ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Pierre Curie


Le roman inachevé d’un utopiste





Intermezzo sans suite :
Saint-Quentin 1955-1956


Sommaire

Prologue

Introduction

Clermont-l’Hérault

Saint-Quentin

Bruay-en-Artois

Tourcoing

La crise

Épilogue




. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

   Avant de quitter Clermont-l’Hérault, les autorités régionales du Bas-Languedoc nous avaient proposé de poursuivre notre ministère à Labastide-Rouairoux, une très petite paroisse de la Montagne du Tarn, non loin de Mazamet, qui se trouvait sans pasteur depuis plusieurs mois. En nous informant, nous avons appris que cette paroisse rurale, située dans un coin perdu, était moribonde, et que l’espoir était des plus minces de lui redonner du souffle. Décidément, l’imagination n’était guère au pouvoir à notre égard dans l’Église régionale ! À moins que l’on ait cherché à nous enterrer vivants ? Nous avons refusé de procéder à notre propre enterrement.

   Nous souhaitions, par contre, revenir dans le nord de la France, et poursuivre dans le milieu des ouvriers mineurs du Pas-de-Calais que j’avais découvert avec sympathie huit ans auparavant. La réponse des autorités de cette région à notre demande fut aussitôt négative : aucun poste n’y était vacant. Était-ce bien la seule véritable raison ? Nous n’avons pas cherché à faire un procès d’intention.

   Le président régional, le pasteur Robert Chéradame, nous fit savoir qu’une possibilité pouvait, néanmoins, nous être offerte dans le nord (et il insista en disant qu’il n’y en aurait pas d’autre), si nous acceptions, à Saint-Quentin dans l’Aisne, sous la responsabilité du pasteur titulaire, l’ancien poste de la mission populaire du faubourg d’Isle, sévèrement atteint en 1944 par les bombardements alliés qui visaient la gare toute proche ; le presbytère et les locaux de la mission avaient été détruits, et le jeune pasteur en poste tué par une bombe en pleine école du jeudi.
   Depuis ces événements tragiques, la petite communauté protestante du faubourg d’Isle, essentiellement d’origine ouvrière, avait été annexée à la paroisse réformée où, chez les membres, la classe moyenne et patronale était prédominante.
   Il convient d’ajouter une particularité importante de cette ville de Saint-Quentin. Administrativement, elle constitue une entité possédant, comme beaucoup d’autres, un centre et différents quartiers périphériques. Néanmoins le faubourg d’Isle est un quartier spécifique. En effet, sa population est plus dense et homogène, mais surtout, géographique­ment, il se trouve très nettement séparé du reste de la cité par un canal et une voie ferrée, un grand pont permettant le passage entre les deux portions de la ville. En fait, le faubourg d’Isle a toujours représenté une réalité sociologique originale.

   Sous le fallacieux prétexte de l’unité de la paroisse, les membres de la communauté protestante du faubourg d’Isle étaient invités de manière pressante et « fraternelle » à se rassembler au temple situé dans le centre de la ville. Le faubourg d’Isle n’était qu’un lieu d’évangélisation de l’Église de Saint-Quentin, peut-être sa bonne conscience, en tout cas un « vivier » où pêcher les futurs protestants destinés à accroître autour de l’unique temple réformé l’unique communauté des frères rassemblés autour de la sainte-cène.
   Le pasteur titulaire et responsable de Saint-Quentin, prévenant dès le début toute tentative « d’hérésie », affirmait clairement cette intention dans les colonnes du journal régional le Nord protestant en octobre 1955 : « Le double ministère pastoral qui s’exerce désormais à Saint-Quentin ne signifie pas la division de l’Église en deux paroisses, mais au contraire son enrichissement dans l’unité. Cette unité s’affirme particulièrement lors du culte mensuel de la sainte-cène qui rassemble tous les membres communiants de l’Église autour d’une même table, au temple ».
   Cet acte unilatéral d’autorité ecclésiastique, avant même de connaître l’évolution des choses, faisait fi souverainement de l’histoire de l’Église locale, de la géographie et des situations psychologiques et sociales du faubourg d’Isle.

   Nous avions accepté ce poste parce qu’il nous avait paru répondre à nos motivations, mais en ignorant le contexte social et religieux. Nous avons été pris dans un piège qui nous a contraints à vivre pendant neuf mois une douloureuse expérience qui s’était pourtant annoncée comme chargée de promesses, et dont nous ne souhaitons maintenant, après plus de trente-cinq ans, rappeler la mémoire qu’en termes voilés et empreints d’une profonde tristesse.
   Neuf mois par un hiver à moins quinze dehors, et le cœur transi au-dedans, de gestation d’un printemps étranglé, assassiné par un ange déchu, affublé du froc d’un évêque qui étouffait dans l’institution l’événement à venir qu’on lui annonçait joyeusement, qui adorait l’hostie quand on lui présentait le pain communautaire, qui broyait froidement et sereinement la main fraternelle qu’on lui tendait dans sa pogne de potentat religieux jaloux de ses prérogatives.
   « Ouvrez, ouvrez la cage aux oiseaux » chantait désespérément l’ami Pierre…

   Mémoire de néant et d’oubli… Histoire ensevelie dans une résurrection possible…
   Pourtant, vous, amis du faubourg d’Isle, sachez (si vous existez encore après ces années écoulées) que nous gardons mémoire fidèle de vos existences tourmentées mais attentives, en des lieux proches parfois de l’enfer.
   Il nous reste cette espérance, sans lendemains, de libérations promises et avortées.



1992




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