ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Pierre Curie


Le roman inachevé d’un utopiste





Éveils de conscience :
colonialisme et monde ouvrier


Sommaire

Prologue

Introduction
Colonialisme et monde ouvrier
La foi chrétienne
Les deux Karl
Mémoires d’utopie

Clermont-l’Hérault

Saint-Quentin

Bruay-en-Artois

Tourcoing

La crise

Épilogue




. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

   Pour faciliter la compréhension des années 1950 à 1970, il est utile de rappeler ce qu’on nommerait aujourd’hui l’élaboration des « motivations de l’action ». Pour exprimer cette maturation progressive, trois éléments essentiels ont contribué à ces premières prises de conscience : deux d’ordre social et politique, le colonialisme et le monde ouvrier, le troisième d’ordre personnel, la foi chrétienne comme engagement de vie.



   Le colonialisme a probablement été la question qui m’a atteint le plus directement. Né en Afrique du Nord, en Tunisie, ce fut là que j’ai grandi, poursuivi mes études primaires et secondaires, et noué de chaudes amitiés jusqu’à mon départ à vingt-trois ans. Issu d’une famille française de la classe moyenne, originaire du côté paternel du pays de Montbéliard, établie en Afrique du Nord, d’abord en Algérie au milieu du XIX° siècle, puis aussi en Tunisie, ma jeunesse et mon adolescence n’ont guère été troublées par la réalité coloniale que j’ai vécue plus comme un état de fait que comme une question.
   Jusqu’à mon départ définitif de Tunisie pour la France, mes rapports avec des Tunisiens arabes ont été des plus restreints. D’ailleurs, mes parents ont pris soin de ne pas les favoriser particulièrement, et je dois bien admettre aussi que la communauté protestante de Tunis et les mouvements de jeunesse auxquels j’ai appartenu ne se sont pas, non plus, empressés de les provoquer ! Et si je n’ai jamais connu de racisme agressif autour de moi, dans ma famille et parmi mes amis (l’ambiance était même à la tolérance et à la « bonne entente » entre les communautés française et « indigène » comme on disait alors), néanmoins je n’ai pas échappé au poids dominant s’une présence française qui se voulait bienfaitrice (n’étions-nous pas dans un « protec­torat » ?) pour les populations arabes.
   Il ne paraissait pas abusif de rappeler l’œuvre accomplie par la France, par exemple dans le domaine de la santé (le trachome avait été vaincu), mais on omettait de dire que, dans d’autres domaines comme ceux de l’éducation et de l’enseignement, de l’agriculture et de l’économie en général, les Français se taillaient la part du lion : pendant que la majorité du peuple tunisien était analphabète, que les terres les plus riches des plaines irriguées étaient la propriété de colons français, que les produits industriels comme les phosphates et l’alpha étaient exploités par des compagnies françaises, sans qu’aucune industrie de trans­formation locale qui aurait pu servir le peuple tunisien n’ait été mise en place. Mais surtout qu’en dépit de tous leurs efforts louables de tolérance et de générosité, les Français étaient les occupants d’un pays soumis à leurs seules décisions et à leur pouvoir exclusif.
   Cela, je n’en ai pris conscience que plus tard, après une rupture volontaire : à vingt-trois ans, j’ai quitté ma famille pour la France qui venait d’être libérée depuis quelques mois de l’occupation allemande, et pour Paris où j’allais entreprendre quatre années d’études de théologie pour devenir pasteur de l’Église réformée de France. Grâce à la distance prise ainsi avec mon pays d’origine, pour lequel j’ai toujours conservé un fidèle attachement et une grande estime, prise avec ma famille et mes amis d’alors, et surtout par des contacts et des lieux de vie entièrement nouveaux grâce auxquels j’accédais à une information plus ouverte et plus critique aussi, ma sensibilité perçut plus vivement les événements qui, de 1946 à 1950, dans nos « colonies » et dans le monde commençaient à occuper une place prépondérante, et revêtaient parfois un tour dramatique, par exemple en Indochine dès 1945 ou à Madagascar en 1948 (un pasteur malgache de passage à Paris en 1948 nous avait raconté les exactions et les tortures exercées par nos troupes sur des opposants malgaches à la présence française dans leur pays).
   Déjà les événements tragiques du Constantinois algérien en 1945, annonciateurs de ce qui allait devenir quelques années plus tard la « guerre sans nom », m’avaient été révélés au cours de l’été 1946 alors que je séjournais un mois dans cette région. J’ai gardé douloureusement en mémoire le ton avec lequel des colons et un administrateur français m’avaient rapporté comment les arabes, poussés par la misère et descendus en masse de la colline qui nous faisait face, avaient été fauchés par les mitraillettes françaises parce qu’ils « menaçaient leur sécurité »… Plusieurs centaines de morts arabes ce jour-là, paraît-il !

   Dès lors, je ne pouvais plus éviter de penser à la réalité tunisienne, qui n’avait à cette époque rien de comparable avec ces tragiques « dérapages ». Pour moi, désormais, la question qui débordait la Tunisie pour recouvrir l’empire colonial français devenait inévitable : comment en finir avec le colonialisme ?



   Le monde ouvrier occupa dans ces années le second temps de cette première prise de conscience des problèmes du monde contemporain dont je me sentais solidaire, m’apprêtant à y vivre l’évangile comme pasteur. Au sortir de la seconde guerre mondiale, et probablement parce que le parti communiste, mais aussi d’autres partis de gauche, avaient pris une part importante à la résistance française à l’occupant allemand, le problème du monde ouvrier et son poids dans la vie sociale et politique du pays dans les prochaines années était devenu la préoccupation de beaucoup, non seulement dans la classe ouvrière elle-même, mais aussi dans le monde étudiant et intellectuel dans sa plus large acception. Mieux appréhender les problèmes humains et sociaux des ouvriers français devint en quelque sorte un leitmotiv.

   Les années 1947 et 1948 connurent des troubles sociaux graves, des mouvements de grève éclatèrent un peu partout sur le plan national, touchant de nombreux secteurs d’activité dans les services publics, mais aussi parmi les mineurs des houillères du Pas-de-Calais, y divisant profondément la classe ouvrière ; ils furent suivis d’une répression sévère, ordonnée par le ministre de l’intérieur de l’époque, Jules Moch, membre du gouvernement socialiste en place.
   Ce fut aussi la période où, par solidarité de destin, des prêtres devinrent ouvriers ; il y eut aussi des pasteurs-ouvriers. Le père Michonneau publia un livre qui fit date : France, pays de mission.

   À Paris, au cours de mes années de théologie, je fis la connaissance de la communauté du Foyer évangélique de Grenelle autour du pasteur Francis Bosc, communauté de la Mission populaire, ouverte et sensibilisée à toutes les exploitations et aliénations subies par les hommes, qui les dépossèdent de leur conscience propre et de leur dignité, témoignant ainsi de l’accueil et de la solidarité de l’évangile. J’y rencontrai également certains de ces pasteurs-ouvriers, comme René Rognon et Xavier Michel-Jaffard.
   En une autre circonstance, pour informer les étudiants de la faculté de théologie qui le souhaitaient, actualisant de cette façon le mot célèbre de Karl Barth « la Bible et le journal », nous avions organisé à deux, Guy Bottinelli et moi, ce que nous avions appelé une « conférence de presse » dans un local de la faculté, au cours de laquelle nous présentions chaque semaine, classés par grandes rubriques, des extraits du journal Le Monde, traitant des grands événements survenus en France et dans le monde.

   Dans ce bouillonnement quasi général, de nombreux groupes chrétiens, où protestants et catholiques se côtoyaient parfois, des séminaires animés à tour de rôle par des ouvriers et des « experts » traitèrent de la condition ouvrière et de son exploitation, du rôle des bourgeoisies dans le monde, de la puissance de l’argent, etc. Parmi les participants à ces rencontres, des étudiants protestants se constituèrent en équipes pour travailler, l’été, en usine ou dans les mines du Nord-Pas-de-Calais.
   Ainsi, avec un camarade étudiant en théologie comme moi, qui avait déjà travaillé en usine à Liévin, dans le Pas-de-Calais, l’été précédent, je faisais équipe au cours de l’été 1947 pour assurer un stage d’un mois dans l’église ouvrière de Liévin, où je devais me marier un an plus tard. Mon handicap physique m’interdisant de travailler au fond de la mine, comme je l’aurais souhaité pour vivre de l’intérieur et en solidarité de terrain la « condition ouvrière », mon compagnon étudiant, Charles Hédrich, en faisait seul l’expérience directe tandis que j’assurais les tâches matérielles quotidiennes de notre équipe, puis nous rencontrions chez eux les ouvriers mineurs le soir, après leur poste de travail, souvent invités à la table du couple pour de longues heures d’entretien et d’amitié. Ainsi les problèmes quotidiens, les difficultés et les dangers du métier, l’exploitation subie, parfois les drames personnels et collectifs, la santé dévastée très jeune par la silicose de ces hommes fiers et chaleureux, généreux et susceptibles, nous devenaient peu à peu familiers, nous interrogeaient profondément et nous émou­vaient, mais nous révoltaient souvent.



1992




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tc402100 : 12/07/2019