ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Jésus le charpentier





Du fils naturel au fils de Dieu :
la solitude


Sommaire

Du fils naturel au fils de Dieu
Fils d’une adultère
La famille de Jésus
Délire ou extase ?
La solitude de Jésus
Qui est ma mère ?

La Métanoïa

Le défi et la crise

La bonne nouvelle




. . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . .

   La crise de Jésus s’était déroulée en deux phases : la première avait abouti à la rupture avec sa famille et à sa fuite dans le désert, la seconde avait conduit Jésus à la conscience d’être fils de Dieu. Elles sont connues par deux sources différentes d’information, remontant l’une à la rumeur populaire, l’autre aux souvenirs des disciples et à la tradition de l’Église. L’une et l’autre sources nous ont été transmises par les évangiles.
   Nous chercherons à pénétrer la première de ces phases, qui est sans doute la plus douloureuse car traversée par une expérience de mort.

   Une question se pose cependant quant à la méthode de notre recherche. En effet, comment connaître cette crise ? Il ne s’agit certes pas de recourir à d’autres témoignages ou de procéder à de nouvelles analyses des textes, puisque nous en possédons déjà tous les éléments constitutifs. Il s’agira seulement de reproduire par la pensée la crise, en mettant en opposition ces éléments sur la base du schéma psychanalytique fondé sur le refoulement des instincts. Au moment où l’exégèse, parvenue à la limite du verbe, s’arrête, la psychanalyse intervient pour nous permettre la recherche au niveau du référent, et elle se montre, envers son objet – le fait psychique – aussi rigoureuse et objective que l’exégèse à l’égard de l’écriture.

   Nous avons vu (1) que le statut de bâtard exerçait sur Jésus des contraintes sur ses droits d’homme, ses responsabilités familiales et publiques et ses rela­tions avec les autres. Le fait que nous le trouvons jusqu’à l’âge de trente ans dans sa famille et travailleur montre bien qu’il ne s’était pas révolté contre sa condition mais qu’il avait cherché à s’y adapter, avec sans doute un sens de responsabilité envers sa mère.
   Il est vrai que Luc nous dit que, vers l’âge de douze ans, Jésus avait trompé la vigilance de ses parents en restant à leur insu dans le temple, et qu’il avait revendiqué face à sa mère et à son tuteur sa liberté de fils de Dieu (Lc 2:41-50). Mais cette page n’est, comme l’ensemble de son évangile sur l’enfance de Jésus, qu’une création de Luc. Si elle a un rapport avec la réalité, c’est à propos de la rupture que Jésus avait opérée avec sa famille à l’âge adulte. Sans doute Luc a-t-il voulu couvrir la tension qui opposait Jésus à sa mère et ses frères par une anticipation sublimatrice, la justifiant exclusive­ment par la personnalité de fils de Dieu. Cela confirme la gravité et l’importance de cet acte.
   En cherchant à s’accommoder de sa condition, Jésus pouvait-il en être libéré ? Il aurait certes trouvé une compensation s’il avait pu s’adonner à quelque œuvre extérieure ou vivre d’une façon intense sa relation à autrui. Mais aurait-il pu le faire avant de résoudre le problème de son existence et retrouver dans les profondeurs une conscience de soi capable de résister à la contrainte qui l’encerclait de toutes parts ? Il ne lui restait d’autre possibilité que de se tourner vers lui-même et refouler son instinct de vie.

   C’est ainsi que nous pouvons déjà comprendre quelques-uns des traits permanents de son caractère.
   Avant tout, il fut un introverti. Si, dans ses discours comme dans ses engagements, il ne porta son attention que sur les problèmes des hommes, il ne faisait que sublimer ce regard qu’il avait toujours dirigé vers lui-même. Aussi les problèmes humains furent-ils affrontés à partir de l’intérieur, des tensions qui subsistaient au niveau de l’existence. Pour lui, l’homme est moins dans les rapports de pouvoir et de production que dans les relations vécues.
   Son attitude d’intériorité nous permet aussi de comprendre un autre trait de caractère, la rupture. En effet, sa vie fut marquée par des ruptures avec les pharisiens et les scribes comme avec la classe sacerdotale, avec les riches mais aussi avec les pauvres sans foi et sans contestation, avec les pouvoirs politiques et la tradition, mais aussi avec sa mère et ses frères, et aussi les baptistes, ses anciens compagnons d’apostolat. Certes, ces ruptures ont été motivées par des situations de conflit et de choix d’existence, mais elles trouvent leur origine com­mune dans cette contrainte sociale qui l’a conduit à fuir son milieu.
   C’est aussi à cause de cette contrainte qu’il avait acquis un penchant mélancolique, apparaissant tou­jours triste, avec un sérieux qui, quoique profond, était dépourvu d’humour. Pourquoi les évangiles ne nous font-ils jamais voir Jésus rire ni même sourire, eux qui n’ont pas craint de le montrer en compagnie de pécheurs et de pécheresses, mangeant et buvant avec eux ? Même si le rire était honteux sur le visage d’un fils de Dieu, est-il possible qu’ils ne se soient jamais laissé trahir par la réalité des faits si Jésus avait eu un naturel joyeux ? Mais chez Jésus la volonté de résoudre le problème de la vie primait sur le désir de s’en réjouir.
   Comment aurait-il pu prendre plaisir au monde et à ses relations avec autrui, lorsqu’il savait que tout contact de sa part était considéré comme impur ? Comment ne pas fuir une société qui ne pouvait que l’ignorer ou le tolérer. Chacun pouvait se présenter face aux autres puisqu’il connaissait son nom, qui le liait à une descendance, le situait dans une histoire. Or Jésus n’avait pas de nom. Tout en le voyant et en parlant avec lui, on ne savait pas d’où il venait, il n’était pas une personne. Il fuyait donc les gens pour se réfugier en lui-même, dans l’espoir de retrouver dans sa solitude ce moi que les autres ne pouvaient pas reconnaître.

   La vie publique de Jésus fut très courte, et on s’étonne de son intensité comme aussi de son surgissement, puisqu’elle avait été précédée par une longue existence sans éclat et tellement ordinaire qu’on considère sa banalité comme une preuve d’humilité.
   Mais notre analyse nous a fait découvrir en-deçà de son cours d’insignifiance un itinéraire intérieur d’une densité étonnante. La descente de Jésus dans le schéol en qualité de personnage mythique devient très compréhensible au vu de cette descente aux enfers qui constitue le véritable support de sa mission auprès des pauvres.
   Il ne faut pas croire qu’en pénétrant en lui-même Jésus se soit trouvé dans le vide. Il y avait au-dedans de lui, comme dans chaque homme, un univers de symboles et de signes qui s’ordonnaient en des systèmes de significations et de valeurs. Jésus est donc demeuré longtemps en lui-même parce qu’il a dû parcourir les chemins multiples et complexes des relations de valeurs, afin de se redécouvrir et se redéfinir. Qui étaient ces autres qui ne l’avaient pas reçu ? Qui était-il lui-même ? Aurait-il pu retrouver son identité en se reflétant dans l’image d’homme que lui offrait l’univers de sa culture ? Et lorsque « sorti » à la vie extérieure il aurait dit son nom, les autres auraient-ils pu le reconnaître ?

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(1) Voir supra « Servitude et travail ».   Retour au texte




c 1976




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tk140000 : 20/06/2020