(Tandis que Cléopas parle, on frappe à la porte. Jean s’y rend : c’est Nicodème).
JEAN
(À mi-voix).
– Oh ! Entre, sois le bienvenu parmi nous.
(Il fait asseoir Nicodème, le présentant aux autres d’un signe de la main, sans interrompre pour autant Cléopas, qui continue son intervention).
CLÉOPAS
– ... Et commençant par Moïse et par tous les prophètes, il nous expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait.
(Voyant Nicodème, Cléopas s’arrête).
NICODÈME
– Vous connaissez sûrement mon nom. Je suis Nicodème, pharisien, docteur de la Loi et membre du Sanhédrin (chuchotements dans l’assemblée). Oh, n’ayez pas peur, je ne suis pas votre adversaire. J’ai eu des contacts avec Jésus... de nuit, aussi intenses et lumineux que les nuits étaient obscures, mais plus que suffisants pour reconnaître qu’il était un prophète de Dieu. J’estime être moi aussi son disciple... À la marge, certes, de ceux qui méritent ce nom à la lumière du jour.
PIERRE
– Nous te connaissons, Nicodème, et nous t’appelons « le Sanhédrien ». Cela ne nous empêche pas de te considérer comme un frère.
JACQUES
– Sans aucun doute, Nicodème !
NICODÈME
– Sachez aussi que je suis un ami de Joseph, qui a offert son propre sépulcre pour ensevelir Jésus. Quant à moi, j’ai acheté les arômes les plus précieux pour son onction.
MARIA
– Aussi précieux que les miens ? Alors je suis ta sœur, puisque, ignorant tout du don que tu comptais faire, je suis allée au tombeau avant l’aube oindre son corps que tu avais déjà oint !
NICODÈME
– Non, Maria, je n’ai pas pu l’oindre ! Aussitôt descendu de la croix, son corps a été emmené pour le contrôle judiciaire et, quand il a été porté au tombeau, enveloppé dans le sindon, le temps légal pour l’embaumer était passé.
MARIA
(Étonnée).
– Moi aussi, j’en ai été empêchée parce que Jésus n’était plus dans le tombeau ! Et lorsqu’il m’est apparu, il n’en avait plus besoin puisqu’il était vivant, ressuscité. C’est mystérieux !
NICODÈME
– Tu as raison ! Mort, il n’a pas été oint ! Cela nous donne à penser qu’il n’était pas mort pour s’éterniser parmi les morts !
MARIA
– Ni parmi les vivants, d’ailleurs !
NICODÈME
– Je termine en vous disant que je vous apporte les dernières nouvelles concernant la plainte pour le vol du corps de Jésus. Je préfère cependant attendre le retour de Thomas qui, lui aussi, aura des informations à vous transmettre. J’aurais dû le rencontrer chez moi, mais des ennuis l’en ont empêché.
JACQUES
– Une plainte pour le vol du corps de Jésus ? Qu’entends-je ?
PIERRE
– Jacques, puisque Nicodème préfère nous le dire au retour de Thomas, conformons-nous à son désir... Quant à toi, Nicodème, tu peux prendre part à la rencontre, mais acceptes-tu d’en être le modérateur ?
NICODÈME
– Cela me flatte et me touche profondément. Mais en serai-je capable ?
PIERRE
– C’est vrai ! il te manque le sceptre ! (En lui remettant une baguette). Avec cela, tu pourras nous tenir tranquilles !
NICODÈME
(Prenant la baguette et la dirigeant vers Cléopas).
– À toi la parole ! (On rit).
CLÉOPAS
– Je dirai, en bref, qu’après avoir interprété les Écritures au sujet du Christ, notre compagnon s’est approché de nous pour nous saluer, et il a poursuivi sa route. Mais le jour étant sur son déclin, nous l’avons prié de rester avec nous, ce qu’il a accepté. À table, nous l’avons invité à partager le pain, puisque il était l’hôte d’honneur. Alors, il a pris le pain et, ayant rendu grâce, il l’a rompu et en a donné un morceau à chacun. À ce moment-là, nos yeux se sont ouverts et nous avons vu et reconnu qu’il était Jésus.
JEAN
– Avez-vous compris qu’il l’était, ou l’avez-vous reconnu en le regardant ?
CLÉOPAS
– En le regardant.
PIERRE
– Extraordinaire... C’est une preuve évidente !
MARIA
– Il s’est manifesté de la même façon qu’à moi !
NICODÈME
– Est-il donc resté avec vous toute la nuit ?
CLÉOPAS
– Non ! Nous nous sommes approchés de lui pour lui souhaiter la bonne nuit... Il a disparu à nos yeux, comme une ombre !
NICODÈME
– Étrange ! Quand il était avec vous, vous ne l’avez pas reconnu, au point que vous l’avez pris pour un autre ; et vous ne l’avez reconnu qu’au moment où il a disparu à vos yeux, à la tombée de la nuit.
CLÉOPAS
– Non, Nicodème, nous l’avons reconnu à la fraction du pain.
NICODÈME
– Cette explication nous éclaire. La fraction du pain était le symbole du repas avec lui comme celui de sa présence au milieu de vous. Physiquement, cet homme qui a fait route avec vous sur le chemin d’Emmaüs n’était pas Jésus mais un voyageur. Or puisque, pendant le repas, il a partagé le pain avec vous précisément comme Jésus, de son vivant, le partageait en le rompant et en vous le partageant, vous avez reconnu Jésus en lui. Il a joué ce rôle, important au niveau de votre vécu, d’être porteur de l’image de Jésus. Il ne s’agit donc pas d’une apparition réelle, physique, de Jésus, mais de la projection de son image présente à votre esprit : projection réelle dans la mesure où elle était vécue, et où la personne qui la supportait était réelle, elle aussi.
MARIA
– Dirais-tu que j’ai eu, moi aussi, une manifestation de Jésus semblable à celle de Cléopas ? Qu’effectivement, j’ai rencontré le jardinier, mais que, comme celui-ci m’a appelée par mon nom, avec la tendresse avec laquelle Jésus s’adressait habituellement à moi, j’ai reconnu Jésus à travers le jardinier ?
NICODÈME
– Ta vision a été plus subtile et, dirai-je aussi, plus intérieure que celle de Cléopas. Tu n’as pas rencontré réellement le jardinier parce qu’il était, par son image intériorisée en toi, par l’attente que tu avais de Jésus. Tu ne savais même pas que Joseph a un jardinier. En l’attendant, tu l’as extériorisé, lui faisant jouer le rôle de Jésus dont la mort t’avait privé de sa présence, et il est devenu en toi présent, vivant, ressuscité.
MARIA
– Je comprends. Tu me rends le phénomène moins complexe, mais je dois dire que j’en reste frustrée, puisque je n’aurais pas eu une apparition mais une vision intérieure de Jésus. Reconnaissant dans l’appel du jardinier la voix de Jésus, je l’ai perçu comme Jésus ressuscité. Il y a eu en moi un enchaînement d’images. Le désir de Jésus a suscité l’image du jardinier ; celle-ci, la présence de Jésus ; celle-ci, l’appel de mon nom : « Maria » ; la douceur de cet appel, la vision d’amour. Je suis déçue de savoir que Jésus n’a pas été réellement présent devant moi comme le ressuscité, et que, c’est moi-même qui l’ai rendu présent à mon regard. Mais mon regret est-il fondé ?
NICODÈME
– Tu t’expliques avec clarté, Maria, et je chercherai à te répondre sans détour. Tu avais effectué un saut logique. Tu étais convaincue que Jésus était devant toi réellement, par lui-même, quand c’était toi-même qui le rendais présent par des symboles. As-tu été victime d’une illusion ? Je n’oserais pas le dire, car ta vision ne t’a pas empêchée de réfléchir objectivement sur toi-même. Il s’agit plutôt d’une perception intérieure intense. Il ne t’était pas possible de te distancier de toi-même.
MARIA
– Comment aurais-je pu m’éloigner de lui, quand j’étais saisie par lui ? Depuis que je l’ai rencontré dans la maison de Simon le lépreux, et qu’il m’a assurée du pardon des péchés, j’ai été convaincue qu’il était le Christ, et je l’ai senti vivant en moi-même. Sa présence à l’intérieur de moi-même en était la preuve.
NICODÈME
– Tu avais eu de bonnes raisons pour émettre ce jugement de valeur. Mais pour reconnaître que Jésus, dans son être et dans sa mission prophétique, est vraiment le Christ, il faut un jugement de vérité, fondé sur une évidence objective.
MARIA
– Et sur quoi dois-je me fonder pour ce jugement ?
(Bruits de pas. Thomas entre dans la salle, venant du jardin).