ANALYSE RÉFÉRENTIELLE
ET ARCHÉOLOGIQUE
Pierre Curie
Le roman inachevé d’un utopiste
Prologue :
hier et aujourd’hui
Sommaire
Prologue
Introduction
Clermont-l’Hérault
Saint-Quentin
Bruay-en-Artois
Tourcoing
La crise
Épilogue
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S’il est vain, et même délirant parfois de célébrer le culte du souvenir et de la mémoire, à l’origine de bien des conservatismes, voire des racismes, des intégrismes et des fascismes, celle-ci n’en constitue pas moins notre identité personnelle, et n’est pas sans prolongements ni conséquences sur les événements qui jalonnent l’histoire contemporaine. Dans la succession des causes et des effets, elle donne alors au présent ses raisons d’exister.
Et si le rêve exprime souvent les aspirations de notre désir le plus secret, l’utopie, même quand elle est tenue en échec par les pesanteurs de l’habitude, ne cesse jamais de travailler, de retourner le terreau de l’histoire en marche, et laisse des traces indestructibles de germes porteurs d’espoir pour l’avenir.
Ainsi, la « mémoire » de ces cinquante dernières années, particulièrement ce qui est advenu il y a vingt-cinq ans dans le monde occidental, en
France spécialement autour des « événements de mai 1968 », et pour ce qui me concerne dans l’Église réformée de
France, est-elle définitivement obsolète ou conserve-t-elle un intérêt pour aujourd’hui ?
La réponse n’est pas simple : des aspects de cette mémoire sont définitivement enfouis sous la poussière de l’oubli, ils concernent l’éphémère, ce qui était précisément de l’ordre du psychique, du comportement affectif, du langage inadapté, de l’expérience spontanée, de la relation épisodique ou accidentelle. Tous ces « actes manqués » et d’autres, sans doute, ne cessent encore d’interroger notre époque sur les raisons de ses déchirements et de son désarroi ; ils concernent en général les valeurs universelles.
L’écroulement des valeurs et la fin d’idéologies qui avaient nourri et entretenu depuis le début du siècle l’espérance de millions d’êtres humains dans le monde, puis le vide qui s’en est suivi, aussi absurde qu’avaient été les espérances dévoyées, et qui fut aussitôt comblé par le resurgissement du « religieux » et la montée agressive des « intégrismes » et des « fondamentalismes » de toutes sortes, politiques et moraux, tout cela ne plonge-t-il pas ses racines dans ce qui fut, je le crois, l’aboutissement d’occasions manquées de l’histoire il y a un quart de siècle ?
C’est pourquoi je souhaiterais, dans ces pages, esquisser ce rappel de mémoire, très modestement en ce qui concerne mes propres expériences de ce passé encore proche, mes questions posées, parfois sans réponse, et mes initiatives engagées, parfois avortées avec et parmi celles de nombreux autres, dans la jeunesse particulièrement ; questions et initiatives qui furent, comme le rêve, porteuses du désir fondamental d’ouverture à l’homme et de transformation radicale de la société.
Je n’ai pas l’intention d’écrire, selon une mode du temps, mes « mémoires personnelles », car ma personne ne présente que l’intérêt d’avoir pu associer en pleine conscience à la fois les approfondissements de son évolution au cours de ces années, sa propre « identité » en quelque sorte, et ce désir fondamental d’ouverture à l’homme contemporain et de renouvellement social à cette utopie créatrice, véhiculée par le message d’amour d’un obscur petit juif de
Palestine d’il y a quelques vingt siècles, nommé
Jésus le Nazaréen.
Pendant vingt ans, entre 1950 et 1970, à la place qui m’avait été assignée, j’ai tenté de faire partager et vivre cette utopie à des hommes et des femmes rencontrés sur des lieux que je n’avais pas choisis, hommes et femmes qui furent les contemporains, parfois les acteurs, d’événements personnels ou collectifs de la société française et internationale de l’époque.
J’ai souhaité retrouver maintenant la mémoire de ces années, parfois cruciales, encore une fois non pour en tirer satisfaction ou exprimer une amertume personnelle, mais pour m’interroger sur ces « pesanteurs de l’habitude » qui ont, en bien des occasions durant ces dernières années, dressé des obstacles ou justifié des interdits et des exclusions tenant en échec les aspirations de notre désir. Avaient-ils pour unique fondement – comme cela a été souvent prétendu – des raisons d’ordre personnel, psychologique, voire politique ? Ou bien ces raisons avancées pour freiner, interdire ou exclure, n’avaient-elles pas servi d’alibi, de « faire valoir » pour refouler en toute bonne conscience des obstacles plus essentiels, attestant une appropriation de pouvoir ?
Retrouver cette mémoire aussi pour tenter, comme l’archéologue, cet homme de l’archaïque mémoire, de reconstituer des traces perdues, enfouies sous la poussière du temps mais toujours vivaces et porteuses d’avenir, et dégager de l’oubli qui perpétue le néant quelques germes d’espoir afin, s’il est possible, que l’histoire ne reconstitue pas infiniment le cycle des échecs inutiles, mais poursuive pour la croissance de l’homme son mouvement de vie.
«
Roman inachevé d’un utopiste
».
Roman, car on y rencontrera des gens et des événements, tous réels et bien vivants, des jeunes et des moins jeunes, des
chrétiens et des athées, qui ont été parfois des « personnages » jouant leur rôle, portant un message sympathique ou généreux, d’indifférence ou de cynisme.
Utopiste, car l’utopie est un bel idéal plein d’espoir, mais chimérique et illusoire. Ne dit-on pas que l’utopiste, étranger au réel et au quotidien, n’a pas les pieds sur terre ? L’utopie ne tient-elle pas du rêve, celui qui enfante notre désir secret ou celui, religieux, qui exprime notre misère tout en protestant contre elle ?
Inachevé, enfin, le roman ou l’utopiste ? ou les deux ensemble ? Inachevé, en effet, le roman l’est : il s’interrompt brusquement à l’automne de 1968 et s’achève sur une rupture et un échec. Inachevée, l’utopie en crise disparaît sous sa forme première pour renaître sous d’autres figures, c’est l’utopie dans tous ses états ! Inachevée enfin puisque, dissimulée sous le terreau de l’histoire, elle prépare secrètement des maturations nouvelles et inédites.
Symphonie inachevée, à la manière de
Schubert…
1992
tc401000 : 12/07/2019