ANALYSE RÉFÉRENTIELLE
ET ARCHÉOLOGIQUE
Pierre Curie
Le roman inachevé d’un utopiste
Éveils de conscience :
découverte des deux Karl
Sommaire
Prologue
Introduction
Colonialisme
et monde ouvrier
La foi
chrétienne
Les deux Karl
-
Karl Marx
-
Karl
Barth
-
Oppositions
et
convergences
Mémoire
d’utopie
Clermont-l’Hérault
Saint-Quentin
Bruay-en-Artois
Tourcoing
La crise
Épilogue
. . . . . . . . - o
0
o - . . . . . . . .
Karl Marx
Cette première prise de conscience, survenue sous le choc d’événements et d’expériences vécues, laissait pour moi inexpliquées leurs causes profondes, mais surtout demeurait entière, au moment où j’allais devenir pasteur, la question : ces problèmes qui formaient la trame de l’existence souvent tragique des hommes, mes contemporains, avaient-ils un rapport à l’évangile ? Ils m’interpellaient directement et fortement dans la fonction et la charge qui seraient bientôt les miennes. Pour y répondre, devrais-je m’en remettre à la seule théologie et à la prière ?
Au cours des séminaires auxquels j’avais récemment participé, un nom qui m’avait été presque inconnu jusqu’alors avait souvent été évoqué comme référence, soit pour l’approuver soit pour le combattre.
Ce nom de «
Karl Marx » n’avait jamais été prononcé dans ma famille et si, du côté maternel, j’avais un cousin « communiste » gardois qui avait pris une part active et courageuse à la résistance dans les maquis du sud-ouest de la
France, je n’avais pas eu de peine à comprendre que ses « idées » ne trouvaient guère d’écho chez les miens, même s’ils reconnaissaient que ce cousin était « un garçon honnête et généreux ».
Au cours de mon adolescence, passée dans le scoutisme tunisien, j’avais eu certes des amis « socialistes », mais leur « originalité » ne signifiait pour moi rien d’autre de leur part qu’une ouverture et une générosité humaines. En classe de philosophie, mon professeur (protestant… et socialiste de surcroît) n’avais jamais prononcé le nom de
Marx, mais plutôt celui de
Bergson !
Et voici que dans ces années 1946-1950,
Karl Marx devenait pour moi quelqu’un qui avait dit des choses importantes, en particulier sur l’exploitation de l’homme par l’homme et sur l’aliénation religieuse. J’ai donc cherché à mieux
le connaître et à comprendre les analyses
qu’il avait faites sur ces questions.
J’avoue n’avoir pas lu l’œuvre entière de
Marx, et peut-être n’en ai-je retenu que ce qui correspondait à mes interrogations d’alors. C’est pourquoi je ne peux pas dire que j’ai été vraiment marxiste, et d’ailleurs des notions dont
Marx s’était servi m’avaient heurté, telle la «
dictature du prolétariat
» : le mot « dictature » a toujours provoqué chez moi une aversion profonde, quel que soit celui qui l’utilise !
Je reconnais, par contre, avoir été sensible à certaines idées de
Marx, par exemple «
L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes
», ou encore «
La société bourgeoise moderne n’a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d’autrefois
» (
Manifeste du parti communiste
). Et encore : «
C’est ainsi que la société s’est jusqu’ici toujours développée dans le cadre d’une opposition : chez les anciens, l’opposition entre les hommes libres et les esclaves, au Moyen-Âge l’opposition entre la noblesse et les serfs, dans les temps modernes entre la bourgeoisie et le prolétariat
» (
Idéologie allemande
).
De même l’analyse de
Marx sur l’accumulation du capital, qui a pour effet l’aliénation du travail des hommes, c’est-à-dire en bref la puissance dominatrice que procure la concentration de l’argent entre les mains de certains hommes ou certains groupes sociaux m’avait semblée pertinente.
Le travail qui est une activité créatrice, est devenu par cette accumulation du capital une marchandise qui se vend pour un salaire, permettant à l’homme de récupérer ses forces et de survivre. Sans doute qu’aujourd’hui cette idée du salaire a-t-elle évolué, mais on peut reconnaître qu’elle reste vraie pour un très grand nombre. Ainsi, derrière l’expérience vécue et sous l’apparence des choses,
Marx a recherché quels sont les véritables rapports humains. La division du travail entraîne une division en classes sociales antagonistes : le travail n’est plus celui de l’ouvrier, il appartient réellement à celui qui possède les moyens de produire, transformant l’ouvrier lui-même en moyen de production des richesses de la terre. Cette aliénation du travail salarié dépersonnalise et déshumanise les hommes, et les rapports entre eux deviennent des rapports entre choses, en vertu des lois de la concurrence du marché.
Cette aliénation, qui a un caractère universel, a des effets économiques : elle aboutit à la concentration d’entreprises géantes et despotiques. Elle a également des conséquences politiques, car elle masque l’hypocrisie de l’égalité des droits entre ceux qui détiennent le pouvoir de l’argent, et les autres qui vendent leur force de travail pour subsister.
Marx étend cette aliénation à un autre domaine, la religion.
Il n’en nie pas le fait : «
La religion est la reconnaissance de l’homme par un détour, à travers une médiation
». Pour
lui, c’est une aspiration à éliminer les injustices subies par les hommes. Voici un texte célèbre : «
L’homme fait la religion, la religion ne fait pas l’homme… La misère religieuse est à la fois l’expression de la misère réelle, et d’autre part la protestation contre cette misère. La religion est le soupir de la créature accablée, le cœur d’un homme sans cœur, comme elle est l’esprit des temps privés d’esprit. Elle est l’opium du peuple
» (
Critique de la philosophie hégélienne du droit
).
«
Opium du peuple
», la religion est un rêve, révélateur d’une profonde aspiration enracinée dans le réel. Il faut non point annihiler le rêve, mais supprimer l’aliénation qui le produit. Pour
Marx, l’aliénation religieuse se développe selon un processus cohérent : le besoin religieux réel chez les hommes (qu’il convient d’analyser) s’élabore à travers une idéologie en système théorique, lui-même lié à l’aliénation économique et sociale, aux classes dominantes et à leur État. L’élimination de l’exploitation de l’homme par l’homme viendra de la destruction de ce qui constitue la base de la religion.
Réfléchissant à ces analyses de
Marx, j’ai repensé en particulier à mon expérience au cours du stage parmi les ouvriers mineurs du
Pas-de-Calais, et plus généralement à ce que leur cohérence et leur enracinement dans le concret apportaient des réponses (exception faite, peut-être de sa conclusion), non seulement à mes interrogations sur la « condition ouvrière », mais aussi à celles sur l’exploitation des peuples colonisés.
1992
tc402310 : 13/07/2019