ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


Auteurs Méthode Textes
Plan Nouveautés Index Liens Aide





Ennio Floris


Les apparitions dans les évangiles





Les apparitions dites « privées » de Jésus


Sommaire

La foi au Christ ressuscité

Le Christ est ressuscité

Les apparitions d’anges aux femmes

Les apparitions «privées» de Jésus
- Introduction
- Selon Matthieu
- Selon Luc
- Selon Jean

Les apparitions de Jésus aux Onze

La structure des textes évangéliques




. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

L’apparition de Jésus aux femmes selon Matthieu


   « Et voici que Jésus vint à leur rencontre : « Je vous salue » dit-il. Et elles de s’approcher et d’étreindre ses pieds en se prosternant devant lui. Alors Jésus leur dit : « Ne craignez point ! Allez annoncer à mes frères qu’ils doivent partir pour la Galilée, et là ils me verront » (Mt 28:9).

   L’apparition de l’ange aux femmes – qui vient juste d’avoir lieu – ne nous laissait pas prévoir que Jésus allait se montrer lui-même à elles quelques instants plus tard ; en effet l’ange leur est apparu pour annoncer que le Seigneur se manifesterait aux disciples en Galilée. Ce second récit surprend donc par la façon illogique dont il suit le premier, car Jésus ne fait autre chose que répéter aux femmes ce que l’ange vient de leur dire.
   Il faut ajouter aussi que les femmes ne sont pas, comme chez Marc, « toutes tremblantes et hors d’elles-mêmes », mais « toutes émues et pleines de joie », et aussi que Jésus les rencontre alors qu’elles sont en route pour exécuter l’ordre de l’ange. Il faut donc supposer que la raison qui pousse l’évangéliste à faire ce second récit est extérieure.

   Examinons le texte de plus près. Bien que Jésus donne aux femmes le même ordre que, précé­demment, l’ange, il ne reprend pas exactement les mêmes termes que lui : il remplace « allez dire à ses disciples » par « allez annoncer à mes frères ». Ces dernières paroles, notons-le au passage, se retrouvent dans le quatrième évangile (Jn 20:14). Le fait que nous trouvions des mots différents – « disciples » et « frères » – pour désigner les mêmes personnes nous fait supposer qu’il y a deux sources différentes d’inspiration et des raisons ecclésio­logiques et théologiques qui expliquent le recours à l’une ou l’autre de ces sources.

   Nous pensons que le mot « frères » et le contexte de ce bref récit nous renvoient à ces chapitres de la Genèse qui relatent la rencontre entre Joseph et ses frères. Notons que Jésus ne dit pas aux femmes « allez dire à vos frères », mais « allez dire à mes frères ».
   Voici les moments de l’histoire de cette rencontre :
a) Joseph se manifeste à ses frères : « Je suis Joseph… et ses frères ne purent lui répondre car ils étaient bouleversés de le voir ».
b) Il leur dit encore : « Dieu m’a envoyé devant vous pour assurer la permanence de votre race dans le pays et sauver la vie de beaucoup d’entre vous. Ainsi… c’est Dieu qui m’a établi comme père pour Pharaon, comme maître sur toute sa maison, comme gouverneur (arconta) dans le pays d’Égypte ».
c) « Remontez-vite chez mon père et dites-lui… Descends auprès de moi sans tarder… Racontez à mon père toute la gloire que j’ai eue en Égypte et tout ce que vous avez vu et hâtez-vous de faire descendre ici mon père » (Gn 45:1-14).
d) Puis, après la mort de leur père Jacob, « ses frères eux-mêmes vinrent et, se jetant à ses pieds, dirent : « nous voici, pour toi, comme des esclaves ! » Mais Joseph leur répondit : « Ne craignez point » » (Gn 50:18).
   Matthieu semble reprendre ces deux rencontres de Joseph avec ses frères dans l’unique rencontre de Jésus avec les femmes. À celles-ci, Jésus adresse la même parole de consolation que Joseph à ses frères : « Ne craignez point ! » parce que, comme les frères à la vue de Joseph, elles sont saisies de stupeur à la vue de Jésus, et parce que, comme les frères qui avaient livré Joseph, elles se sentent coupables du péché commun aux disciples, celui d’avoir abandonné et trahi leur maître. Et puis, comme les frères devant Joseph, les femmes se prosternent devant Jésus.
   Quant au rôle d’intermédiaire joué par les femmes entre Jésus et les apôtres, il a probablement été suggéré à Matthieu par celui assumé par les frères entre Joseph et leur père.
   Enfin, de même que tout le récit de la Genèse aboutit à la manifestation de Joseph devant son père, en ce que Dieu l’a établi comme père, comme seigneur (kurios) et comme prince (arconta), de même l’apparition aux femmes tend à la révélation de Jésus en ce que Dieu lui donne tout pouvoir sur les cieux et sur la terre (1).

   Mais, si nous avons déterminé l’inspiration de ce récit, il nous reste à savoir pourquoi Matthieu a introduit cette autre version à la suite de la première, et quels motifs et quelles circonstances ont donné naissance à ce nouveau récit.

   Nous pouvons partir de l’hypothèse que la « bonne nouvelle » annoncée par les apparitions aux femmes a deux sources, l’une apostolique et l’autre directement féminine, gardée, élaborée comme elle était née, par les femmes elles-mêmes. Il est probable que, dans les textes issus de la première source, l’apparition des anges ait été introduite en marge de l’évangile, et seulement en vue de l’apparition de Jésus à des hommes en particulier et aux Onze : dans l’optique apostolique, l’annonce faite par les femmes, tout en étant de Dieu, n’apporte pas un témoignage de la résurrection car les femmes, parce qu’elles sont des femmes, ne peuvent pas être des témoins. Leur rôle se limite à rendre un service aux apôtres en vue de leur témoignage.
   On comprend dès lors pourquoi Luc – qui écrit pour des chrétiens grecs – se garde bien d’introduire dans son évangile la seconde version de l’apparition aux femmes : il veut suivre exclusivement la tradition apostolique et ne laisser aux femmes qu’un rôle ministériel en vue du témoignage des hommes. Et même, non content de se refuser à insérer dans son évangile le nouveau récit de Matthieu, il présente aussi les apôtres comme très méfiants envers cette annonce par les femmes que des anges leur sont apparus (Lc 24:11-23). Il agit ainsi afin de bien montrer la différence qu’il y a entre une foi professée par des femmes, qui ne peuvent avoir autorité dans l’Église, et la parole proclamée par des hommes, qui a au contraire l’autorité d’un témoignage.

   Contrairement à Luc, Matthieu insère, lui, cette deuxième version du récit, parce que dans les Églises dont il est le porte-parole, la source féminine s’affirme parallèlement à la source apostolique. Il est certain que, dans les Églises galiléennes, les femmes jouissaient d’une personnalité qu’elles n’avaient pas, au moins au commencement, au sein des communautés chrétiennes grecques. Moins émancipées sur le plan civil, elles avaient cependant accès à la plénitude de la communauté des frères.
   De cela nous avons un indice dans la réponse que, selon Marc et Matthieu, Jésus aurait lancée à la foule et à ceux qui l’informaient que sa mère et ses frères étaient dehors et le demandaient. En effet, tandis que Luc affirme que Jésus aurait répondu : « Ma mère et mes frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique » (Lc 8:21), Marc et Matthieu lui prêtent ces paroles : « Quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère » (Mt 12:50 ; Mc 3:31). La femme, en tant que femme, est donc considérée comme membre de la famille dans la foi de Jésus, ayant une responsabilité en tant que sœur. Cette personnalité a été reconnue aux femmes en raison de leur vocation et du service qu’elles avaient accompli auprès du Seigneur, depuis qu’il avait commencé à prêcher en Galilée et jusqu’à sa mort.
   Sur ce dernier point aussi, nous trouvons une différence entre les récits de Marc et Matthieu et le texte parallèle de Luc : en effet, alors que Marc et Matthieu affirment que les femmes ont suivi Jésus et l’ont servi (diacounaino) depuis la Galilée (Mt 27:55 ; Mc 15:40-41), Luc semble restreindre leur service en le considérant comme rendu non pas directement à Jésus, mais à tous (Lc 23:55).

   À partir de ces diverses constatations, la différence entre les deux textes de l’apparition aux femmes s’explique car, dans le premier récit, les femmes prêtent un service aux apôtres, sans être elles-mêmes en contact direct avec le Ressuscité puisque c’est un ange qui leur donne la mission ; dans le second, au contraire, elles sont porteuses d’un message qui leur a été confié par le Ressuscité lui-même. Tout en exerçant le même service pour les apôtres elles sont, cette fois, des témoins directs de la résurrection puisqu’elles ont vu le Seigneur.
   Dans cette reconnaissance des femmes comme témoins, elles ont elles-mêmes joué un rôle positif car elles ont revendiqué de pouvoir témoigner du Ressuscité comme elles avaient, par leur service, témoigné du messianisme de Jésus durant sa prédication en Galilée et jusqu’à sa mort.

______________

(1) Pour l’ensemble de cette interprétation, voir Ac 2:36.
   Pour la proclamation de Jésus comme « prince » (arconta), voir Ap 1:5, et aussi, indirectement, Mt 9:34 ; 12:24, et le passage dans lequel Matthieu cite Michée 5:1, bien que dans la version en grec de Matthieu le mot « arconta » soit traduit par « egoumenos » (Mt 2:6).   Retour au texte




c 1981




Retour à l'accueil Les apparitions privées de Jésus Haut de page Les apparitions de Jésus chez Luc      écrire au webmestre

t264100 : 22/02/2020