ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Pierre Curie


Au risque de croire





Église en dialogue avec le monde :
parole et image


Sommaire

Préface
Quittez un monde bon
Vivre la foi dans le siècle

Présence de l’Église au monde

Église en dialogue avec le monde
- Quête du Christ
- Dialoguer aujourd’hui
- Parole et image
  . Dans la Bible
  . Dans le cinéma

Itinérance : une quête du sens

Croire au-delà des perplexités

En écoutant l’Alléluiah d’Hændel




. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

Dans le langage biblique


   Existe-t-il une antinomie entre le témoignage biblique et le témoignage cinématographique ? L’un et l’autre sont un témoignage rendu à l’homme et à l’humanité. Ensemble, Bible et cinéma sont parole et image.
   Objectera-t-on que la Bible relève davantage de la parole écrite et le cinéma de l’image parlée ? Il importe donc de s’interroger sur la signification de la parole et de l’image, et sur leurs relations dans le langage biblique : comment, à travers elles, la Bible est un témoignage rendu à l’homme et à l’humanité ?
   À leur tour, comment la parole et l’image cinématographiques deviennent-elles un témoignage rendu à l’homme, en interpellant le spectateur dans sa passivité devant l’écran et en l’incitant à la responsabilité ?



   De l’image, la Bible dit en particulier « Dieu créa l’homme à son image » (Gn 1:27) et « tu ne feras pas d’image taillée » (Ex 20:4). De la parole, elle déclare « Au commencement était la parole » (Jn 1:1) et « l’Évangile ne vous a pas été prêché en paroles seulement » (1 Th 1:5). Ainsi, la Bible paraît accepter et refuser l’image : elle place la parole à l’origine en affirmant qu’elle n’est qu’un élément de « l’Évangile ». Ces affirmations sont-elles contra­dictoires ? Sont-elles, au contraire, l’expression d’une étroite dépendance entre la parole et l’image ?
   La citation de la Genèse manifeste clairement le lien entre les deux réalités : « Dieu dit : faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance » (Gn 1:26). « Dire », « faire », « image » et « homme » sont les termes de cette relation.
   Dans le langage biblique, l’image est plus riche que le simple reflet ou la projection d’un objet dans un miroir ; elle est ressemblance (et non apparence), parce qu’elle contient une réalité vécue dans la relation dynamique à une parole. L’image est « homme » : « Adam » contient la racine hébraïque référant à la « terre rouge ». C’est pourquoi l’image-Adam (homme) n’est ni reflet ni fiction, mais réalité matérielle, « incarnation ». Pour l’Orient ancien, l’image était une manifestation de celui qu’elle représentait. Dans le langage biblique, l’image « colle » à l’objet, elle est objective.

   Plus profondément, le mythe de la Genèse exprime différemment la relation de l’Adam, l’homme-image : il est couple masculin-féminin, il est ressemblance de l’autre qui l’accomplit lui-même. À ce propos, le livre de la Genèse désigne l’homme par deux expressions. « L’Éternel Dieu dit : il n’est pas bon que l’homme (adam) soit seul ; je lui ferai une aide semblable à lui » (Gn 2:18). « L’homme (adam) dit : voici cette fois celle qui est de mes os et chair de ma chair ! On l’appellera femme (isha) parce qu’elle a été prise de l’homme (ish) » (Gn 2:23).
   « Adam » n’est pleinement « homme-image » que dans sa relation « ish – isha ». L’image n’atteint sa pleine réalité que dans la relation vivante. Elle est rendue possible dans la dynamique du dialogue. L’homme et l’humanité ne sont accomplissement que dans et pour l’autre, jamais en eux-mêmes. Ils sont une réalité offerte : l’image est mouvement.
   En bref, dans le langage biblique, l’image véridique est objective, représentation et incarnation du réel humain ; elle n’est jamais une fuite hors de l’humain. De plus, dans sa réalité, l’image est communication, dialogue : elle est humaine comme signe de l’amour. En un mot, l’image est effective­ment une présence.

   Cependant, elle peut aussi devenir une image déformée, pervertie. « Tu ne feras pas d’image taillée… » : l’image taillée est celle qui arrête le temps, qui sclérose le dynamisme vital ; elle est celle qui se suffit, qui cesse d’être objective pour s’offrir comme objet fermé à la communication, au dialogue. Elle est pour elle-même, pour être servie, adorée. En cela, elle devient idole et aliénation : elle n’est plus qu’une projection, le miroir magique dans lequel l’homme s’est pétrifié et se contemple. Il s’adore lui-même dans sa propre image. Dans l’image du veau d’or (Ex 32), apparaît la perversion de l’image du mythe de la Genèse. « Fais-nous un dieu qui marche devant nous » (Ex 32:1). L’image-projection exprime le divertissement (Ex 32:6), c’est-à-dire la fuite en avant, l’étourdissement. Plus tard, dans sa lettre aux chrétiens de Rome, Paul écrira : « Les hommes ont changé la gloire de Dieu incorruptible en images représentant l’homme corruptible » (Rm 1:23).
   La relation et la communication sont rompues : l’homme est aliéné, étranger aux autres, passif dans sa contemplation de lui-même, dans sa projection déformée, pervertie ; il atteint la profondeur de l’aliénation quand il se cherche et se contemple dans autrui. Dialogue de sourds ; divertissement ! Le mouvement ne crée plus la présence de l’autre à soi-même, mais imaginations, hallucination, mystifi­cations.
   Tandis que l’image est incarnation, plénitude de la présence de l’être dans la disponibilité, qu’elle est la permanente surprise qui transcende mon existence close dans l’autre qui m’est offert, l’idole est au contraire une image stéréotypée, qui n’a d’ap­parence que celle que ma passivité lui donne ; elle est l’image pervertie. Aussi, dans le langage biblique, les idoles sont muettes. En elles, point d’esprit pour les animer. « À quoi sert une image en fonte et qui enseigne le mensonge, pour que l’ouvrier qui l’a faite place en elle sa confiance, tandis qu’il fabrique des idoles muettes » (Ha 2:19 ; cf. 2 Co 12:2). Les idoles laissent ceux qui les servent seuls avec eux-mêmes.

   Dans la Bible, la parole a un champ plus vaste que le mot, seule expression de l’idée et figure sensible de l’abstraction. Quand le mot recouvre la parole, la parole se dégrade en verbalisme. Au contraire, dans le langage biblique, la parole est fait, événement. « La parole a été faite chair » (Jn 1:14). En hébreu, il importe de le rappeler, une même expression, « dabar » désigne ensemble « parole » et « acte ». « Dieu dit et la chose existe » (Ps 33:9). Comme l’image (mais différemment), la parole est réalité incarnée. L’Évangile n’a pas été prêché en paroles seulement, il est lié à la réalité historique d’un homme, Jésus de Nazareth. De lui, il est déclaré que « la parole a été faite chair et elle a habité parmi nous » (Jn 1:14) : « il est l’image du Dieu invisible » (Col 1:15).
   Tandis que le mot est statique, toujours sujet à l’approximation ou l’ambiguïté et l’équivoque, au faux-sens, la parole, événement, acte, est dynamique et puissance de vie. Dans le langage biblique, la parole n’informe pas seulement, elle intervient dans l’histoire pour lui donner un sens, à la fois signification, orientation, destinée. Elle ne répète pas ou ne se répète pas, c’est pourquoi l’histoire n’est pas un éternel recommencement ; elle suscite la vie, le mouvement et l’être, l’originalité et la surprise, l’invention créatrice. Le « verbe » n’est pas verbiage, mais fécondité de l’acte inédit. En cela, la parole est amour, liberté, gratuité : elle suscite une réponse dans une responsabilité inventive.
   Comme l’image (mais différemment), la parole est couple, parce qu’elle devient chair : elle est toujours pour l’autre, jamais pour elle-même, au risque de devenir verbiage. Aussi vrai que la « magie de l’image », devenue idole, est fascination, la « magie du verbe » est une autre forme de la même aliénation où l’homme s’écoute lui-même, en lui-même ou dans autrui. De même que l’idole laisse seul avec lui-même celui qui se confie en elle, de même le verbiage laisse l’homme seul avec la griserie de ses paroles. Cette aliénation révèle toute la distance qui sépare ce que l’homme dit de ce qu’il est et fait.

   Dans le langage biblique, parole et image ont un lieu commun : l’incarnation, notre histoire humaine. Celle-ci est ensemble parole et image, témoignage rendu à l’homme et à l’humanité. Ici, la relation de la parole et de l’image constitue l’unité fonda­mentale de l’homme et de l’humanité. Sans cesse, la parole informe l’image, afin qu’aussi sans cesse l’image puisse devenir parole. Le « verbe » est acte, événement suscitant la vie, créant l’histoire, et « l’image » devient parole incarnée. Alors l’image peut parler, sans que les mots soient nécessaires cependant.
   Les prophètes de l’Ancien Testament sont une illustration évocatrice. Lorsque le prophète Isaïe marche nu et déchaussé (Is 20:2-4), il annonce la captivité des Égyptiens et des Éthiopiens en Assyrie. Sa parole est vivante et l’image est significative : elle reçoit son sens, son orientation historique, de la parole incarnée par le prophète lui-même. Le livre du prophète Jérémie est à lire aussi dans cette perspective. Lorsque, par exemple, Jérémie traverse Jérusalem un joug sur le cou, l’image est faite homme : elle « colle » à son objet, qui est l’asservissement de Juda à Babylone. En même temps, la parole donne sens à l’image. « Si une nation, si un royaume, ne se soumet pas à Nabuchodonosor, roi de Babylone, et ne livre pas son cou au joug du roi de Babylone, je châtierai cette nation par l’épée, par la famine et par la peste, dit l’Éternel » (Jr 27:8). Lorsque le prophète Ézéchiel déclare : « J’ai vu une vallée pleine d’ossements qui reprirent vie », cette « image cinématographique » devient la parole de l’espérance de tout un peuple enfermé dans le fatalisme des situations où tout dialogue est exclu. « Ces os, c’est toute la maison d’Israël. Voici, ils disent : nos os sont desséchés, notre espérance est détruite, nous sommes perdus » (Éz 37:11).

   Ainsi la parole séparée de l’image devient verbiage ou magie du verbe ; l’image séparée de la parole devient à son tour image muette, idole, puissance mystérieuse dominatrice et envoûtante. Parole et image liées sont la condition du dialogue, afin que la parole, figée dans les mots, ne soit pas rendue vaine, vidée de sens, et que l’image ne devienne pas idole, aliénation, projection de nous-mêmes. Mais le dialogue est noué quand la parole est dynamique, féconde, et oriente l’histoire ; quand l’image s’anime pour révéler les signes de l’humanité progressant à la rencontre de son devenir.



juin 1971




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tc523100 : 07/12/2019