalité.
   Toute vérité chrétienne se présente à nous sous deux aspects opposés, l’un positif et l’autre négatif, qu’il nous faut constamment rapporter l’un à l’autre. Constamment, le théologien doit rapporter le « oui » au « non », et le « non » au « oui ». C’est pourquoi, en réaction contre la théologie ancienne, Barth avait d’abord mis en évidence « l’aséité de Dieu » qui répondait – à son avis – aux temps et aux circonstances. Puis, dans un second moment, il a saisi et exprimé « l’humanité de Dieu ». Cependant l’une et l’autre (l’aséité et l’humanité de Dieu) ne sont que les deux aspects complémentaires de l’unique totalité de Dieu, le « Tout Autre ».
   La méthode dialectique aura donc permis à Barth de faire, en quelque sorte, son auto-critique, et de reconnaître qu’il avait durci un concept au détriment de l’autre. « Nous avions tort, précisément là où nous avions raison » (6). En définitive, Barth se reproche de ne pas avoir été suffisamment dialecticien lui-même ! « Ce Dieu ne ressemblait-il pas, plus encore et de nouveau, à celui des philosophes qu’à celui d’Abraham, Isaac et Jacob ? Une idole ne menaçait-elle pas de sortir de tout cela ? » (7).
   Que K. Barth ait pu parler, à propos de sa théologie, d’une possibilité latente d’idolâtrie, cela a sans doute provoqué un choc chez beaucoup, dont j’étais. Mais cela fut salutaire. Désormais, nous ne pouvions pas être « barthiens » ! Tout n’était donc pas dit une fois pour toutes, il y avait encore un avenir pour la théologie. Une référence à Barth n’était pas un critère intangible d’orthodoxie ! La publication de L’humanité de Dieu était un signe vivant du dynamisme de la vérité… et de la théologie !

   Cinq autres réflexions ont, à l’époque, inspiré notre recherche et notre action.

   En premier lieu, un éclairage nouveau était porté sur la notion de « relation ». Sans doute, Dieu restait-il le « Tout Autre », descendant d’en-haut. Mais Barth l’affirmait dans sa relation à l’homme. La transcendance de Dieu se manifestait précisé­ment dans cette relation : il est Dieu avec l’homme, « Emmanuel », et non pas le Dieu des philosophes, abstrait et impassible ; il est le Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob, celui qui se lie à l’histoire des hommes, qui ne peut être véritablement lui-même qu’en se liant indéfectiblement à l’histoire. Il est le Dieu d’une histoire, le Dieu vivant parce qu’existentiellement en relation aux hommes.
   Du même coup, l’histoire prenait une dimension, une valeur, un sens. La religion, qui est une fuite hors du réel, ne pouvait plus être une réponse valable, mais une aliénation (8). Les événements survenant dans le monde concret, quotidien, toutes les relations, constituaient le tissu vivant et complexe de l’humanité, tout ce qui, en un mot, advient parmi les hommes d’aujourd’hui, sur la terre, n’est pas une grande parenthèse. À plus forte raison, ce n’est pas non plus seulement corruption ou perversion, puisque le Dieu tout autre est en même temps le Dieu avec, le partenaire, l’Emmanuel. « C’est dans ce rapport – dit Barth – que Dieu existe, parle et agit. Celui qui se comporte de cette façon est le Dieu vivant » (9).

   En second lieu, Barth a accentué la christologie. D’où savons-nous cela ? poursuit Barth : « D’où vient que cette dernière phrase (la divinité inclut son humanité) soit juste et nécessaire ? Elle est une formulation christologique » (10).
   Pourquoi notre génération a-t-elle été sensibilisée par cette redécouverte ? Ne serait-ce pas, en fin de compte, par un souci de réalisme ? Nous refusions, en effet, tout ensemble, un Dieu abstrait, une idéologie de Dieu, une métaphysique désincarnée, et un humanisme abstrait, une idéologie de l’homme. Sans doute découvrions-nous encore là le signe d’un refus de la « religion », celle de Dieu comme celle de l’homme ! La christologie de Barth venait nous apporter, en ce temps-là, une réponse positive à ce double refus. Parler de Dieu en-soi nous apparaissait comme un jeu de l’esprit. Qui est Dieu ? Dans les conditionnements de nos recherches d’alors, Barth nous aidait à sortir de notre perplexité : « Qui m’a vu a vu le Père ».
   Parler de Dieu, chercher Dieu, devenait possible à travers la figure de cet homme de notre terre, Jésus le Nazaréen ! Le lieu de la rencontre et de la connaissance de Dieu et de l’homme ne se trouvait plus dans le ciel religieux et pieux, mais ici et maintenant, aux coordonnées de l’histoire humaine. « Il n’y est pas question d’homme pensant pouvoir se suffire à lui-même avec son peu de religion et sa morale religieuse, et devenant ainsi lui-même un Dieu ; en même temps, il n’y est pas non plus question d’un Dieu abstrait, séparé de l’homme dans sa divinité, et éloigné, étranger, non pas humain, mais en quelque sorte inhumain » (11). Désormais, Dieu avait perdu son « pouvoir suprême », il était un « Seigneur abaissé ».
   En même temps, l’homme retrouvait sa dimension et sa raison d’être. Pourquoi être homme ? Puisque Jésus-Christ avait été serviteur des hommes, la véritable élévation de Dieu consistait désormais dans le service des hommes. Par Jésus de Nazareth, l’homme et l’humanité retrouvaient leur chemine­ment, leur vérité, leur existence possibles, puisque par Jésus le Nazaréen, Dieu le tout autre cessait d’être un souverain trônant dans le ciel ! « Ce que Dieu est en vérité, comme ce qu’est l’homme, nous n’avons pas à le chercher au hasard ou à l’inventer, mais à le découvrir là où la vérité de l’un et de l’autre habite : en ce Jésus-Christ où la plénitude de leur existence et de leur alliance nous est présente » (12).
   Barth rejoignait ici certains aspects de l’inconciliable conciliation tentée par Luther : la justice de Dieu et sa miséricorde. Dialectiquement, il affirmait qu’en Jésus-Christ la toute-puissance de Dieu tout autre est manifeste dans son amour. En Jésus-Christ se réalise la synthèse vivante de l’autorité et de l’amour dans la liberté. « Tout puissant, il l’est, mais de la toute-puissance de sa miséricorde ; seigneur en même temps que serviteur » (13).
   Ce qui, déjà, nous gênait et nous scandalisait secrètement, c’était cela : un Dieu tellement Dieu, tellement élevé et souverain, tellement « autre », que nous nous sentions reniés comme hommes, ne possédant qu’une apparence d’existence et de liberté. L’affirmation de Barth nous réconciliait, en quelque sorte, avec « Dieu », nous donnant la possibilité d’exister. C’est pourquoi la christologie reprenait tant d’importance pour nous et notre génération de chrétiens protestants. Nous retrouvions une « joie de vivre », une liberté de nous épanouir dans un monde non irrémédiablement condamné, ni rejeté globalement comme lieu de perdition et de perversion. Barth nous aidait à aimer la terre des hommes, appelée à une véritable espérance dès le temps présent, à un renouvellement possible de toutes choses. À cause de Jésus, le Nazaréen, il nous apparaissait de nouveau que vivre et lutter pour un monde renouvelé, pour une humanité réconciliée, dès ici et maintenant, cela valait la peine, et était urgent.

   En troisième lieu, la Conférence d’Aarau traçait les lignes d’un nouvel humanisme. Affirmer que le monde reçoit un poids spécifique, et que l’homme, tout être portant visage humain, a une dignité particulière, que la création n’est pas anéantie en tant que monde par le péché, tout cela a été réappris par Barth, à travers l’humanité de Dieu, à notre génération de chrétiens protestants. « Ces dons – son humanité – n’ont pas été annulés par la chute, même pas diminués dans leur excellence » (14). Les thèses de Barth portaient en germe une certaine « théologie du monde » ; elles nous interdisaient tout mépris pour le monde et les hommes, pour le corps matériel, l’intelligence, la pensée, les décisions volontaires suscitant responsabilités et engagements. « Il ne saurait être question de douter le moins du monde de l’humanité, de mépriser ce cadeau de Dieu ou de déprécier ce qui justement fait de nous des hommes » (15).
   Barth allait même très loin en déclarant : « Nous ne pouvons rencontrer Dieu que dans les limites de notre humanité (c’est lui qui souligne), telles qu’il les a prescrites » (16). Rencontrer Dieu dans les limites de notre humanité, n’est-ce pas précisément le cœur de la recherche théologique d’aujourd’hui ? Alors comment peut-on encore concilier l’aséité de Dieu et cette affirmation révolutionnaire ? En fin de compte, la méthode dialectique de Barth ne devient-elle pas aussi un jeu de l’esprit ? Il avait pourtant raison de dire : « Le tournant que nous prenons maintenant… sera l’occasion de bien des soucis pour une génération future » (17).
   L’humanisme ainsi redécouvert trouve son expression dans une culture qui demeure, malgré « la grave dépréciation que l’œuvre humaine a subie » (18), « la tentative par laquelle l’homme essaie d’être lui-même justement, c’est-à-dire de mettre en valeur et de réaliser le cadeau qu’il a reçu de son humanité » (19). En particulier, la culture théologique aura désormais pour objet non pas une métaphysique abstraite ou une recherche pure, mais la relation fondamentale et dialectique de Dieu avec l’homme, de l’homme dans sa recherche et de sa rencontre avec Dieu. Ce sera une théologie existentielle.
   Ici encore, Barth ne nous avait-il pas ouvert des horizons insoupçonnés ? Comment concilier, en effet, une théologie de l’essence, de l’être-en-soi (qui demeurait toujours la théologie de Barth) et celle de l’existence (que Barth affirmait en même temps) ? « La tâche de la théologie – dit Barth – est d’essayer de regarder, de comprendre, d’exprimer cette relation – sans se laisser détourner ni à gauche ni à droite – relation de Dieu avec l’homme qui devient en même temps celle de l’homme avec Dieu » (20).

   En quatrième lieu, Barth reposait en termes nouveaux la question de l’évangélisation et du témoignage, en reprenant les travaux exégétiques et ceux de l’École des Formes, qui avaient mis en évidence dans le Nouveau Testament la pro­clamation d’un kérygme, événement surgissant dans l’histoire, lui donnant son sens, sa direction et sa signification. Ce kérygme devient le germe de « l’humanité de Dieu » dans l’histoire des hommes, qui en serait la matrice.
   « Ce message n’est pas donné – dit Barth – pour servir de pâture à la spéculation ; il nous invite au contraire et exige de nous la réflexion de la foi et de l’obéissance, par laquelle l’homme passe du simple « intérêt » d’un spectateur et d’un auditeur, au véritable « inter esse » par quoi il se reconnaît dans l’humanité du Christ, comme il reconnaît son Dieu dans la divinité de Jésus : il se voit lui-même placé sous le jugement et la grâce ; lui-même devenu l’objet de sa promesse et de son commandement, et pénétrant ainsi avec son intelligence, sa volonté et son affectivité, dans l’événement de cette révé­lation » (21).
   La réalité de « l’humanité de Dieu » contenait déjà, à nos yeux, en germe la plénitude de l’œcuménisme (l’oikouméné dépassant la simple recherche de l’unité de l’Église, mais s’étendant à la totalité de l’humanité, appelée à découvrir son sens véritable et son destin.
   Par-là, l’évangélisation cessait d’être la récupération des hommes « perdus » pour Dieu ou pour l’Église ; elle devenait, au contraire, la « prise de conscience », la « révé­lation » pour les hommes de leur possibilité d’accès à leur humanité véritable, libérée et réconciliée ; elle était la pleine participation de « l’homme à la grâce », comme l’écrivait Barth (22). L’évangéli­sation devenait ainsi un service gratuit, offert sans arrière-pensées. « Il ne saurait être question, si l’on se reporte à l’humanité de Dieu, de gens réellement situés au-dehors, ni d’un monde totalement émancipé ; on ne pourra jamais parler que d’un monde qui s’estime autonome… L’humanité de Dieu nous montre que seuls existent des gens qui ne réalisent pas encore ou ne comprennent pas qu’ils sont déjà dedans » (23).
   Barth entrouvrait là une nouvelle porte : pouvait-on encore séparer le monde en deux, un monde « chrétien » et un monde « athée », s’il est vrai que « le plus convaincu d’entre les chrétiens devra toujours se considérer lui-même comme un homme du dehors » (24) ? L’humanité de Dieu sous-tend une certaine « unité du monde », reniant la coupure entre le sacré et le profane.
   Condamnant le catastrophisme de la religion et de la théologie, Barth affirmait délibérément le « oui » divin sur les hommes, tous les hommes, dès ici-bas. Affirmation qui, sans aucun doute encore, a pu réjouir un certain nombre d’entre nous, parce qu’elle était la découverte dans sa joyeuse liberté de la signification de la grâce victorieuse de la loi, du dépassement de tous les légalismes moroses et aliénants.
   À propos de la redécouverte christo­logique, Barth écrivait : « Si seulement Calvin avait poussé ses réflexions plus loin à ce sujet, tant dans sa christologie que dans sa doctrine de Dieu et de la prédestination, et dans son éthique, Genève ne serait pas devenue une chose si morose ! Les lettres du réformateur n’auraient pas distillé tant d’aigreur et il n’eût pas été si compréhensible qu’un Pastalozzi ou, parmi ses contemporains, un Sébastien de Castellion, se soient crus obligés de le combattre » (25).
   Barth nous redonnait confiance et nous désignait la vie avec les hommes et pour eux comme une passionnante aventure. L’Évangile redevenait une « bonne nouvelle ». « Qui ne considère pas cette tâche comme la plus essentielle mais se complaît dans toutes sortes de reproches contre la folie et la méchanceté humaines, les raillant à plaisir, celui-là ferait mieux de se taire » (26).
   Enfin, Barth atteignait aux limites du possible, de l’orthodoxie théologique, aux limites de l’humanité de Dieu, en laissant entendre la possibilité d’un salut universel. Sans doute ne décidait-il de rien, ni pour ni contre : « On devrait se demander – dit-il – devant Colossiens 1:19, qui parle de la décision de Dieu de réconcilier « toutes choses avec lui-même » par son Christ, son image et le premier-né de la création, et devant les parallèles de ce texte, si cette doctrine du salut universel ne pourrait pas être aussi interprétée dans un sens valable ? » (27).

   En dernier lieu, Barth re-situe l’Église par un biais paradoxal en apparence. Alors qu’une théologie de l’aséité divine avait conduit Barth à minimiser l’institution ecclésiastique, la théologie de l’huma­nité de Dieu, au contraire, lui a fait terminer son discours sur une reprise au sérieux de l’Église. « On ne peut certes pas approuver que l’ordre « événement – institution », qui se trouve certainement fondé dans l’Écriture, soit tout simplement renversé, ce n’est pas une bonne entreprise. Mais, d’autre part, il nous faut bien voir que le maintien de cet ordre et de ce jugement n’entraîne nullement un relâchement et encore moins une rupture de notre solidarité avec l’Église » (28).
   À ce point, certes, nous aurions pu être déçus ! Nous avons dû replacer ces affirmations de Barth dans leur contexte, celui de l’humanité de Dieu, pour en découvrir l’aspect positif. Nous refusions une Église sclérosée, enfermée dans le confessionnalisme et le cléricalisme. Nous espérions le « renouveau de l’Église » (Ecclesia reformata, semper reformanda ! ». Nous cherchions une Église réellement « pour le monde », non point pour elle-même, tournée vers sa conservation. Il nous semblait que Barth pouvait encore nous aider : l’Église qu’il proposait dans « l’humanité de Dieu » était bien la communauté fraternelle à laquelle nous aspirions, une koinonia et non point une institution dans laquelle l’événement, le kerygme, aurait été le prisonnier.
   Cette Église que Barth laissait entrevoir était ce lieu vivant, où l’événement de la réconciliation des hommes et le renouvellement de toutes choses, structures comprises, aurait pu être effectivement vécue au milieu du monde, pour tous, sans distinction de croyants et d’incroyants, de purs et d’impurs, où les « murs de séparation » auraient pu être en réalité abattus. Pour beaucoup d’entre nous alors, dont j’étais, ce fut bien le temps de la recherche passionnée de ce lieu de rencontre possible pour quiconque et pour tous, la quête de cette possibilité offerte, dans un monde terriblement divisé par la guerre froide et les guerres coloniales, pour les hommes sans distinction de se rencontrer, de se connaître, et d’entrer dans un service commun pour tous les hommes.
   Peut-être est-ce à ce point, précisément, qu’aujourd’hui tout recommence, parce que tout est mis en question de cette possibilité effective. Pour beaucoup d’entre nous, alors, nous nous sommes lentement, patiemment ou passionnément aperçus qu’il était impossible de distinguer réellement cette Église-koinonia de l’Église-institution. À présent, nous remettons profondément en question cette ecclésiologie qui nous contraint à bouleverser la théologie et la christologie de cette ecclésiologie. Le tournant pris par Karl Barth dans « L’humanité de Dieu » était sans doute un changement d’orientation dans la théologie évangélique, mais il n’était pas « le dernier mot de la vérité ».



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(1) L’humanité de Dieu p.7.   Retour au texte

(2) Ibid. p.10.   Retour au texte

(3) Ibid. p.9.   Retour au texte

(4) Dogmatique 1/2 pp.71 à 147.   Retour au texte

(5) L’humanité de Dieu p.15.   Retour au texte

(6) Ibid. p.17.   Retour au texte

(7) Ibid. p.18.   Retour au texte

(8) Ibid. pp.19-20.   Retour au texte

(9) Ibid.p.20.   Retour au texte

(10) Ibid. p.10.   Retour au texte

(11) Ibid. p.21.   Retour au texte

(12) Ibid. p.23.   Retour au texte

(13) Ibid. p.26.   Retour au texte

(14) Ibid. p.34.   Retour au texte

(15) Ibid. p.34.   Retour au texte

(16) Ibid. p.34.   Retour au texte

(17) Ibid. p.7.   Retour au texte

(18) Ibid. p.35.   Retour au texte

(19) Ibid. p.36.   Retour au texte

(20) Ibid. p.38.   Retour au texte

(21) Ibid. p.43.   Retour au texte

(22) Ibid. p.43.   Retour au texte

(23) Ibid. pp.33-34.   Retour au texte

(24) Ibid. p.44.   Retour au texte

(25) Ibid. pp.26-27.   Retour au texte

(26) Ibid. p.48.   Retour au texte

(27) Ibid. p.49.   Retour au texte

(28) Ibid. pp.51-52.   Retour au texte



juin 1971




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tc512200 : 02/12/2019