La multiplication des pains :
Du banquet miraculeux au repas communautaire fraternel
Jetons un regard sur le contexte de ce repas. Les
apôtres sont de retour de leur tournée de prédication dans la
Galilée, fatigués mais contents de se retrouver avec
Jésus. Mais de nombreuses personnes les suivent, en sorte
qu’ils n’ont pas la possibilité de se réunir pour le repas.
Ils mangent, sans doute, mais individuellement.
Jésus leur propose d’aller à l’écart.
Ils prennent la barque pour échapper à la vue de la foule, mais ils ne vont pas loin.
Ils sont suivis par le peuple, au point que beaucoup ont même réussi à les précéder.
Ils ne peuvent fuir la foule. Ému de compassion pour ces brebis sans berger,
Jésus ne peut pas éviter de leur annoncer son Évangile. C’est à la fin de son discours que
les apôtres saisissent l’occasion pour
lui dire de renvoyer les gens qui, fatigués, ont aussi besoin d’aller acheter de quoi manger dans les fermes et villages environnants.
C’est à ce moment que
Jésus prononce les paroles fatidiques : «
Donnez-leur vous-mêmes à manger ! » (
Mc 6:37). «
Irons-nous acheter de quoi manger pour deux cent deniers ? » (
Mc 6:37) lui répondent
les disciples «
Mais que reste-t-il de votre repas ? »
«
Cinq pains et deux poissons ! » (
Mc 6:38). Leur dialogue s’arrête ici.
Les apôtres crurent que la proposition de
Jésus n’était qu’une marque d’humour, alors que
Jésus voulait
leur faire comprendre que si, après avoir mangé, ils avaient des restes, le peuple lui aussi n’avait pas été insouciant au point de ne pas avoir de restes ! On pouvait donc inviter tout le monde à les partager. Repas communautaire entre des étrangers qui se rencontrent comme des frères !
Mais avant de le proposer,
Jésus jette un dernier regard sur la foule.
Il s’aperçoit que des vendeurs étaient là, prêts à offrir la nourriture dont les gens avaient besoin. Ce fut ce dernier regard qui
le poussa à décider d’inviter les gens à s’asseoir pour un repas fraternel. De plus l’endroit n’était pas un désert, car l’herbe y poussait verdoyante. Le terrain s’offrait comme un tapis pour que tous puissent se coucher pour manger.
Le lecteur s’étonnera de lire que
Jésus avait remarqué la présence autour de la foule de vendeurs ambulants, alors que le texte n’y fait pas allusion. C’est vrai, mais à la fin on lit : «
Et l’on emporta les morceaux, douze couffins pleins avec les restes des poissons » (
Mc 6:43). D’où viennent ces corbeilles (
kophines) autour ou parmi la foule ? Leur forme était fonction de la nourriture qu’ils contenaient. Quant aux vendeurs ambulants, ils accourent là où il y a du monde. Si les gens avaient faim, ils auraient pu trouver de quoi manger sans avoir besoin d’aller l’acheter dans les villages.
Dès lors, on peut comprendre que, après l’invitation de
Jésus, tout le monde s’était étendu sur l’herbe pour se disposer au repas que
Jésus célébra comme un rite : «
Prenant alors les cinq pains et les deux poissons, il leva les yeux au ciel, il bénit et rompit les pains, et il les donna aux disciples pour les leur servir. Il partagea aussi les deux poissons entre tous » (
Mc 6:41). Chaque
apôtre mit les morceaux de pains et de poissons, dans un couffin et les distribua aux cinq mille personnes présentes. À la fin,
ils purent ramasser les restes dans douze couffins, pleins de pain et de poissons ! Il s’agissait d’un repas fantastique, ou l’imagination s’unissait à l’événement extraordinaire de la foule.
Ainsi
Jésus, dans une forme presque liturgique, avait fait comprendre que, si chaque petit groupe d’ami ou chaque famille cédait le reste de la nourriture qu’il avait apportée, et avec l’aide des
apôtres pour accomplir le service, on arriverait à nourrir les cinq mille personnes réunies autour de
lui. Vers la fin du repas
Jésus pouvait bien quitter les lieux satisfait.
Doit-on le croire ? Une affirmation finale du récit nous oblige à en douter : «
Et aussitôt, il obligea ses disciples à monter dans la barque et à le devancer sur l’autre rive vers Bethsaïda, pendant que lui-même renverrait la foule » (
Mc 6:45). Pourquoi
Jésus se prive-t-il de l’appui de
ses disciples au moment où ils l’auraient aidé efficacement pour quitter la foule ? Pourquoi les
oblige-t-il à le précéder sur l’autre rive, quand
lui reste sans barque ? S’agit-il d’une séparation, ou d’une prise de distance ?
Une proposition qui suit l’affirmation finale du récit nous permet de saisir le surgissement d’un conflit entre
Jésus et
ses disciples : «
Ils n’avaient pas compris le miracle des pains, puisque leur esprit s’était affaibli (peporromene
) » (
Mc 6:52).
Rappelons qu’au tout début,
les disciples avaient suggéré à
Jésus de renvoyer la foule, parce qu’elle était fatiguée et avait besoin de se nourrir. Ce conseil venait aussi de leur fatigue et du grand désir de partager entre
eux et avec
Jésus leur première expérience de prédication. D’ailleurs,
ils étaient venus dans cet endroit désert pour avoir un peu de solitude et de paix. En
les obligeant à organiser le repas,
Jésus les avait mis au service de la foule jusqu’à épuisement. Il y avait aussi en
eux l’attente d’un événement miraculeux, qui ne vint pas.
Ils n’avaient pas compris la bénédiction donnée par
Jésus sur les pains :
ils s’attendaient à une multiplication, alors qu’elle était le symbole d’un partage long et pénible de la nourriture.
Ils boudèrent donc.
Jésus
les fit partir sans lui, assumant la charge du renvoi de la foule. Puis
il s’en alla dans la montagne pour prier (
Mc 6:46).