ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris



Prométhée et Jésus :
d’Eschyle aux évangiles


(esquisse d’une théologie du mythe)





Introduction :

Les tragédies d’Eschyle




Sommaire

Introduction
- La tragédie grecque
- Les tragédies d’Eschyle
  . Le péché est divin
  . Une lecture nouvelle
    du mythe
  . Prométhée
  . Les Suppliantes
  . Les Sept contre
    Thèbes
  . Les Perses
  . Agamemnon
  . Les Choéphores
  . Les Euménides
- But et limites de
  l’étude

Dieu, le sauveur et la mort

Le mythe d’Io et l’évangile de Marie

Conclusion théologique



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Les Choéphores


   Dès le commencement, on a l’impression que le cadavre d’Agamemnon est couché sur la scène. C’est lui qui répand une horreur tragique sur toute l’action du drame et qui devient objet d’un problème théologique.
   Si, victime d’un crime, il gît par terre pour recevoir les libations rituelles et l’ensevelissement qui lui sont dus, il est aussi le signe de la justice lésée, l’accusateur de ses meurtriers. Il est là, expression d’une société corrompue qui, ayant perdu le sens du respect divin pour l’homme, ne connaît d’autre dieu que son succès. Oreste et Électre ne peuvent verser les libations sur le corps de leur père sans que le crime ne pose à l’esprit le terrible problème de la justice. C’est de là que découle l’action du drame, qui peut être considéré comme la tragédie de la Justice elle-même.

   Le mouvement de l’action est donné par une interrogation qui s’adresse au ciel, à la terre et à l’enfer : « Existe-t-il un rachat (Lutron) du sang répandu sur la terre ? » C’est une hypothèse qui constitue, dans le même temps, l’annonce prophétique de la solution à laquelle aboutira la tragédie et l’invitation adressée aux dieux de l’enfer de renoncer à toute revanche. Mais, aussitôt que cette parole de rédemption parvient au ciel de l’Adès, les dieux auxquels revient le soin de l’équité, les Érinyes, les Parques, la Justice, Zeus lui-même, semblent se boucher les oreilles pour ne pas entendre ce mot qui bouleverserait la loi régissant le destin des hommes.
   La Justice ne saurait, en aucun cas, renoncer à rétablir l’ordre que les hommes ont brisé par leurs crimes. Déesse vigilante, elle attend les hommes pendant le cours de la journée de leur existence : elle les attend à midi, elle les frappe au soir, et enfin elle apporte ses sanctions la nuit, dans le règne de la mort. Le crime que la Justice ne peut pardonner est celui du sang : « Qui a forcé la chambre d’une vierge n’a plus de remède au mal qu’il a fait et, pour purifier l’homme aux mains sanglantes, tous les fleuves ensemble, confondant leurs routes, tenteraient en vain de laver sa souillure. »
   La Justice ne se laisse pas corrompre par un rachat, et elle repousse quiconque intervient pour sauver le criminel. Le sang de l’homme tué qui fuit goutte à goutte dans la terre a déjà appelé les Érinyes, et les dieux ont révélé leur vengeance par la voix des songes et les remords chez les meurtriers eux-mêmes.

   Électre, lorsqu’elle s’approche du tombeau pour verser les libations, ne sait comment formuler la prière rituelle, ni comment verser au mort l’offrande de l’assassin. Que demander aux dieux ? La grâce du meurtrier pour son père ? Ou bien la malédiction pour sa mère ? L’idée du pardon et du rachat semble l’effleurer. L’exigence de pure justice possible aux dieux devient problématique pour l’homme : si les dieux peuvent considérer le criminel comme un être complètement hors d’eux, l’homme par contre découvre que le meurtrier est son prochain, sa propre mère, à laquelle il doit le respect et la vénération que la piété ordonne au-delà de toute justice. Électre hésite, car elle croit que les dieux sont apaisés par la piété plutôt que par la justice et qu’ils aiment comme les hommes.
   Le chœur vient la tirer de son indécision en lui conseillant de demander aux dieux le bonheur pour ceux qui aiment, la mort et la justice pour ceux qui ont tué : elle doit demander que surgisse un dieu ou un mortel qui venge Agamemnon et délivre Oreste de la persécution. Car le crime d’Égyste et de Clytemnestre ne s’arrête pas au mort : la haine qui a tué le grand héros persécute aussi ses enfants. Électre vit comme une esclave dans la maison où elle était princesse et Oreste, le prétendant au trône, a été chassé de sa ville et, bien que libre et de sang royal, vendu deux fois comme esclave. Qu’Électre demande aux dieux un libérateur ! Mais comment pourra-t-il exercer sa délivrance ? Devra-t-il être un pacificateur, ou un justicier ? Le coryphée répond : un meurtrier, comme les assassins d’Agamemnon !
   Voilà le libérateur et le sauveur selon la Justice ! Un meurtrier comme ceux contre lesquels s’exerce son jugement ; il plonge les libérés dans le crime même dont il les a délivrés. Payer le crime par le crime est non seulement justice mais piété. Électre peut, sans crainte des dieux, prier contre les meurtriers de son père : « Que surgisse enfin ton vengeur, Père, et que les meurtriers meurent à leur tour : ce sera la justice ! »

   Le sauveur de la Justice n’est pas loin. Venu, lui aussi, porter ses offrandes, il avait posé sur la tombe une boucle de ses cheveux. C’est Oreste, le fils du mort, qui est venu puiser l’esprit de la vengeance au sang du défunt et demander au père pour sa propre épée la force des armes par lesquelles il a vaincu ses ennemis.
   En voyant la boucle, Électre soupçonne la présence de son frère et le retrouve en suivant l’empreinte de ses pas. Ils s’embrassent, profondément émus. Électre voudrait crier sa joie, donner un témoignage d’amour en cet endroit où le crime et la vengeance ont répandu le silence de la mort et changer, peut-être, cette nuit de ténèbres en jour de joie, racheter le mort et les vivants par la lumière d’un amour tout puissant, mais le cri s’arrête dans sa gorge. La Justice brise cette effusion d’amour fraternel parce qu’elle a peur de l’amour. Oreste et Électre, en se reconnaissant frères au moment où ils s’embrassent, redeviennent les personnages du drame que les dieux jouent par les hommes. Électre reconnaît en Oreste non plus son frère, mais son sauveur, celui par lequel elle vengera son père et aimera de nouveau sa mère qu’il devra égorger.
   Oreste, pour sa part, avait déjà conscience de son rôle de Sauveur, les oracles d’Apollon l’y avaient préparé. Il était, comme les autres, un homme en qui l’amour est plus fort que la haine, mais l’oracle du dieu fils de Zeus lui avait annoncé des peines terribles au cas où il ne poursuivrait pas les meurtriers de son père. S’il ne tuait pas celui qui avait tué, il le payerait de sa propre vie. Le dieu lui avait révélé les vengeances de l’enfer dans les maladies affreuses qui consument les chairs des damnés, les attaques des Érinyes qui provoquent la vengeance et les visions d’effroi dans les rêves. S’il n’obéit pas, il deviendra pour tous un objet de mépris, on l’écartera des autels, on le chassera de la cité, il sera destiné à une mort qui le détruira tout entier. Peut-il désobéir à de tels oracles ? C’est une mission que le dieu, au nom de Zeus, lui confie, car il est l’exécuteur de la divine équité, le sauveur de ceux qui ont été victimes de l’injustice. Poussé par cette Justice qui paie la haine avec la haine, le meurtre par le meurtre, il devient meurtrier contre le meurtrier.

   La tragédie, avant d’aboutir au crime, se transforme en une sanglante agonie spirituelle, lorsque l’oracle du dieu conduit Oreste à la décision de tuer sa mère. Le trouble le plus profond agite son âme, celles d’Électre et du chœur. Si l’on doit obéir à la volonté de Zeus, telle qu’il l’a manifestée par l’oracle, leur mère doit aussi mourir des mains de son propre fils. Si l’on considère son crime, elle doit mourir car elle a tué son époux, le père de ses enfants, au moment même où elle lui manifestait sa soumission et son affection. Tuer un tel meurtrier est une revanche de la justice contre l’injustice, du droit contre l’iniquité, de la piété contre le crime. Mais si l’on considère que c’est la main même de son fils qui doit la tuer, alors la vengeance du crime devient crime à son tour. La mère a toujours droit au respect de son fils, même si elle est devenue une meurtrière. Il ne s’agirait plus de la victoire de la justice contre l’injustice, mais du combat de la justice contre la justice, du droit contre le droit, de la piété contre la piété. L’homme ne pourrait pas accepter cette tâche s’il n’était poussé par les dieux. C’est par son obéissance à l’oracle du dieu qu’Oreste vainc toute résistance de sa nature pour entrer dans le combat de la force contre la force et du droit contre le droit.
   Oreste se reconnaît comme le protagoniste des songes prémonitoires de Clytemnestre. Celle-ci a rêvé qu'elle enfantait un serpent qui, en suçant son lait, la blessait jusqu’au sang. Ce serpent c’est Oreste, le fils que les dieux ont prédestiné à être le meurtrier de sa mère.
   Lorsqu’Oreste, après avoir tué Égyste, se lance l’épée levée contre Clytemnestre – le fils contre la mère – il reste comme foudroyé par le sentiment filial et son épée retombe tandis que Clytemnestre agenouillée lui montre les seins qu’il a sucés. S’il reprend l’épée et l’enfonce dans la gorge de sa mère, c’est parce que Pylade lui demande de tenir compte des oracles d’Apollon qui doivent être accomplis. Il ne tue pas à la façon d’un homme mais comme un dieu, parce que c’est un dieu qui tue en lui et par lui.

   Eschyle pousse la logique de la justice divine jusque dans ses extrêmes conséquences. Où aboutit-elle lorsqu’elle se déclenche contre les hommes sans aucune considération ? Descendue pour effacer un crime, elle le multiplie ; venue pour délivrer les victimes du mal, elle crée des meurtriers ; invoquée pour la vie, elle donne la mort. Elle se précipite sur les mortels comme une épée qui entraîne tout dans la destruction et dans la mort. Sous la vengeance de la Justice, l’histoire des hommes est une dialectique d’anéantissement, où les fils paient les péchés de leurs pères, où les pères meurent tués par leurs enfants, alors que la démesure engendre la démesure, le crime un crime, le meurtre un meurtre, jusqu’à la destruction d’une race.
   Dans Oreste, Eschyle a voulu montrer la tragédie humaine et divine de la justice. Ce n’est pas le cas particulier d’Oreste qui l’intéresse, il est le type de l’homme que la Justice saisit pour exercer sa vengeance. L’homme le plus juste est devenu lui aussi meurtrier, au même titre qu’Égyste et Clytemnestre.

   Mais, pour les hommes, Oreste est l’exemple de l’injustice de la Justice divine, puissance encore irrationnelle des dieux sur les mortels. Qui a poussé Oreste contre sa mère, qui l’a forcé à rester sourd à la voix du sentiment, à la piété qu’un fils doit à sa mère ? C’est le dieu.
   Oreste devenu meurtrier dénonce chez les dieux une injustice pire que celle des hommes, il accuse le royaume des cieux d’être divisé, antagoniste entre les pouvoirs et la paix, le bonheur, la sainteté de l’homme. Car ce n’est pas par amour ou par intérêt pour les hommes que le dieu a poussé Oreste au meurtre, mais pour s’opposer au groupe des dieux plus anciens qui gardent encore tout pouvoir contre le meurtre du sang. À la mort d’Agamemnon, les Érinyes n’avaient pas écouté la voix du mort contre ses assassins, car ils n’étaient pas du même sang. Le héros serait resté à jamais invengé si les dieux olympiens, par l’intermédiaire d’Apollon, n’étaient intervenus en faveur du tué, pour s’opposer précisément aux Érinyes qu’ils haïssent et méprisent. Comment une justice pourrait-elle venir d’un royaume qui n’est pas juste ? Comment l’ordre des cieux peut-il régler la vie des hommes s’il n’est pas gouverné par la sagesse mais divisé par la haine et la rivalité ?
   Voilà ce qu’Oreste, l’homme victime de la justice divine, enseigne aux dieux. De libérateur devenu esclave, de sauveur meurtrier, il fuit dans le monde d’une cité à l’autre, poursuivi par les Érinyes qui veulent venger le sang d’une mère répandu par son propre sang. Le sauveur a besoin d’être sauvé. Où ira-t-il ? Où trouvera-t-il un sauveur à son tour ? À qui s’adressera-t-il pour échapper à la vengeance des terribles chiennes ? Seul le rameau d’olivier que portent les suppliants lui ouvrira le chemin vers la rédemption des dieux et des hommes.



c 1960




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