ANALYSE RÉFÉRENTIELLE
ET ARCHÉOLOGIQUE
Ennio Floris
Les apparitions dans les évangiles
Les apparitions dites « privées » de Jésus
Sommaire
La foi
au Christ ressuscité
Le Christ
est ressuscité
Les apparitions
d’anges aux femmes
Les apparitions «privées» de Jésus
-
Introduction
-
Selon Matthieu
-
Selon Luc
.
Introduction
.
Emmaüs
.
Simon-Pierre
-
Selon Jean
Les apparitions
de Jésus aux Onze
La structure
des textes évangéliques
. . . . . . . . - o
0
o - . . . . . . . .
Les apparitions selon Luc :
aux deux disciples d’Emmaüs
«
Et voici, ce même jour, deux
disciples allaient à un village nommé
Emmaüs, éloigné de
Jérusalem de soixante stades ; et
ils s’entretenaient de tout ce qui s’était passé. Pendant
qu’ils parlaient et discutaient,
Jésus s’approcha et fit route avec
eux. Mais leurs yeux étaient empêchés de
le reconnaître.
Il leur dit : « De quoi vous entretenez-vous en marchant, pour que vous soyez tout tristes ? » L’un
d’eux, nommé
Cléopas, lui répondit : « es-tu le seul qui, séjournant à
Jérusalem, ne sache pas ce qui est arrivé ces jours-ci ? » « Quoi ? » leur
dit-il. Et
ils lui répondirent : « Ce qui est arrivé au sujet de
Jésus de
Nazareth, qui était un
prophète puissant en œuvres et en paroles devant
Dieu et devant tout le
peuple, et comment les principaux
sacrificateurs et nos magistrats l’ont livré pour
le faire condamner à mort et
l’ont crucifié. Nous espérions que ce serait
lui qui délivrerait
Israël, mais avec tout cela voici le troisième jour que ces choses se sont passées. Il est vrai que quelques femmes d’entre nous nous ont fort étonnés : s’étant rendues de grand matin au sépulcre, et n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire que des
anges leur étaient apparus et ont annoncé
qu’il était vivant. Quelques-uns de ceux qui étaient avec nous sont allés au sépulcre et ils ont trouvé les choses comme les femmes l’avaient dit ; mais
lui, ils ne l’ont pas vu ». Alors
Jésus leur dit : « Ô hommes sans intelligence et dont le cœur est long à croire tout ce qu’ont dit les
prophètes ! Ne fallait-il pas que le
Christ souffrît ces choses pour entrer dans sa gloire ? » Et, commençant par
Moïse
et tous les
prophètes,
il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui
le concernait
».
Lorsqu’ils furent près
du village où
ils allaient,
il parut vouloir aller plus loin. Mais
ils
le pressèrent en disant : «
« Reste avec nous, car le soir approche et le jour est sur son déclin ». Et
il entra pour rester avec
eux. Pendant
qu’il était à table avec
eux,
il prit le pain et, après avoir rendu grâces,
il le rompit et leur donna. Alors leurs yeux s’ouvrirent et
ils
le reconnurent ; mais
il disparut de devant
eux
» (
Lc 24:
13-32
).
Avant d’étudier l’apparition elle-même, il faut chercher à savoir quel est le problème de
Luc
, et dans quelle intention
écrit-il ce récit. Il semble que
Luc veuille substituer sa version des événements à celle de
Matthieu
, car
il nous présente, à son tour, deux personnes qui, du tombeau qu’elles viennent de trouver vide, s’en vont sur une route : les femmes de
Matthieu,
Marie de
Magdala et l’autre
Marie, sont remplacées chez
Luc par
deux disciples, c’est la preuve que
Luc veut écarter les femmes du témoignage direct de la résurrection et prendre, vis-à-vis d’elles, un certain recul.
Pourquoi
agit-il ainsi ? Parce que
les deux disciples, qui n’ont pas encore eu de vision et qui n’ont pas même la foi, peuvent être chargés de tout le désarroi des
disciples, de leur égarement devant le tombeau vide, de l’anxiété de leur recherche, de leur souffrance intérieure comme aussi de leur espoir, mais également des interrogations propres aux gens de la génération de
Luc
qui entendent l’évangile de la résurrection pour la première fois. Or ces gens-là pouvaient n’être pas convaincus par l’évangile de
Matthieu
, qui fonde son affirmation de la résurrection sur deux visions, celle des femmes et celle des
Onze.
Ces gens-là étaient d’une part fort méfiants envers des assertions de femmes et, d’autre part, étaient épris d’une exigence de certitude personnelle. Ce sont des personnes qui n’ont pas connu
Jésus et qui, trop éloignées des événements, auraient besoin pour croire de voir elles-mêmes le
Ressuscité. Les deux
disciples
d’Emmaüs peuvent bien les représenter sur la scène de l’évangile,
puisqu’ils sont, eux aussi, des hommes qui, bien qu’ayant connu le
Seigneur, ne croient pas encore à sa résurrection.
Ils n’y croient pas parce
qu’ils n’ont pas vu le
Seigneur ressuscité, pas plus
qu’ils n’ont vu son tombeau déserté. Ce
qu’ils savent de tout cela, c’est ce que d’autres leur en ont dit.
Pour parvenir à ses fins,
Luc
n’a d’autre possibilité que celle de créer un drame dans lequel les personnages représenteront à la fois
les disciples de
Jésus et les
chrétiens de sa génération. Son but est de donner à
ces derniers, par les dialogues et l’action des personnages du drame, une réponse aux interrogations qui précèdent leur foi. Or cette réponse se trouve contenue dans la thèse qui domine ce drame : on peut parvenir à « voir »
Jésus, en l’absence de toute vision effective, par le processus même de la foi, par l’écoute et la méditation de la parole des Écritures. En pénétrant les Écritures, de
Moïse
jusqu’aux
prophètes, on parvient à saisir la signification du vide du tombeau, à croire que
Jésus est ressuscité parce
qu’il «
devait ressusciter
», enfin à
le « voir » dans les signes de sa gloire qui sont les actes constituant l’Église et, en même temps, manifestant
Jésus en elle.
L’affirmation «
mais
lui,
ils ne l’ont pas vu
» déclenche l’action du drame, car elle exprime cette situation d’anxiété et d’attente des
disciples à la suite de la découverte de la disparition du corps, comme aussi celle de tout homme qui entend prêcher l’évangile. On ne se contente pas de savoir que
le Christ est ressuscité, on exige de
le voir. On veut compléter la croyance par l’évidence, celle que peuvent confirmer les sens et l’expérience. Pour
les disciples, « voir » voulait dire se trouver en face de
Jésus comme avant sa mort. Étant donné que
Luc
rédige un récit dramatique,
il ne se contente pas de poser le problème,
il veut aussi l’exprimer par le jeu de situations propre à ses personnages.
Qui est cet homme qui se joint aux
disciples ? C’est
Jésus lui-même, ou plutôt un personnage qui en tient le rôle afin de représenter, sur la scène du récit,
Jésus ressuscité et présent
incognito
, un
Jésus qui, tout en dialoguant avec
ses disciples, n’est pas reconnu par
eux. Les deux autres personnages représentent, sur cette même scène, les
disciples dont ils portent l’anxiété et les interrogations, qui sont aussi celles des contemporains de
Luc
comme celles de tous les croyants futurs. Si
Jésus est représenté sur la scène comme un « étranger »,
ses disciples y apparaissent comme des « aveugles », en ce sens que «
leurs yeux étaient empêchés de
le reconnaître
».
En situant ainsi les personnages,
Luc
semble énoncer la thèse du drame car leur situation, tout en déclenchant l’action, laisse entrevoir la solution. On devine déjà que, pour voir
Jésus ressuscité, il n’est pas nécessaire
qu’il fasse irruption au milieu des
disciples, mais seulement
qu’il soit reconnu déjà présent. Si
les disciples ne
le voient pas, c’est à cause de leur aveuglement, parce
qu’ils n’ont pas les dispositions nécessaires pour
le voir. L’action du drame n’est donc rien d’autre que le passage du
Christ
incognito
au
Christ reconnu : le chemin par lequel on va de la croyance que le
Christ est ressuscité à la foi au
Christ ressuscité.
Jérusalem et
Emmaüs représentent sur la scène les deux extrémités de ce chemin, la naissance et l’aboutissement de la foi, le tombeau vide et la rencontre du
Christ par la foi.
Le dialogue entre
l’étranger et
les disciples n’est pas long, car le drame ne dépasse pas la parabole.
L’étranger se borne à dire «
Esprits sans intelligence
(anoetoi)
et avec un cœur attardé pour croire tout ce qu’ont annoncé les
prophètes ! Ne fallait-il pas que le
Christ souffrît pour entrer dans sa gloire ?
» Puis «
commençant par
Moïse
et
les prophètes,
il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui
le concernait
».
Par ses paroles,
l’étranger situe tout le problème de la résurrection dans la dimension de la foi. C’est un problème qui ne concerne pas
le Christ, mais
les disciples eux-mêmes qui ne se sont pas aventurés sur le chemin de la foi.
Il critique en
eux leur inintelligence des Écritures, la disposition de leur cœur, et enfin leur incompréhension du
Ressuscité
qu’ils veulent rencontrer dans une existence physique alors
qu’il est dans une situation de « gloire ». Ces trois points sont ceux qui marquent les étapes de la marche qui mène
les disciples à la rencontre avec
le Ressuscité.
Le premier reproche de
l’étranger aux
disciples concerne leur «
esprit sans intelligence
». En effet, si le chemin qui conduit à la rencontre du
Ressuscité est d’abord celui tracé par les Écritures, il faut, pour le parcourir, posséder la «
noesis
», ou esprit de compréhension. Il ne suffit pas de connaître les Écritures dans la matérialité de leur récit, dans leurs épisodes et leurs personnages, dans leurs paraboles ou dans leurs mots, mais il faut les « interpréter » à la lumière de cet événement qui en représente l’objet unique et total : le
Christ ressuscité. Or
les disciples, tout en connaissant les Écritures, ne les comprennent pas, car
ils ne sont pas possédés par l’esprit de son intelligence. Nous pouvons saisir ici tout l’effort de réflexion fait par les
apôtres et duquel va naître l’évangile : ces hommes ont parcouru les Écritures, ils les ont pénétrées jusqu’à découvrir dans le
Christ ressuscité la réalisation des promesses, l’accomplissement des paraboles, la réalité des images. Le vide du tombeau reflétait la situation de leur esprit : un tombeau sans
Christ, un esprit sans la foi au
Christ. Cette foi ressuscite maintenant en eux par l’esprit de la
noesis
. Les
deux disciples
d’Emmaüs personnifient le retour de ces pêcheurs au rôle
d’apôtres et de témoins.
Le second reproche de
l’étranger concerne leur cœur «
attardé
» dans la foi.
Ils sont encore choqués par le scandale de la croix :
ils avaient aimé un
Jésus «
prophète, puissant en œuvres et en paroles devant
Dieu et devant tout
le peuple
», mais le procès et la crucifixion leur ont révélé un
Jésus homme, sans puissance, abandonné par
Dieu au pouvoir de ses adversaires, et aussitôt
ils se sont détachés de
lui. Et maintenant,
ils ne peuvent « voir »
Jésus parce
qu’ils ne peuvent pas
le reconnaître, incapables
qu’ils sont de redécouvrir, dans les traits défigurés du crucifié,
celui qui maîtrisait les foules et s’imposait aux
pharisiens,
celui qui exprimait en lui le «
fils de
Dieu ». Mais, au fur et à mesure que leur intelligence s’ouvre à la compréhension des Écritures, leur cœur vibre et «
s’enflamme
». À la
noesis
de l’interprétation succède la « brûlure » du cœur, qui
les replace dans le vis-à-vis de leur
Seigneur.
Le troisième reproche de
l’étranger vise à situer
les disciples dans la dimension de la véritable rencontre.
Ils veulent « voir », comme si
le Ressuscité était le même
Jésus physique qui pourrait apparaître à
eux parce
qu’il aurait repris le cours de sa vie, interrompu un instant par sa mort !
L’étranger leur fait connaître que le
Jésus ressuscité est dans une situation de « gloire », à savoir
qu’il est en-dehors des contingences physiques et terrestres. On ne peut saisir sa présence que par des « signes », jamais dans sa réalité intouchable et invisible. On peut « voir »
Jésus maintenant comme on « voyait »
Dieu, dans la manifestation de sa « gloire », par les signes de sa puissance sur les hommes.
C’est à ce point de leur compréhension que
les disciples, avec
l’étranger, s’approchent
d’Emmaüs et que l’action du drame se dénoue. Leur intelligence des Écritures éclairée, le cœur brûlant,
ils sont maintenant disposés à rencontrer
le Christ dans un des signes que lui-même a fixé comme moyen de sa manifestation. Leur prière envers
l’étranger «
reste avec nous car le soir tombe et le jour déjà touche à sa fin
» exprime déjà le terme de leur angoisse, car
ils reconnaissent, dans les Écritures et dans le désir de leur cœur, la présence du
Seigneur :
ils sont devant
lui, sans
le « voir » encore, mais déjà conscients de sa présence. Le soir qui les attendait, c’était le soir de leur foi, la fin de leur existence en tant que
disciples. Maintenant, au contraire, la lumière de la résurrection va
les éclairer, précisément en cette nuit là, parce que
l’étranger reste avec
eux.
«
Or, une fois à table avec
eux,
il prit du pain, dit la bénédiction, puis le rompit et le leur donna. Leurs yeux s’ouvrirent et
ils
le reconnurent, mais
il avait disparu de devant eux
» (
Lc 24:
31
).
Au moment du dénouement, nous trouvons les acteurs du drame autour de la table. Nul doute que celle-ci ne représente, sur la scène, le repas eucharistique de l’Église, tel qu’il était au temps où
Luc
a écrit son évangile. Il s’agit de la «
fractio panis
» dont
il parlera dans les
Actes
(
Ac 2:
42
), et qui est l’acte qui rassemble les croyants en Église. En même temps, bien sûr, ce repas reproduit celui de la dernière Pâque, où
le Seigneur était à table avec
ses disciples.
Luc fait donc aboutir son drame à un des signes de la manifestation du
Ressuscité, la Cène.
C’est au moment de la
fractio panis
que
ses disciples
le reconnaissent, et c’est par cette reconnaissance
qu’ils
le voient. À cet instant, le troisième personnage disparaît de la scène pour faire comprendre que la présence de
Jésus est spirituelle et non physique. Dans un jeu dramatique, rien ne peut mieux exprimer une présence spirituelle que la disparition du personnage au moment où on devrait reconnaître, dans son rôle, la réalité de la personne signifiée.
Il était avec
eux et
ils ne
l’avaient pas reconnu, maintenant
qu’ils reconnaissent
qu’il est là par le signe du repas, l’acteur qui jouait son rôle n’a plus de raison de rester sur la scène : ayant rempli sa tâche, il doit céder la place à la réalité.
La présence de
Jésus ressuscité est donc bien différente de celle de
Jésus homme avant sa crucifixion, car
il ne se manifeste ni en occupant une portion de l’espace, ni en s’approchant physiquement des autres, mais par la
noesis
des Écritures, par le mouvement du cœur qui s’ouvre à l’amour ; en même temps,
il se rend visible par les « signes » de sa présence dans l’Église.
D’où
Luc
a-t-il tiré l’inspiration pour créer ce drame ? Nous pensons que l’idée lui en est venue à la lecture du récit concernant l’enlèvement
d’
Élie
(
2 R 2:
1-18
). Dans ce texte de l’
Ancien Testament
,
Élie et
Élisée
sont en route, discutant entre eux du prochain enlèvement
d’Élie. La scène aboutit à la disparition de
celui-ci dans un tourbillon et, pour
Élisée, à la certitude
qu’Élie a bien été enlevé au
ciel, comme
il l’avait dit. Cette certitude naît en
lui parce que le signe promis s’accomplit :
Élisée reçoit le même esprit que
le prophète disparu.
Luc
semble reprendre le même thème, mais à rebours, en partant de la disparition de
Jésus du tombeau. Ses deux
disciples reproduisent sur la scène de l’évangile la même figure que celle des deux
prophètes, car leur marche aboutit précisément à connaître, dans des signes, l’enlèvement de
Jésus au
ciel et, comme
les deux prophètes,
ils discutent entre eux de cet enlèvement.
Luc est contraint d’introduire un troisième personnage pour faire comprendre, selon un art proprement dramatique c’est à dire par le jeu d’un acteur, que
Jésus est présent, déjà, au milieu
d’eux avant même sa manifestation, et que celle-ci ne sera rien d’autre que la reconnaissance de cette présence. Et en effet, c’est au moment où
il disparaît
qu’ils
le reconnaissent dans le signe de son esprit, présent au moment de la
fractio panis
.
c 1981
t264210 : 23/02/2020