ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Prométhée et Jésus :
d’Eschyle aux évangiles


(esquisse d’une théologie du mythe)





Introduction :

Les tragédies d’Eschyle




Sommaire

Introduction
- La tragédie grecque
- Les tragédies d’Eschyle
  . Le péché est divin
  . Une lecture nouvelle
    du mythe
  . Prométhée
  . Les Suppliantes
  . Les Sept contre
    Thèbes

  . Les Perses
  . Agamemnon
  . Les Choéphores
  . Les Euménides
- But et limites de
  l’étude

Dieu, le sauveur et la mort

Le mythe d’Io et l’évangile de Marie

Conclusion théologique



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Les Sept contre Thèbes


   Lorsque la tragédie commence, les ennemis sont déjà aux portes de Thèbes. Ce sont les guetteurs qui ont vu les armées du haut des remparts, après que le prophète Tirésias en eût lu le présage dans le vol des oiseaux. L’annonce de la bataille est faite par les hommes et les dieux, car elle les intéresse tous.
   Le protagoniste auquel Eschyle fait jouer en même temps le rôle des dieux et des hommes est Étéocle, que Thèbes reconnaît comme son roi. À sa première apparition sur la scène, on dirait que le fils d’Œdipe est un guerrier saisi par l’esprit d’Achille, si grande est sa confiance en sa propre force, si poussé son zèle pour le combat. On doit cependant reconnaître qu’à ses allures de héros, il associe la piété, car il a confiance que l’intervention des dieux, surtout de Zeus Alexeterios sera cause de la victoire.
   Ce nom de « Zeus Alexeterios » trahit la source de l’inspiration religieuse d’Étéocle : sa piété découle de la théologie olympique, dans laquelle Zeus est honoré en raison de la puissance de sa foudre. Zeus est le Dieu sauveur parce qu’il délivre des ennemis par le combat. Il est auprès des guerriers et des héros, prompt à anéantir par sa foudre tous ceux que l’épée n’a pu atteindre. C’est dans cet esprit qu’Étéocle crie aux défenseurs de la ville : « Garnissez les parapets, occupez les terrasses des tours et, aux issues des portes, attendez avec confiance sans craindre le nombre de nos envahisseurs : les dieux seront pour nous ! » La piété est ici le soutien de l’héroïsme et du combat.

   Tous les hommes courent pour défendre la ville, tandis que les femmes – ah ! Les femmes d’Eschyle ! – se rendent dans la chambre des dieux pour se prosterner devant leurs statues en pleurant et en criant. Elles ne sont pas seulement terrifiées par la guerre, mais poussées par l’exaltation religieuse ; elles ont conscience de prendre part à la défense de la cité comme suppliantes des dieux. Cette victoire que les hommes veulent gagner par le combat, elles espèrent l’obtenir par la piété à l’égard des dieux.
   Le dialogue entre Étéocle et les femmes a une signification théologique. C’est la théologie des femmes, née de l’inspiration, qui se heurte à celle des hommes, laquelle est issue de la réflexion sur les données de la tradition. Étéocle n’avait perçu le danger de ce combat ni pour lui-même ni pour la cité, le péril, au contraire, n’échappe pas à la sensibilité religieuse des femmes. L’oracle de Laïos oublié par les hommes résonne dans leur âme comme un motif de marche funèbre, elles sentent la ruine de leur ville inévitable, leur mort est comme déjà survenue. C’est pour cela qu’elles reportent leur espoir sur la supplication, qui seule peut modifier le Destin des dieux. Une fois que le Destin s’est prononcé, le courage et l’héroïsme des hommes sont impuissants à éviter la ruine. Il faut mettre son espoir dans le ciel et demander à la piété ce que nous ne pouvons avoir par le droit, obtenir par la supplication ce que nous ne pouvons pas conquérir par le combat. Le Dieu auquel les femmes s’adressent n’est pas le Zeus Alexeterios, mais le Zeus Afiktor. Est-ce la Justice qui sauvera la cité, ou la miséricorde, la prière ou le combat, les femmes ou les hommes ? Là est tout le problème.

   Étéocle semble avoir raison des femmes et de leurs larmes. Il peut s’occuper de la stratégie du combat sans être gêné par les suppliantes, qui prient en silence. Les ennemis sont prêts à déclencher l’attaque, et des guerriers braves et terribles, tels Tydée, Capané, Hippomédon, etc. jurent sur leur sang de détruire la ville, même contre la volonté des dieux. Étéocle n’a pas peur. Il est ravi, au contraire, de pouvoir engager la bataille contre ces guerriers et, à chaque porte, il place un héros de son armée non moins vaillant que les chefs ennemis. Il est sûr d’avoir droit à la victoire, les ennemis étant des impies, des traîtres usurpateurs d’un pouvoir légitime. Les dieux ne peuvent pas se désintéresser de la guerre, car ils sont eux-mêmes en danger.

   Mais l’esprit d’Étéocle sera profondément bouleversé quand on lui annoncera que l’assaillant de la septième porte est son frère, le grand Polynice, chef de toute l’armée ennemie. Les guetteurs des remparts l’ont aperçu au moment où il prêtait serment et ils ont vu sur son écu incrusté d’or un guerrier conduit par une femme, avec l’inscription « Je ramènerai cet homme pour qu’il découvre sa ville et l’accès de sa demeure paternelle ». Cette femme est la Justice.
   Étéocle est comme foudroyé par la vérité divine, et son esprit s’ouvre à la compréhension des oracles : la malédiction d’Œdipe se dévoile dans son terrible mystère. Qui enverra-t-il contre Polynice, si ce n’est lui-même ? Et voilà les deux enfants d’Œdipe l’un contre l’autre, le frère contre le frère, le roi contre le roi, prêts à se précipiter l’un l’autre dans la ruine. Chacun des deux fait appel à la fille de Zeus Alexeterios, à la Justice, afin d’obtenir raison de son propre droit au pouvoir. Chacun croit que la Justice est de son côté : Polynice parce qu’il a été chassé de sa terre et de son règne, Étéocle parce qu’il est le roi voulu par les dieux et le peuple, lui qui a toujours cherché l’intérêt de sa patrie et l’honneur des dieux. Cependant Étéocle comprend qu’il ne pourra pas échapper à la mort. La malédiction de son père est un oracle par lequel les dieux demandent sa mort. On aurait pu éviter ce destin, mais il est désormais trop tard au point où les deux frères sont parvenus. Étéocle accepte le combat avec la certitude d’y périr pour obéir à son destin.
   La mort des deux héros est inévitable. Ils ont appelé la Justice, mais contraint en même temps la fille de Zeus à trancher le conflit par leur épée. Et la Justice a tranché selon une mesure de parfaite équité, en tuant l’un par l’épée de l’autre. La fille de Zeus a démontré qu’ils ont péché par démesure, bien qu’ils fussent tous deux dans leur droit. Il n’aurait pas fallu recourir aux armes pour décider de ce droit, l’appel à la Justice sans leur épée leur aurait donné à tous deux ce qui est juste selon la volonté des dieux.
   Étéocle aurait pu échapper à cette mort s’il avait envoyé à la septième porte un autre guerrier que lui-même contre son frère. Le chœur, qui exprime la voix de ses amis, cherche à l’éloigner de ce sort pour éviter la malédiction d’Œdipe. Étéocle refuse ce conseil. Ce n’est pas sa haine contre son frère qui le pousse à accepter le combat, mais la révélation dans son esprit de l’oracle des dieux à son grand-père Laïos. Selon cet oracle, non seulement les fils d’Œdipe doivent mourir, mais la cité elle-même doit périr. Or Étéocle veut sauver la cité. C’est pour cela qu’il a tracé le plan stratégique, c’est pour sauver la ville qu’il combat comme un héros. Il est trop tard pour parvenir à une rencontre avec son frère. Se rendre serait perdre la ville qui l’a proclamé roi contre son frère : ses ennemis, et surtout Polynice, ont décrété sa ruine. D’autre part, s’il acceptait le combat sans s’opposer personnellement à son frère pour échapper à la mort, la ruine de la cité viendrait précisément par cette porte : aucun autre héros ne sera capable d’arrêter la haine de Polynice. Le destin de la ville se joue à la septième porte, de même que celui des deux frères. Étéocle sait que sa mort, et elle seule, pourra empêcher l’oracle : « L’offrande de ma mort, seule, a du prix pour eux. » Sa mort devient le prix qu’exige la divine Justice pour la délivrance de la ville et de tout le peuple.

   Étéocle, le héros des hommes, l’inspiré du Zeus Alexeterios, devient par l’acceptation de sa mort le héros des femmes, l’inspiré de Zeus Afiktor. Zeus Alexeterios n’a pas donné aux dieux l’ordre de repousser et d’écraser les envahisseurs. Les héros sont restés seuls au combat, dans l’équilibre de leurs valeurs et de leurs forces. Le Dieu qui est descendu est Zeus Afiktor, le Dieu de la miséricorde invoqué par les femmes, attiré par le sacrifice du héros, du roi, qui a donné sa vie pour la cité.



c 1960




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t900230 : 24/12/2017