Le sourd-bègue :
Ultimes réflexions
Résumons brièvement le récit. Il s’agit de la guérison par
Jésus d’un malade, qu’on peut classer parmi les sourds-muets.
Jésus l’examine afin de connaître ses maux, et le guérit par sa parole : «
Ouvre-toi ». Le sourd-muet entend et parle correctement, et tout le monde loue le
Seigneur et exalte le pouvoir qu’il a donné à
Jésus.
Le récit paraît donc simple, comme tout récit de miracle de guérison. Mais l’analyse que nous venons d’en faire montre au contraire qu’il est tellement compliqué, pour ne pas dire complexe, qu’il nous serait impossible de transposer l’action du récit à la réalité sans le soumettre à de profondes modifications. En effet, aussitôt qu’on tente d’accomplir cette opération, la trame du récit se dissout, en ce que les unités qui le constituent se détachent d’entre elles et se dédoublent, nous renvoyant à deux récits.
Le dédoublement apparaît avant tout dans la personne du malade lui-même. En effet, ce n’est pas vraiment un sourd-muet, mais un homme qui entend mal et parle péniblement, un sourd-bègue donc. Mais en mettant les deux mots l’un à côté de l’autre et en les liant par un tiret, le correcteur de mon ordinateur considère que j’ai commis une erreur d’écriture. Pourquoi ? Parce que la langue n’a pas envisagé ce cas, ou parce qu’on n’a jamais trouvé qu’un homme aux oreilles dures soit aussi bègue, comme il peut bien être sourd-muet ? On peut sourire, mais la langue est toujours sérieuse.
Le jeu du couplé continue.
Jésus ne soigne pas le sourd-bègue et l’exhorte à se soigner par lui-même, mais aussitôt il le guérit par sa parole. Cette parole est un impératif : «
Ouvre-toi ». Or le sens de cette parole est double, parce qu’elle s’adresse à deux destinataires : la personne du sourd-bègue, et la maladie dont il est affecté et qui l’enferme.
Il s’ensuit que
Jésus lui aussi agit comme un sujet double : en homme et en
Fils de
Dieu ! Rappelons encore une fois ce que
Jean affirme à la fin de son évangile : «
J’écris ces choses pour qu’on croie que Jésus est le Christ, le fils de Dieu » (
Jn 20:31). Pour qu’en lisant les évangiles, on croie que le
Jésus qui en est l’objet est le
Christ, il faut bien qu’ils le présentent comme tel. Dès lors,
Jésus aussi est sujet double : il est un homme et il est
Dieu. Il n’est pas étonnant que dans ce récit, qui est une page de l’évangile, il puisse agir à la fois en homme et en
Dieu.
Mais en rapportant le problème d’un des chapitres de l’évangile à la totalité de leur récit, on comprend bien qu’on ne le résout pas mais qu’on le déplace seulement. Le doublement de
Jésus prend en effet une puissance de contradiction telle qu’elle défie la raison. Ainsi, à la lecture du
chapitre consacré à sa naissance, nous trouvons un enfant conçu dans le sein d’une vierge fécondée non par un homme mais par
Dieu qui, par surcroît, s’incarne en lui.
Dans sa mort, nous trouvons un homme condamné pour avoir cherché à abolir dans le
temple l’autel du sacrifice expiatoire par le sang des animaux, mais qui offre sa mort en expiation des péchés des hommes (
voir aussi). En vain
ses disciples vont au tombeau pour son onction, car
il n’est plus là, mais ils se réjouissent de son enlèvement parce qu’
ils le croient ressuscité.
Je pose une question à mes lecteurs : doit-on s’arrêter de penser pour croire, ou mettre entre parenthèses la foi pour continuer à penser ?