ANALYSE RÉFÉRENTIELLE |
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Ennio FlorisProméthée et Jésus : |
Introduction : |
Sommaire Introduction - La tragédie grecque - Les tragédies d’Eschyle . Le péché est divin . Une lecture nouvelle du mythe . Prométhée . Les Suppliantes . Les Sept contre Thèbes . Les Perses . Agamemnon . Les Choéphores . Les Euménides - But et limites de l’étude Dieu, le sauveur et la mort Le mythe d’Io et l’évangile de Marie Conclusion théologique . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . |
AgamemnonL’Agamemnon fait partie d’une trilogie dans laquelle la pensée théologique d’Eschyle se parachève et parvient à sa plus grande profondeur. Sur la scène eschyléenne, c’est toujours une démesure qui déclenche l’action tragique et qui, en suscitant le courroux des dieux, conduit l’homme à la souffrance et à la mort, dans laquelle il prend conscience de son péché. On devient sage dans la mort, et par rapport à une existence que la mort cache aux yeux des vivants. Dans cette trilogie, Eschyle met en scène non pas « une » démesure, mais « la » démesure humaine elle-même, cela pour préparer une critique de la justice divine. Il fait appel à une nouvelle intervention de Dieu pour l’établissement dans le monde d’un ordre nouveau, celui d’une justice pour la vie, selon la sagesse et l’amour. L’Agamemnon est la tragédie de la démesure, tandis que Les Choéphores et Les Euménides présentent l’une la Justice vengeresse du péché, l’autre celle qui sauve le pécheur. Cette fois-ci, Eschyle trouve la matière de sa tragédie dans le mythe de Troie auquel Homère a emprunté l’action de son épopée. Il n’y change rien et le garde identique dans les personnages comme dans les faits, mais il regarde le déroulement de ces faits d’une manière différente de celle du grand poète. Chez celui-ci, en effet, la valeur des héros et la puissance des dieux cachent le rôle joué par le péché. Dans l’action épique, la démesure et la justice divine s’effacent devant la victoire du plus fort. Chez Eschyle, le mythe se dégage de l’épopée, il est compris en fonction de la conscience religieuse. Homère et Eschyle envisagent les mêmes faits, mais dans une perspective différente. La religion d’Homère est sans morale, sa théologie sans sainteté. Eschyle, au contraire, contraint les héros et les dieux eux-mêmes à avoir la conscience et la responsabilité morales de leurs actions. Sa théologie, profondément mystique, a pour but la sainteté de l’homme, en vue de la sainteté des dieux. Sur ce monde des dieux et des héros, sur ces exploits glorieux qui exaltent le peuple grec en le poussant à l’héroïsme et à la piété, Eschyle ose fixer des yeux prophétiques pour découvrir le péché. Dépouillant l’action de toute gloire héroïque, il trouve son origine, comme celle de toutes les actions humaines, dans l’orgueil et la passion, et cela change profondément sa vision du monde. Derrière l’épopée, il découvre la tragédie : l’histoire des hommes est un enchaînement de crimes et la vie est dominée et subjuguée par la mort. Eschyle est un prophète et, comme tout prophète, prêche la destruction et la mort, avant d’annoncer la restauration et la vie. Le veilleur, après dix ans d’attente, voit pour la première fois les ténèbres de la nuit percées par le feu de la victoire, qui s’allume de ville en ville, de tour en tour. Ce feu qui signale la victoire aux Grecs est le même que celui qui annonce aux Troyens – morts, blessés ou sains – la ruine de leur ville. Pourquoi ces ruines ? Pourquoi l’héroïsme d’un Hector a-t-il été inutile ? Pourquoi la résistance de dix années a-t-elle été brisée, la piété d’un peuple courageux trahie par les dieux ? C’est la mort qui donne la réponse : elle n’épargne ni les héros ni les faibles, ni les hommes ni les statues des dieux, elle réduit tout en cendres. C’est la conséquence de la démesure de Pâris qui a ravi la femme d’un autre peuple. Mais le péché de Pâris n’aurait pas provoqué cette destruction, si le peuple entier n’avait pris part au crime qui n’est que l’expression et le signe d’une corruption générale. Troie était une ville plongée dans la richesse et le bonheur, sûre d’elle-même, orgueilleuse de sa splendeur et de sa force. La démesure était devenue la condition même de son existence, et le seul fait qu’elle existât appelait la vengeance des dieux. Le rapt de Pâris est la dernière goutte qui a fait déborder le vase du courroux des dieux, l’étincelle qui a déclenché une fin déjà fixée par la démesure : la destruction et la mort. On aurait pu penser alors que l’anéantissement de Troie serait une gloire pour les Grecs et que les dieux seraient favorables aux vainqueurs, mais le courroux divin poursuit aussi les Grecs, la mort est le résultat de leur victoire. Achille, comme Hector, est mort, et les corps des héros grecs sont mêlés aux cadavres des Troyens. Lorsque le reste des armées grecques, fatiguées par le combat, s’apprête à retourner dans la patrie pour célébrer la victoire, les dieux de la mer et des vents empêchent leurs nefs d’aborder et dispersent les héros dans des pays sauvages et déserts. Là ils ne trouvent que faim et solitude, désespoir et angoisse. Leur sort ne sera pas différent de celui du peuple vaincu. C’est que les Grecs ont été souillés par le même crime que les Troyens. Si le péché des uns est le rapt d’une femme, celui des autres est d’avoir déclenché une guerre et sacrifié des milliers de vies humaines pour l’amour d’une femme. Ils ont vaincu, mais ne peuvent se réjouir d’une victoire qu’ils n’ont pas remporté pour leur gloire, mais comme instruments de la vengeance divine contre Troie et, une fois le but atteint, ils deviennent à leur tour les victimes de la même vengeance. Tel est le thème théologique qu’Eschyle fait jouer en sourdine lorsque l’annonce de la victoire se propage dans la ville et qu’Agamemnon s’apprête à poser le pied sur le sol de la patrie. Au commencement, l’action s’annonce comme une symphonie dans laquelle le thème de la mort, joué par le violoncelle, efface doucement le thème de la victoire et de la réjouissance joué par l’orchestre. Le péan se transforme en thrène. La gloire de la victoire semble éclipser toute souffrance et tout chagrin pour les morts et pour les dispersés, cependant qu’Agamemnon se présente sur son char de victoire, Cassandre à ses côtés : la guerre n’a pas tout détruit, en Cassandre, fille de Priam, Troie est encore vivante. Vivants aussi les héros grecs, en Agamemnon, le seul qui, par la faveur des dieux, ait réussi à toucher le sol de sa patrie. Mais le plus étonnant, c’est que Cassandre soit aux côtés d’Agamemnon, sur le même char triomphal. On pourrait croire qu’elle n’est pas là en tant qu’esclave, car le fait qu’elle se dresse à côté du vainqueur, le soin avec lequel Agamemnon la confie à sa femme, démontrent qu’elle est bien une princesse. La jalousie de Clytemnestre, femme d’Agamemnon, prouve enfin que le héros a l’intention de l’épouser ou de la prendre comme concubine. Cette vision de paix disparaît bientôt lorsqu’Agamemnon, marchant sur le tissu précieux que sa femme a étendu, entre dans la maison. Clytemnestre, après avoir accompagné son mari, invite Cassandre à descendre du char. La fille de Priam ne lui répond pas, car l’esprit de son dieu, Apollon, la saisit pour faire d’elle le prophète des Grecs, de même qu’il l’avait établie prophétesse des Troyens. Elle reste sur le char, immobile et muette, sans prêter attention aux paroles des hommes car elle écoute la parole du dieu. Personne n’avait cru à ses oracles lorsqu’elle prophétisait la ruine de Troie, alors que la ville était encore inexpugnable et ses héros debout. Maintenant elle est amenée sur le sol de la Grèce pour confirmer, par sa propre mort, la ruine totale du peuple troyen et pour annoncer le péché et la mort au héros même qui seul a échappé au courroux de la mer. Ce prophète immobile, pétrifié, les yeux fixés dans le vague, n’est pourtant pas une statue mais un être vivant qui regarde le monde d’un point de vue qui n’est pas celui des hommes. Il jette un regard divin sur le passé, le présent et le futur. Cassandre voit, dans son extase, les événements du passé et surtout les crimes qui ont souillé la famille des Atrides. De son regard perçant elle contemple Atrée encore en train de découper en morceaux le corps de Plisthène pour l’offrir en repas à son père Thyeste, qui est aussi frère d'Atrée. Elle voit Agamemnon sacrifier sa fille Iphigénie pour assurer à son armée la victoire contre Troie : un père qui tue sa fille et des milliers d’hommes pour reprendre une maîtresse ravie par un peuple ennemi ! Tout le monde avait oublié ces crimes et Agamemnon lui-même avait cru que la victoire était un signe du consentement et de la faveur des dieux. Seule la prophétesse sait reconnaître le passé dans le présent, et celui-ci dans sa continuité avec le passé. Les crimes d’antan ne peuvent pas être oubliés parce qu’ils agissent dans le présent, ils se reproduisent comme la vie elle-même, de père en fils. Le crime des pères renaît comme crime des fils. Agamemnon est entré dans la maison tandis qu’au dehors tout le monde attend de le voir reparaître, le corps lavé de la souillure du sang, non plus comme chef de guerre mais comme roi de paix. Cassandre ne l’attend pas : Agamemnon est entré dans sa maison comme dans son tombeau, pour ne plus en sortir. La fille de Priam voit ce que les murs de la maison cachent aux yeux des mortels. Elle voit le crime du présent, de même qu’elle a vu celui du passé. Clytemnestre est en train d’envelopper son mari d’un filet et de le frapper mortellement. Celui que n’a pu abattre l’épée ennemie tombe maintenant par la main de son épouse ; le héros qui avait eu la chance d’échapper à la mort, et sur le champ de bataille et en mer, la trouve, inexorable, dans sa maison. Mais pourquoi ce crime ? Pourquoi les dieux se sont-ils montrés si cruels à l’égard d’Agamemnon ? Pourquoi les privations de la guerre et le désespoir d’une longue attente n’ont-ils pas effacés en lui l’ancienne souillure ? Ce ne sont pas les dieux qui l’ont tué, c’est le crime du passé, celui d’Atrée, celui d’Agamemnon lui-même qui engendre le nouveau crime. Il y a dans toute cette race une loi de vengeance par laquelle un crime doit être vengé par un autre crime. C’est un processus dialectique de destruction. Cela suppose que le crime – celui du sang – n’est pas un fait isolé dont l’individu serait seul responsable, mais au contraire la démesure du sang est une dialectique de contradiction qui conduit une race à sa destruction. Le crime est un pouvoir de mort qui subjugue la nature humaine, la divise, la met en contradiction avec elle-même jusqu’à la détruire dans son existence. Mais d’où vient cette tyrannie ? Non pas des dieux olympiens, qui prédisent la vie des hommes, mais des puissances de la nuit, des Érinyes, déités chassées de l’Olympe et enfermées dans la nuit par le pouvoir de Zeus. Elles ne peuvent rien faire d’autre que trahir les dieux et les hommes, entraîner les humains dans ces ténèbres où elles sont enfermées à jamais. Clytemnestre a tué Agamemnon parce qu’il avait tué sa fille Iphigénie. Du moment où sa fille a été immolée pour racheter Hélène, elle a été obsédée par les Euménides, qui l’ont poussée à se venger jusqu’à faire sur le corps de sa fille morte des libations propitiatoires avec le sang de son père. Et l’esprit des Érinyes est resté en Clytemnestre jusqu’à la consommation du crime. Cassandre avait deviné le crime parce qu’elle sentait l’odeur de ces chiennes noires qui avait déjà envahi la maison d’Agamemnon. C’est pour cela qu’elle se refuse à y entrer, repoussée par l’odeur du sang et la peur d’une mort certaine qui l’attend, elle aussi, comme le vainqueur. Cependant, elle ne refuse pas de mourir. Avant d’entrer dans son tombeau, elle fixe encore ses yeux pour découvrir le mystère du futur. En effet, elle voit sortir du sang des Atrides un « Vengeur », appelé par les dieux olympiens non seulement à venger le crime de Clytemnestre, mais à racheter les Atrides de la mort et de la destruction. La vision du futur s’annonce avec un élément nouveau, en ce que la vengeance est apportée par les dieux. Elle ne sera plus pour la mort mais pour la vie, non pour détruire mais pour sauver. Dans les dernières tragédies l’intervention des dieux sauvera les hommes de la démesure. Cassandre, bien que prophète, ne peut échapper à son sort. L’annonce du Vengeur met fin à son rôle, elle entre dans la maison pour être tuée à côté d’Agamemnon, attestant par sa mort la vérité de ses oracles. La tragédie s’achève par le triomphe de la démesure. Clytemnestre se dresse entre les deux cadavres, debout, l’épée dégainée à la main. C’est l’arme de la vengeance qui a triomphé des vaincus et des vainqueurs, c’est le péché qui l’emporte sur les dieux et sur les héros, sur la valeur et sur la justice. |
![]() ![]() ![]() ![]() t900250 : 24/12/2017 |