ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


Auteurs Méthode Textes
Plan Nouveautés Index Liens Aide





Ennio Floris



Prométhée et Jésus :
d’Eschyle aux évangiles


(esquisse d’une théologie du mythe)





Introduction :

Les tragédies d’Eschyle




Sommaire

Introduction
- La tragédie grecque
- Les tragédies d’Eschyle
  . Le péché est divin
  . Une lecture nouvelle
    du mythe
  . Prométhée
  . Les Suppliantes
  . Les Sept contre
    Thèbes
  . Les Perses
  . Agamemnon
  . Les Choéphores
  . Les Euménides
- But et limites de
  l’étude

Dieu, le sauveur et la mort

Le mythe d’Io et l’évangile de Marie

Conclusion théologique



. . . . . . . - o 0 o - . . . . . . .

Les Suppliantes


   La plainte des Danaïdes, au moment où elles débarquent sur le sol d’Argos, constitue le thème théologique de toute la trilogie.
   Io, leur aïeule, était prêtresse à Argos, dans le temple d’Héra, quand Zeus l’avait appelée à son hymen. Vouée au service de la déesse, elle devint sa rivale en amour ; vierge consacrée à la garde de la sainteté du mariage, elle profane sa virginité par un hymen sacrilège. Héra, jalouse, la transforme en génisse et la poursuit d’Europe en Asie, puis en Égypte pour empêcher son accouchement. Ses errances sans fin, l’humiliation de sa métamorphose, la souffrance de ne pas pouvoir donner naissance à son enfant divin, la rachètent de sa démesure. Alors, redevenue femme, elle enfante par « le souffle et l’attouchement de Zeus » le fils divin, Épaphos, le « touché de Dieu ».

   Io est pardonnée parce qu’elle a expié son péché ; cependant sa souillure n’est pas encore effacée. Son hymen n’a pas seulement maculé sa personne, mais aussi sa descendance. Le terrible choix de l’amour contre la virginité qui a fait pécher Io se transforme en une lutte fratricide qui divise les mâles et les jeunes-filles, les uns poussés vers le mariage, les autres vers la virginité. La lutte intérieure qui a brisé l’âme d’Io devient chez ses petits-fils une guerre sanglante, et l’hymen qu’Io a profané sur le lit d’Héra devient un tombeau par le meurtre entre frères.
   Dans les cinquante Danaïdes qui errent sur la mer, c’est encore Io qui fuit sous la colère divine. Bien que sa personne ait trouvé la paix, son esprit est encore tourmenté dans sa race. Le destin veut que sa souillure soit expiée précisément à Argos, sur la terre et dans le temple même où elle a perdu sa virginité et profané le mariage, afin de sacrifier la virginité par le mariage et le mariage par la virginité. Elle y parvient par ses enfants, qui sont comme les victimes que le péché de l’homme et la justice de Dieu appellent sur l’autel. Les mâles incarnent dans leur esprit la volupté d’Io qui s’est livrée à Dieu pour devenir déesse ; les Danaïdes, au contraire, personnifient la virginité par laquelle elle a refusé le mariage humain. Le sacrifice s’accomplira par la lutte entre mâles et jeunes-filles, les uns cherchant à sacrifier la virginité en faveur de leur hymen, les autres l’hymen des mâles pour leur virginité. Mariage et virginité deviennent, sous la colère divine, deux forces instinctives de la nature qui ne peuvent que se détruire par la mort.

   Nous ne pouvons pas connaître dans le détail le développement de ce sacrifice expiatoire, car il nous manque les deux derniers actes de la trilogie. Mais sans doute Eschyle a-t-il suivi le mythe qui fait mourir les Égyptiens de la main des Danaïdes la nuit de leur hymen ; un seul, Lyncé, est sauvé de la mort parce qu’Hypermestre, poussée par le désir d’avoir un enfant, se refuse à le tuer.
   La mort des mâles et des jeunes-filles s’insère parfaitement dans le thème théologique d’Eschyle. Les mâles, voulant sacrifier la virginité à leurs instincts, deviennent victimes du pouvoir instinctif de la virginité elle-même. Les Danaïdes, en sacrifiant les mâles pour leur liberté, se souillent d’un crime qui les conduit à la mort. La justice d’Héra est accomplie. Par la mort des enfants d’Io s’achève l’expiation du double crime : mariage et virginité sont lavés de leur souillure.

   Nous pouvons nous demander pourquoi Hypermestre et Lyncé échappent au destin. C’est parce qu’Hypermestre a eu le désir d’un enfant, répond le mythe. Mais nous ne devons pas croire qu’il s’agisse d’un désir commun de maternité. Les Danaïdes savaient qu’elles étaient, avec leurs cousins, semence de Zeus, même si tous, Danaïdes et Égyptiens, étaient aveuglés par leurs instincts.
   Hypermestre et Lyncé semblent prendre conscience de leur origine et du droit de Dieu sur leurs instincts individuels. Ils savent que leur race est sortie d’un attouchement et d’un souffle de Dieu, et ils font appel à ce souffle de vie pour renoncer à la mort. Le désir d’être mère c’est le désir d’enfanter, sous le souffle de Dieu, un fils divin. De même que tous les autres ont porté la souffrance d’Io, Hypermestre et Lyncé renouvellent la joie de son hymen avec Zeus. La mort vainc toute puissance, excepté celle de l’amour de Dieu. Dans l’accomplissement de la divine justice, il y a aussi la révélation d’un amour qui fait naître la paix de la lutte, et la vie de la mort.

   En lisant le mythe selon la lettre, nous pouvons croire que Zeus est précisément le premier à pécher, et Io victime de sa toute puissance. C’est l’interprétation que nous en donne Ovide, expression d’un siècle où n’existe plus aucune séparation entre le divin et l’humain. En réalité, le mythe attribue au contraire le péché à la seule Io. Ce n’est pas Dieu qui pèche en fécondant Io, mais c’est Io qui pèche par les désirs de sa volupté. La jalousie d’Héra nous révèle peut-être qu’Io a eu la prétention de lui être semblable et de devenir à sa place la mère des dieux. Pourtant Dieu est en elle comme puissance de vie qui ne peut pas être détruite. La souffrance causée par la colère divine a la fonction de débarrasser cette divine semence de toute souillure humaine, pour la rendre à la sainteté de son origine.

   La théologie des Suppliantes doit être envisagée dans le thème général de toute la trilogie. De l’action complexe qui se déroule au-long de celle-ci, la présente tragédie ne développe qu’un moment, celui de la rencontre sur les rivages d’Argos des fugitives et de leurs poursuivants. Les premières viennent pour demander protection, les autres pour exiger leur droit sur des femmes qu’ils considèrent comme leur propriété.
   Le personnage qui joue le rôle tragique est le chœur, personnifiant les Danaïdes. La tragédie semble, dans sa structure, naïve et primitive, simplicité voulue en réalité, et qui permet de garder à l’expression des passions tragiques l’accent d’un sentiment profondément lyrique. Ce n’est pas sur la scène que se déroule l’action, mais plutôt dans les âmes des spectateurs appelés à compléter, par leurs émotions, les personnages de la scène.
   La simplicité de la tragédie est favorable à la profondeur théologique. De ce point de vue, le personnage le plus important est le roi qui, au nom de la cité, tranche dans la lutte entre les Danaïdes et les Égyptiens. Il apparaît sur scène lorsque les Danaïdes, comme le chœur nous le laisse supposer, ont débarqué sur le rivage pour demander du secours. Si les jeunes-gens qui vont, eux aussi, arriver sont poussés par leur fureur contre les femmes, les Danaïdes, elles, sont dominées par leur haine de l’homme et désireuses de vivre libres et sans joug.

   Le roi ne semble pas, tout d’abord, comprendre le destin qui pèse sur le sort des jeunes-filles. Il est profondément touché par le problème juridique posé par ce conflit. Vaut-il mieux leur accorder secours et protection, ou permettre qu’elles soient ravie par leur vainqueur ? S’il les livre, c’est contre le droit de l’homme, qui ne permet pas un mariage auquel la femme ne donne pas son consentement, car elle ne peut être contrainte de se lier à un homme. Si, au contraire, il les protège, c’est contre le droit des peuples, car les jeunes filles étant des vaincues sont devenue propriété des vainqueurs, par droit de guerre. Les protéger déclenchera alors les hostilités entre les Pélagiens et les Égyptiens, et le sort d’un combat est toujours douteux.
   La justice humaine ne peut pas résoudre ce conflit de droits. Eschyle l’a menée à cette contradiction, précisément pour la mettre en échec. Elle est limitée dans son essence, insuffisante à imposer l’équité. Et si le roi avait attendu la réponse de la justice humaine, il aurait dû abandonner le sort des Danaïdes à l’habileté d’une politique jouant entre deux forces opposées.

   Mais Eschyle fait appel à une justice qui vient de Dieu, par la religion. C’eût été impossible si les Danaïdes étaient arrivées comme devant un tribunal pour exiger leur droit. Elles viennent, au contraire, pour demander secours aux autels de la cité, non en requérantes mais en suppliantes, ce qui change l’aspect du problème. Il ne s’agit plus de décider d’un droit, mais d’accueillir ceux qui, renonçant au droit humain, font appel à la protection des dieux ; la supplication est en effet l’acte de reddition de l’homme au pouvoir de Dieu. Les rameaux d’olivier que les suppliantes déposent sur l’autel expriment le don de leur vie, coupée désormais de tout pouvoir humain. De même que la branche, leur vie n’a aucune prétention, mais elle se donne à la divinité dont elle consent à devenir la propriété sacrée.
   Le problème est ainsi porté à une dimension qui dépasse les limites du droit. Il n’est plus question de les accepter ou non. Lorsque les rameaux d’olivier gisent sur l’autel, personne n’a plus le droit de chasser les vierges ; elles appartiennent au dieu auquel elles se sont livrées. Demeurant dans son territoire, elles ont le droit d’y rester au même titre que les autres citoyens.
   La supplication dégage l’homme de toute obligation juridique pour ne laisser en lui que la personne religieuse. C’est l’homme dans ses besoins et dans sa souffrance : le pauvre, le persécuté, l’exilé, celui auquel le droit des hommes ne peut donner que la mort. Son salut ne peut venir que des dieux. Il n’exige pas, il demande ; il ne revendique pas, il supplie ; il ne résiste pas, il se rend. Il existe en raison de la toute-puissance des dieux.
   La supplication, de même qu’elle révèle dans l’homme une nouvelle personne, révèle aussi du Dieu un nouveau visage, celui d’Afiktor. Nous n’avons pas, en français, de mot qui corresponde exactement. Notre traduction en « protecteur des suppliants » sonne de façon étrange. Le fait d’être protecteur des suppliants ne suppose pas de relation intime entre celui-ci et la supplication. Le terme Afiktor employé par Eschyle place Zeus en face des suppliantes en raison de la supplication elle-même, car c’est lui qui est à l’origine de celle-ci. L’homme se présente en suppliant parce que Dieu est bien disposé envers lui par un sentiment d’amour et de miséricorde. La supplication sort du cœur de l’homme parce que Dieu est miséricordieux ; elle s’élève de l’homme à Dieu après être descendue de Dieu à l’homme.
   Le Zeus-Afiktor représente une des étapes fondamentales du processus de centralisation des fonctions du divin sur la personne et le pouvoir de Zeus. Au commencement, justice et miséricorde constituaient, chez le divin, deux pouvoirs opposés dont l’homme était toujours victime. Zeus, dans sa marche victorieuse contre les puissances divines, s’empare de la miséricorde comme de la justice. La déité, bien que toujours divisée comme pouvoir d’exécution, acquiert une unité de commandement et de direction.

   Mais comment Zeus a-t-il pu s’identifier avec la miséricorde, lui qui est le Dieu de la foudre et de la victoire ? Nous croyons que cette identification a été possible en vertu de sa paternité. Le monde de l’Olympe et celui de la terre ont été complètement transformés et renouvelés par lui, après sa victoire sur Chronos. Il ne s’est pas contenté de vaincre et d’assujettir, mais il a créé de nouveaux dieux et de nouveaux hommes par sa puissance génératrice. Il devient le père des dieux et des hommes. Ceux-ci, bien qu’ils doivent toujours le craindre, peuvent recourir à sa miséricorde, sachant qu’il est aussi Père. Cependant, cette paternité ne peut être saisie que par la supplication, à savoir par la totale reddition au Destin et au Pouvoir de Zeus.

   Entre les suppliantes et le Zeus-Afiktor, c’est au personnage du roi qu’est confié le rôle théologique de la tragédie. Il n’est plus le roi qui juge selon le droit de la cité, mais celui qui incarne la volonté de Dieu. Dieu lui-même s’est saisi du cas douteux pour le résoudre selon sa justice, le roi est donc l’interprète de la justice divine, il ne craint plus le risque de provoquer un conflit, ni celui d’exposer sa vie et celle de son peuple pour sauver les suppliantes. Il accepte la mort d’avance, comme s’il s’agissait de défendre les dieux de la ville eux-mêmes.
   Quand le héraut des ravisseurs viendra pour exiger au nom du droit qu’on leur rende les Danaïdes, le roi refusera toute discussion sur le plan juridique, pour envisager le problème sous son aspect religieux. Il ne s’agira plus de juger entre le maître et des esclaves fugitives, mais entre des patrons et des esclaves dont la divinité s’est emparée. Prétendre ravir les suppliantes après qu’elles aient déposé le rameau d’olivier sur les autels, c’est dépouiller les dieux.
   Dieu, alors, est-il contre la justice ? Les deux pouvoirs, miséricorde et justice, sont-ils encore en lutte bien qu’unifiés dans la personne divine ? Non, car la miséricorde est intervenue en raison de la justice : si les suppliantes étaient ravies sans leur consentement, il y aurait une injustice, une injustice aussi si leurs poursuivants avaient été repoussés sans qu’on ait reconnu la raison de leur prétention. Les dieux s’emparent des suppliantes afin qu’elles rencontrent les Égyptiens dans un esprit d’égalité et de compréhension : il faut que les Danaïdes écoutent les raisons de leurs cousins, et que les Égyptiens prennent les Danaïdes pour épouses après les avoir convaincues par des raisons pieuses.



c 1960




Retour à l’accueil Prométhée Haut de page Les Sept contre Thèbes

t900220 : 24/12/2017