ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Jésus le charpentier





Le défi des pharisiens et la crise galiléenne :
Jésus dans le désert


Sommaire

Du fils naturel au fils de Dieu

La Métanoïa

Le défi et la crise
Introduction
Jésus en Galilée
Jésus dans le désert
- Du baptême au désert
- Analyse référentielle
- En-deçà de la folie
- Dénouement de la crise

La bonne nouvelle




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Le dénouement de la crise


   Il est impossible de chercher à comprendre le dénouement de la crise à partir des trois tentations que, selon Matthieu et Luc, Jésus aurait subies de la part de Satan. En effet, ces tentations sont moins l’image de la toute première expérience religieuse de Jésus que des grandes crises qui ont marqué son existence. À la rigueur, elles peuvent être rapportées au dernier séjour dans le désert, qui se situe entre l’errance de Jésus dans les pays étrangers et sa montée à Jérusalem.
   Il ne nous reste qu’à rechercher dans la Bible, qui était pour Jésus le système de valeurs de l’inter­prétation de son existence, des schémas opératoires susceptibles d’expliquer le passage de sa crise de la fuite dans le désert – où elle eut son départ – à l’intuition fulgurante de la paternité de Dieu – qui en fut le couronnement.
   Dans cette recherche, je pars du présupposé que tout processus se déroule dans le cadre d’une structure générale qui en détermine aussi bien l’articulation que le sens. Il va de soi que, dans le choix des schémas possibles, le critère sera avant tout sa réelle adéquation au contexte, et donc sa fonction aléatoire ; mais il doit aussi pouvoir s’appuyer sur sa cohérence avec l’ensemble de la reconstitution de la vie et de la personne de Jésus.

   Parmi les passages bibliques, celui qui m’est apparu comme étant le plus adhérant au contexte de cette crise, et aussi le plus opératoire dans le dévoilement de son sens, est sans doute l’oracle d’Osée.
   Il annonce, en effet, que Dieu a rompu son alliance avec son peuple, au point de ne plus demeurer au milieu de lui pour revenir habiter le désert où il s’était révélé pour la première fois. La rupture prend un sens spécifique dans la mesure où l’alliance est représentée dans le cadre d’un maria­ge ; la rupture est donc un divorce. Aussi le péché du peuple est-il présenté comme l’infidélité d’une épouse qui aurait quitté son époux pour se prostituer avec d’autres amants. Dans cette situation, les fils de l’épouse – Israël – sont des enfants de prostitution.
   Le prophète Osée est chargé d’annoncer ce message en en devenant aussi le signe prophétique. Dieu lui ordonne de prendre pour femme une prostituée, Gomer, de laquelle il aura trois enfants, Iizréel, Lo-Ruchama et Lo-Ami. Ce sont des noms symboliques, destinés à signifier un peuple qui a perdu sa royauté et qui n’est plus le peuple de Dieu, puisqu’il ne lui a pas pardonné. Gomer devient le signe d’Israël, tandis que ses enfants le sont de la situation du peuple.
   Ce jugement est suivi par un message de pardon : Dieu n’entend pas rejeter à jamais le peuple. Par le prophète, il lance à l’épouse infidèle l’invitation à se rendre au désert, lieu de son origine, pour rechercher son époux avec l’ardeur de son premier amour. Si l’épouse revient au désert pour rechercher son époux, celui-ci ne la rejettera pas ; au contraire, il s’unira à nouveau et à jamais avec elle, dans un mariage dominé par l’amour et où ses enfants seront reconnus comme fils légitimes.

   Combien ce tableau de pardon et de grâce était en correspondance avec le problème vécu par Jésus ! Celui-ci dut avant tout reconnaître une affinité pro­fonde entre sa personne et celle du prophète Osée. Vue de l’extérieur, la vie de celui-ci ne pouvait apparaître que pécheresse et honteuse, puisqu’il s’était uni avec une femme que la loi vouait à l’interdit. Mais comprise à partir du dessein de Dieu, elle devenait un signe prophétique, exprimant dans son énigme aussi bien le péché du peuple que le pardon de Dieu.
   La vie de Jésus s’inscrivait dans cette énigme, et elle se laissait comprendre dans l’étonnante révéla­tion d’amour de celui-ci. Par sa naissance, Jésus était situé dans le sillage de prostitution des enfants de Gomer. Il était l’homme sans héritage, l’enfant non-fils, auquel Dieu avait pardonné. Mais en se découvrant recouvert par l’image prophétique d’Osée, Jésus devenait lui aussi énigme pour sa génération, et comme toute énigme il était destiné à être dévoilé et manifesté au monde : ce qui était motif de honte, de fuite et de malédiction devenait par son scandale même parole de révélation.

   Que Jésus fût une énigme dans le cadre de la vision d’Osée ne fut pas inconnu de l’Église primitive. Sans doute mon hypothèse trouve-t-elle dans cette reconnaissance la preuve de sa propre vérification.
   Dans les récits de l’enfance de l’évangile de Luc apparaît un personnage aussi étonnant que mysté­rieux : Siméon. Il est présent au temple au moment où les parents de Jésus offrent leur enfant à Dieu, mais d’où vient-il et pourquoi ? Il vient des temps reculés de l’histoire du peuple et il est là, à cette occasion, pour représenter tous les ancêtres afin de bénir l’enfant auquel est destiné l’héritage promis.
   Que son personnage ne soit qu’une représentation fictive apparaît du fait qu’il n’a d’existence que dans l’attente de cet événement. Son être se confond avec celui de la promesse messianique : « Maintenant, Seigneur, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix » (Lc 2:29), c’est-à-dire dans le séjour des morts. Le passé n’existe que dans la mesure où il est figure du futur, et il disparaît comme une ombre aussitôt que le futur devient actuel. Ce récit marque la fin du temps prophétique, et donc du judaïsme, par son accomplissement dans le Christ. Les temps sont accomplis, et le vieux Siméon est la person­nification des temps à leur jonction avec le présent éternel qu’est le Christ Jésus. C’est pourquoi il ne peut que bénir l’enfant : dernière bénédiction du père sur le dernier de ses enfants, qui accomplit et clôt le processus généalogique.
   Mais, en bénissant Jésus et en le prenant dans ses bras, Siméon prononce aussi le dernier oracle, qui doit définir la personne et la vie de l’enfant : « Voici, celui-ci se situe comme ruine et résurrection de plusieurs en Israël et signe de contradiction, et quant à toi ton âme sera transpercée d’une épée, afin que les interrogations de beaucoup dans le secret du cœur soient révélées » (Lc 2:34-35).

   Jésus est donc un signe-énigme. La théologie, de Paul à Karl Barth, s’est évertuée à interpréter cette énigme, mais quel est son sens au niveau référentiel du texte ? Il faut porter notre attention sur l’indivi­dualité du personnage du récit. Étant donné que celui-ci n’a d’autre fonction que de représenter les ancêtres du Christ, il est légitime de se demander pourquoi Luc a choisi Siméon et non, ce qui aurait été plus conforme à la logique des choses, Jude, ou Jacob lui-même, qui furent dans la ligne directe de la descendance.
   Siméon n’apparaît dans la Bible que comme le frère qui avait vengé par l’épée sa sœur Dina, violée par un prince étranger. Quoique cette vengeance sanglante n’ait pas été approuvée par Jacob, elle devint objet de célébration dans la prière de Judith, qui invoque son ancêtre pour la protéger contre le viol que pourrait lui faire subir Holopherne.
   Luc fait intervenir Siméon auprès de Marie et de Jésus sans doute dans le cadre de cette thématique, montrant ainsi qu’il avait sous les yeux la croyance populaire sur laquelle s’appuyait l’accusation juive, selon laquelle Jésus était un bâtard, fils d’une femme violée. Dès lors Siméon apparaît comme l’oncle, auquel les pères du peuple auraient confié la tâche de bénir l’enfant et de venger sa mère de cette diffamation.
   Jésus devient donc un signe de contradiction en ce qu’il apparaît comme enfant de prostitution alors qu’il est fils de Dieu. En révélant le caractère virginal de sa maternité, Marie dévoile l’énigme en même temps qu’elle ôte à l’accusation juive tout fondement de crédibilité.
   La thèse subjacente à la scène de la présentation de Jésus au temple est sans doute christologique, mais elle revêt pour nous une valeur d’information biographique, dans la mesure où elle implique la justification de la naissance illégitime de Jésus par sa transposition au niveau du signe prophétique. Que Jésus lui-même ait pu opérer cette transposition est probable, d’autant plus qu’il n’aurait pas pu trouver d’autre moyen pour sortir du complexe de fils naturel ni vaincre l’opposition ambiante.

   L’oracle d’Osée révélait aussi à Jésus ce que le peuple était aux yeux de Dieu. En dépit de l’ap­parente légitimité de la génération au niveau de la chair, il n’était plus le peuple de Dieu, puisqu’il était constitué par des enfants de prostitution : ce que les juifs dénonçaient en Jésus, ils l’étaient eux-mêmes. Cette conviction de Jésus à l’égard du peuple se laisse entrevoir surtout dans les invectives que Jésus lance contre les gens de son siècle en les appelant « génération méchante et adultère » (Mt 12:39 ; 16:4). Quoique Jésus aurait prononcé ces paroles au moment de la crise galiléenne, elles remontaient à son expérience prophétique puisqu’elles impli­quaient un reversement de valeurs dans sa conscience.

   Le désert marqua la fin de la fuite de Jésus. En recherchant Dieu, Jésus s’était retrouvé lui-même. Il devait maintenant sortir de la solitude sans aucune honte, puisque le fait qui justifiait son éloignement devenait le pivot d’un nouveau rassemblement des hommes. Sa naissance portait en germe celle de l’homme nouveau. Personne ne pouvait lui reprocher d’être un bâtard, puisqu’il était le miroir de la prostitution du peuple : en le jugeant, les gens ne pouvaient que se juger eux-mêmes.
   Désormais, Jésus ne pouvait vivre que dans le cadre de ce signe, qui devenait sa propre réalité d’homme. Sa vie à lui était celle du peuple, dont il signifiait la mort et la résurrection. Il était le premier des fils de prostitution que Dieu avait affranchi de la malédiction et avait reconnu comme fils. L’oracle de consolation d’Osée cessait d’être une figure pour s’inscrire dans l’histoire, véritable incarnation de la parole par-delà toute christologie et toute méta­physique, incarnation qui se réalisait par une praxis de vie dont l’expérience de Jésus était à l’origine.




c 1976




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tk334000 : 04/07/2020