ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Pierre Curie


Au risque de croire





Église en dialogue avec le monde :
parole et image


Sommaire

Préface
Quittez un monde bon
Vivre la foi dans le siècle

Présence de l’Église au monde

Église en dialogue avec le monde
- Quête du Christ
- Dialoguer aujourd’hui
- Parole et image
  . Dans la Bible
  . Dans le cinéma

Itinérance : une quête du sens

Croire au-delà des perplexités

En écoutant l’Alléluiah d’Hændel




. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

Dans le langage cinématographique


   Pouvons-nous, maintenant, poser la question : existe-t-il une antinomie entre le témoignage biblique et le témoignage cinématographique, tous deux témoignages rendus à l’homme et à l’huma­nité ? Si le cinéma est expression et langage de la réalité humaine, à quelles conditions la parole et l’image cinématographiques peuvent-elles devenir ce témoignage rendu à l’homme comme éléments de dialogue avec la vie ?
   Les réflexions suivantes sont issues de l’étude biblique et théologique des relations entre parole et image ; elles cherchent davantage à susciter des questions, à inspirer une recherche, qu’à fournir des réponses définitives.



   À partir de l’image, le témoignage biblique suggère un double caractère : elle est objective et communicative. Objective signifie que l’image « colle » à son objet : elle est significative d’une humanité sans aliénation, pleinement elle-même. Peut-on demander en quoi l’image cinémato­graphique est adéquate à son objet ? Quel est donc l’objet que l’image cinématographique a pour mission de révéler ? Pour être authentique, le cinéma ne doit-il pas chercher à saisir l’homme et l’humanité dans toutes leurs dimensions histo­riques ? N’arrive-t-il pas que l’image cinémato­graphique devienne une fuite hors de l’humain ?
   À propos du film Le paradis des hommes, André Bazin a écrit : « " Paradis des hommes " nous suggère de la Polynésie une idée fausse et parfois dérisoire, mais toutes ses images ne mentent pas… En est-il pour autant, je ne dis pas justifié, mais seulement racheté ? Il faur répondre non ! Car s’il est vrai que les Folco Quilici, les Enrico Gras, ont su nous offrir des documents humains et naturels extraordinaires, ils n’en ont en aucune façon le bénéfice moral… Ce sont des pilleurs d’épaves, des trafiquants d’esclaves, des pirates de l’image qui volent au monde ses derniers mystères et le jettent sur le marché. Ils ont organisé à coups de capitaux et de technique la traite de l’exotisme. Or la splendeur d’un document, sa poésie, ne sont pas indépendantes de sa virginité » (1).
   L’image est aussi communicative dans la relation vivante à autrui. Peut-on demander à quelles conditions l’image cinématographique parvient-elle aussi à créer une présence ? Comment lire l’image cinématographique pour que le spectateur ne soit pas conditionné par elle ? En effet, devant l’écran, le spectateur cherche-t-il (mais le peut-il ?) à déchiffrer une image qui l’interpelle pour communiquer avec lui, lui communiquer quelque chose de l’humain ? Au contraire, le spectateur est-il là pour se confondre avec l’image, devenue idole ? Vient-il dans l’attente d’une interpellation attendant sa responsabilité ? Au contraire, assiste-t-il à une projection, à un divertissement, cherchant à travers l’image une projection de lui-même, une autojustification de ses actes et de sa vie ?

   À partir de la parole, le témoignage biblique s’oppose au mot : le premier est dynamisme, fécondité de l’histoire ; le second, comme l’image photographique, fige le temps, arrête la pensée. La parole est chair, le mot est écriture, lettre morte ; la parole oriente et donne sens et destinée à l’histoire, le mot enclot dans le passé et le souvenir. Peut-on encore demander si, dans le témoignage cinémato­graphique, les « mots », les scénarios et les dialogues sont-ils toujours et nécessairement les véhicules de la parole ?
   Le film Pantalaskas, du metteur en scène Paul Paviot, extrait du roman de René Masson (2), en est une illustration : « À Paris, au déclin d’une chaude journée de juin, un homme a tenté de se suicider. Touchés à des titres différents par le fait-divers, trois autres hommes entreprennent le sauvetage moral du désespéré. Mais celui-ci, un étranger, ne parle pas français. Il ne peut donc pas s’exprimer, on ne peut communiquer avec lui, l’atteindre avec des mots. Et la nuit prend les proportions d’une aventure qui ne se dénouera qu’à l’aube ».
   À propos du Journal d’un curé de campagne, le critique André Bazin a aussi écrit : « Doit-on dire du " Journal " qu’il est un film muet avec des sous-titres parlés ? Le parole… ne s’insère point dans l’image comme une composante réaliste… Au premier abord, le film est en quelque sorte constitué d’un côté par le texte (réduit) du roman, illustré de l’autre par des images qui ne prétendent jamais les remplacer… Les moments les plus émouvants du film sont justement ceux où le texte est censé dire exactement la même chose que l’image, mais parce qu’il le dit d’une autre façon. Jamais en fait le son n’est ici pour compléter l’événement vu : il le renforce et le multiplie comme la caisse de résonance du violon les vibrations des cordes… Je crois qu’il existe peu de films dont les photographies séparées soient plus décevantes… Ce n’est pourtant pas au montage qu’elles doivent cet incroyable supplément d’efficacité. La valeur de l’image ne procède guère de ce qui la précède et la suit. Elle accumule plutôt une énergie statique, comme les lames parallèles d’un condensateur. À partir d’elles, et par rapport à la bande sonore, s’organisent des différences de potentiel esthétique dont la tension devient insoutenable. Ainsi le rapport de l’image et du texte progresse-t-il vers la fin au bénéfice de ce dernier, et c’est très naturellement sous l’exigence d’une impérieuse logique que, dans les dernières secondes, l’image se retire de l’écran… L’image ne peut en dire davantage qu’en disparaissant » (3).

   À l’inverse, le cinéma devient ennuyeux quand l’image ne parle pas, ce qui ne veut pas dire quand le film est muet. Un film muet, tel un Charlot, peut être extraordinairement « parlant ». Mais lorsque, par didactisme, le cinéma cherche à « moraliser », il manque son but : la parole cinématographique se trouve alors détachée de la vie ; elle devient verbiage sans signification ni communication ; elle n’a plus de prise sur le réel et n’atteint pas les hommes. L’image, dit André Bazin, doit avoir un « potentiel dramatique » : le cinéma n’est pas un montage audio-visuel, la parole n’est pas destinée à compléter l’image, comme il arrive dans les conférences « accompagnées de projections » ! C’est ce qui constitue aussi la difficulté du théâtre filmé.

   En terminant, une question se pose : quels sont la situation et le rôle de l’acteur comme élément de dialogue dans le cinéma ? L’acteur est lui aussi ensemble image et parole. Peut-on demander si l’acteur n’est pas, au cinéma, l’analogie du prophète dans le témoignage biblique ? De même que le prophète était parole vivante, comme Isaïe, ou image faite homme, comme Jérémie, étant ainsi porteur de signification historique, de même l’acteur n’est-il pas celui qui porte l’image animée ? Si l’acteur devient « vedette », idole cinémato­graphique, ne ressemble-t-il pas au faux-prophète qui joue seulement un rôle et devient un personnage ? Il n’est plus, comme le prophète, une interpellation pour le spectateur, mais un tranquil­lisant ! Comme le prophète, l’acteur n’est-il pas destiné à servir de médiation entre l’objet et le spectateur ? Appelé à communiquer cette image humaine dans toutes ses dimensions historiques à celui qui le perçoit et le reçoit comme élément de vie ? Enfin, comme le prophète, l’acteur n’a-t-il pas pour mission d’être véridique, transparent ? En quelque sorte « celui qui doit mourir » comme personnage, afin de devenir présence pour l’autre au-delà de l’écran, c’est-à-dire pour l’homme spectateur ?
   Il suffit de penser à Tati, à la fois réalisateur et personnage principal des Vacances de M. Hulot. Ce film exprime bien, semble-t-il, la relation dynami­que de la parole et de l’image. « Comme tous les grands comiques – écrit encore André Bazin – avant de nous faire rire, Tati crée un univers. Un monde s’ordonne à partir de son personnage, cristallise comme la solution sursaturée autour du grain de sel qu’on y jette. Certes, le personnage créé par Tati est drôle, mais presque accessoirement et en tout cas toujours relativement à l’univers. Il peut être personnellement absent des gags les plus comiques, car M. Hulot n’est pas l’incarnation métaphysique d’un désordre qui se perpétue longtemps après son passage ».
   Tati incarne M. Hulot ; on se demande souvent lequel incarne véritablement l’autre : M. Hulot Tati, ou Tati M. Hulot ? Il y a très peu de mots pour nous éclairer. « Dans cet univers en vacances, les actes chronométrés prennent une allure absurde. Seul M. Hulot n’est jamais à l’heure nulle part, parce qu’il est seul à vivre la fluidité de ce temps où les autres s’acharnent à rétablir un ordre vide : celui que rythme le déclic de la porte battante du restaurant… Mais, davantage que l’image, la bande sonore donne au film son épaisseur temporelle… En fait rares sont les éléments sonores indistincts… Au contraire, toute l’astuce de Tati consiste à détruire la netteté par la netteté. Les dialogues ne sont point incompréhensibles, mais insignifiants, et leur insignifiance est révélée par leur précision même… De la combinaison de ce réalisme et de ces déformations naît l’irréfutable inanité sonore de ce monde cependant humain. Jamais sans doute l’aspect physique de la parole, son anatomie, n’avait été mis aussi impitoyablement en évidence… Comme tout grand comique, celui des " vacances de M. Hulot " est le résultat d’une observation cruelle… Son personnage affirme, contre la sottise du monde, une légèreté incorrigible ; il est la preuve que l’imprévu peut toujours survenir et troubler l’ordre des imbéciles » (4).
   Peut-on affirmer que ce surgissement de l’imprévu constitue précisément l’œuvre de la parole fécondant l’histoire, lui donnant son dynamisme ? N’est-ce pas l’œuvre du « prophète » ? Encore une fois, lequel est M. Hulot, lequel est Tati ? Posant ainsi la question, le témoignage cinématographique n’exprime-t-il pas un élément du dialogue avec la vie ? La question première ne trouve-t-elle pas ici sa réponse : existe-t-il une antinomie entre langage biblique et langage cinématographique ?




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(1) André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? Éditions du Cerf, 1958, I pp.56-57.   Retour au texte

(2) René Masson, Pantalaskas, Éditions Robert Laffont, 1955.   Retour au texte

(3) André Bazin, Ibid., II pp.46-49.   Retour au texte

(4) André Bazin, Ibid., I pp.114-116.   Retour au texte



juin 1971




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tc523200 : 07/12/2019