ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Pierre Curie


Le roman inachevé d’un utopiste





Éveils de conscience :
découverte des deux Karl


Sommaire

Prologue

Introduction
Colonialisme et monde ouvrier
La foi chrétienne
Les deux Karl
- Karl Marx
- Karl Barth
- Oppositions et
  convergences

Mémoire d’utopie

Clermont-l’Hérault

Saint-Quentin

Bruay-en-Artois

Tourcoing

La crise

Épilogue




. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

Oppositions et convergences
entre Barth et Marx


   En dépit de leur opposition fondamentale, les deux hommes convergent en un point : la critique de la religion. Bien que leur argumentation soit différente, ils parviennent, à mon sens, à un constat commun : la religion est une aliénation de l’homme.
   Selon Marx, la religion, misère réelle de l’homme, et sa protestation contre elle est un rêve aliénant, dont il faut supprimer les causes économiques et sociales. Pour Barth, la religion est une « occasion de tomber en tentation » (Dogmatique ½, p. 74). Sans doute la raison de cette « chute » dans le religieux réside-t-elle non dans un substrat humain, mais dans l’incrédulité de l’homme, qui consiste « à installer une image de Dieu issue de l’autonomie et de l’arbitraire humain » (p. 93). La religion est une sorte de garant des besoins et des possibilités de l’homme condamné à la solitude la plus absolue, réduit à son vouloir et à son pouvoir. « Toute religion, dit-il, n’est finalement rien d’autre qu’un reflet de l’homme lui-même et de ses besoins » (p. 103). Elle « représente la tentative toujours mise en échec, et cependant toujours reprise avec une nouvelle force, par laquelle l’homme cherche à réaliser par ses propres moyens ce que Dieu seul peut créer en lui : la connaissance de la vérité, la connaissance de Dieu » (p. 92).
   Karl Barth n’utilise pas le terme d’aliénation, mais ceux de « solitude la plus absolue », de faiblesse et de détresse humaines, de « reflet de lui-même », de ses « besoins ». Il parle d’incrédulité, opposée à la foi, là où Marx voit la fin du rêve religieux vers un retour à l’intégrité de l’homme par la disparition de son exploitation sociale et économique. Toutefois l’un et l’autre, pour des raisons opposées, considèrent que l’homme a besoin d’être délivré de ce qui occasionne sa détresse, par son propre « vouloir » et sa « lutte » pour le premier, par sa « foi » pour le second.

   Dans le Cahier du Centre du Nord consacré à la « Critique de la religion », l’éditorialiste écrivait en 1969 : « Marx et Barth, l’athée et le chrétien, s’accordent paradoxalement pour dénoncer l’inauthenticité humaine de la religion. Pour l’un, parce qu’elle est l’expression illusoire des besoins de l’homme, et pour l’autre parce qu’elle n’est précisément que l’expression des besoins de l’homme, ou de sa détresse ».

   Chrétien, je trouvais dans cet accord paradoxal une nouvelle raison pour ne rejeter ni l’une ni l’autre de ces analyses. Cependant, je mettais en doute la conclusion de Marx, qui considère que l’exploitation de l’homme par l’homme n’est le fait que de son seul vouloir et son seul pouvoir, selon l’expression de Barth. Reconnaissant néanmoins le caractère aliénant de la religion commun à l’un et à l’autre, c’était pour moi une réalité d’expérience que l’énergie vivante de la « foi » apporte à l’homme, quelle que soit la forme de son oppression, de son exploitation ou de son aliénation, une capacité de libération et de liberté, une « grâce »…
   Je dois dire aussi que, de même que chez Marx je n’avais retenu que ce qui répondait à mes interrogations, de même n’ai-je conservé de la Somme théologique de Barth que ce qui offrait un écho à ma « foi » : sans doute ce que j’en retenais était sans commune mesure pour Barth ! Si je n’appréciais guère la notion marxienne de « dictature » (fut-elle du prolétariat), j’ai toujours éprouvé une certaine réserve à l’égard de la notion barthienne du « Dieu Tout-Autre », autre forme, me semblait-il, d’absolutisme écrasant.
   Aussi, lorsque Karl Barth déclara en 1956, au cours d’une conférence intitulée « l’humanité de Dieu », qu’il avait jusqu’alors grandi Dieu au détriment de l’homme et que la « divinité de Dieu » n’était pas « le dernier mot de la vérité », j’en fus soulagé, mais conscient que le « redressement irréversible » de Barth ne supprimait pas l’autre face de sa dialectique. En effet, pour lui, la vie de l’homme est toujours paradoxale, faite de réalités opposées, de propositions antithétiques, et il faut sans cesse revenir d’une affirmation à l’autre, rapporter le « oui » au « non » et inversement, comme il dit « avancer sur cette étroite arête de rocher, sans nous arrêter, sous peine de tomber à droite ou à gauche, mais surement en bas ».

   Je l’ai alors écrit : « Pourquoi notre génération a-t-elle été sensibilisée à cette redécouverte ? Au fond, ne serait-ce pas par souci de réalisme ? Nous refusions, en effet, tout à la fois un Dieu abstrait, une pure idéologie de Dieu, une métaphysique désincarnée, mais aussi un humanisme abstrait ». Sans doute était-ce là encore le signe du refus de la « religion », celle de Dieu ou celle de l’homme ! La christologie de Barth nous semblait apporter une réponse positive à ce double refus : parler de Dieu, chercher Dieu, nous semblait possible dans la figure de cet homme de notre terre, Jésus le Nazaréen. Le lieu de la rencontre de Dieu et de l’homme ne se trouvait pas dans le ciel religieux ou pieux, mais ici et maintenant, aux coordonnées de l’histoire humaine. Désormais Dieu avait perdu son « pouvoir suprême », il était un « seigneur abaissé ».
   Puis, concernant la redécouverte d’un humanisme que supposait, à mon sens, ce tournant barthien, je poursuivais : « Affirmer que le monde reçoit un poids spécifique, et que l’homme, tout en portant visage humain, a une dignité particulière, que la création n’est pas anéantie en tant que monde par le péché… ». Tout cela portait en germe une certaine « théologie du monde ».

   Refuser la religion aliénante et affirmer la souveraineté d’un « seigneur-serviteur » des hommes, les libérant de leurs servitudes et de leurs exploitations pour un monde réconcilié un jour avec lui-même, le royaume de Dieu sur la terre. Nous pensions ainsi être armés pour vivre, là où nous serions envoyés, l’utopie dans notre histoire.



1992




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tc402330 : 13/07/2019