Qui est ma mère ?
Le refus de Jésus
La nouvelle parvient aux oreilles de
Jésus, assis au milieu d’une foule qui
l’entoure et l’écoute, ravie et silencieuse : «
Voici ta mère et tes frères sont dehors et te demandent » (
Mc 3:32),
lui disent-ils. Sans perdre son calme et sa concentration,
Jésus répond en trois temps, dont nous chercherons à préciser le sens.
Première de ses affirmations : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? » (Mc 3:33)
Jésus parle à haute voix, afin que les autres aussi puissent réfléchir sur la question en même temps que lui.
Il se rapporte à sa propre existence, celle d’un bâtard – j’emploie presque toujours le mot populaire pour ne pas atténuer le sens – né
d’une femme fécondée par un homme qui n’est pas
son mari et qui n’aura pas la possibilité d’en être le père,
une femme enceinte par viol.
L’enfant dont
elle accouche est celui
qu’elle ne voulait pas, et pour lequel
elle a conjuré
Dieu de ne pas lui donner vie, enfant
qu’elle voulait voir mort avant qu’il ne naisse car, vivant, il aurait été un enfant aussi bien sans père que sans mère. Mais
elle accoucha de lui vivant et en prit soin comme une mère.
Elle ne put pas, cependant, lui assurer la condition propre à un enfant libre et reconnu.
Il devait purger dans sa condition sociale la peine due au péché du père et de
la mère qui l’avaient conçu dans le péché.
Jésus savait que
sa mère venait chez lui pour le prier de revenir vivre chez elle, comme jadis. Et
il savait aussi
qu’elle avait dû intervenir afin de calmer la colère de ses autres enfants contre lui, et d’obtenir de le reconduire avec certains ménagements, quitte à
le ramener de force
s’il s’opposait à venir. Mais son retour n’aurait pas pu changer la condition de subordination de son existence.
Jésus n’alla donc pas rencontrer
sa mère, qui l’attendait.
Mais, « Jetant les regards sur ceux qui étaient assis autour de lui : voici, dit-il, ma mère et mes frères ! » (Mc 3:34-35)
Jésus est un individu illégitime, dans la mesure où
il est né d’une femme fécondée par un homme qui n’est pas son époux. Il n’a donc pas de
frères. Mais il sait que toute union de l’homme avec une femme ne pourrait pas aboutir à la naissance d’un enfant si
Dieu n’eût pas été présent par l’acte de création qui sous-tend cette union.
La création est de l’ordre métaphysique de l’être, la génération de l’ordre physique. Chaque individu suppose ces deux actions, de
Dieu et de l’homme. Il en ressort une différence profonde dans la prise en considération de l’homme. Si l’on groupe les hommes à partir de la génération d’un couple, on aura autant de classes que de couples : classe des frères, des cousins, des parents, comme aussi des compatriotes ou des étrangers. Mais si on demeure au niveau de la création, tout homme fait partie de la même existence, puisqu’il est de la même nature : tout homme étant créé par
Dieu, tous les hommes sont des frères. Dirons-nous alors qu’ils sont de la même nature que
Dieu qui les a engendrés ? Non, mais qu’ils participent du même être que
celui qui les crée, de même qu’ils héritent de la même nature que ceux qui les engendrent. Ils sont des frères dans l’être.
On peut affirmer que
Jésus, au moment où, en refusant de rencontrer
sa mère,
il jette son regard sur ceux qui l’entourent, a été éclairé par le parole de la Genèse : «
Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu : il créa l’homme et la femme » (
Gn 1:27). L’homme est donc une participation de l’être, dont
Dieu est. Un homme est frère de celui qui vient de la même mère et du même père que lui, mais il est aussi, à un niveau plus profond, un « avec tout homme », dans la mesure où tout homme vient de
Dieu. Le regard que
Jésus jette sur les gens qui l’entourent en les reconnaissant comme frère ou sœur est conforme aux paroles des Écritures qui définissent l’homme comme participation de
Dieu. Et
il se retrouve frère d’hommes qui viennent de générations dans lesquelles la sienne ne s’inscrit pas. Ils sont tous frères parce que tous viennent de la même source de vie.
Jésus ne chasse pas
sa mère, mais la laisse en attente de la compréhension de son existence. J’aime suivre le regard de
Jésus et il me réjouit en découvrant que des étrangers
l’entourent, se serrant autour de
lui comme formant un berceau : la solidarité humaine, par laquelle chaque homme est frère de l’autre.
Troisième parole : « Car quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma sœur et ma mère » (Mc 3:35)
Y a-t-il un procédé argumentatif dans l’articulation de ces trois propositions ? Je le pense. Dans la première,
Jésus doute sur l’identification de
sa mère. Est-elle
la femme qui l’a engendré ? Oui, au niveau physiologique.
Mais
Jésus a été investi d’une génération qui sous-tend celle de
Dieu, qui partage avec
lui son être et sa propre image. Dès lors sa mère sera plutôt celle qui reconnaît en l’homme l’incarnation de l’image de
Dieu. Son être relève en première instance de l’acte de
Dieu. C’est en cela que
Jésus reconnaît sa mère dans ceux qui l’entourent comme dans un berceau. Il n’appelle pas « mère »
la femme qui l’a engendré, mais celle qui reconnaît en lui l’image de
Dieu.