Sommaire
Introduction
La religion, idéologie constituante
Dialectique de la religion
La crise de la civilisation romaine
Jésus-Christ
Périodisation historique
Attitude des Églises
Christianisme et marxisme
Une solution à la crise
Jésus de Nazareth
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Si le Christ n’avait été qu’un fruit d’imagerie individuelle ou le produit d’une idéologie dominante, il n’aurait pas pu couvrir de son sens le processus d’une histoire millénaire. Mais, étant une projection mythique, il se trouva, par la structure même de sa représentation, ancré dans un processus historique dont il constituait le modèle dialectique au niveau du sens. C’est pourquoi il devient aussi la clef de la connaissance de cette histoire, conformément au schéma général de la phénoménologie de la religion.
Le moment a-thétique nous permet de comprendre la période cultuelle de l’Église primitive comme aussi celle de la formation néotestamentaire. Malgré sa diversité, cette période est dominée dans son ensemble par une exigence mystique (1). Si, dans le premier moment, l’Église était, pour employer une expression de Vico, « muette » dans la mesure où elle s’exprimait moins par la parole que par le rite, dans un second moment, la représentation du Christ une fois accomplie, elle parla. Cette parole fut créatrice, puisqu’elle visait à traduire la représentation imagée du Christ au niveau du discours, en l’interprétant cependant par référence d’une part à la Bible, d’autre part aux événements de son époque.
Le Christ apparut d’abord comme un personnage eschatologique plutôt qu’historique. En effet, l’Église avait trouvé une telle résistance de la part des milieux juifs et païens à l’introduction du Christ dans la culture qu’elle rompit avec le monde et qu’elle en confia la destruction au Christ sauveur. Mais sa prétention à l’histoire ne fut que refoulée.
La guerre de Judée, avec la destruction de Jérusalem, suffit pour lui faire changer d’attitude. L’échec subi par les juifs dans leur messianisme politique, par la destruction de la nation et l’appropriation de la prophétie messianique par Vespasien (2) contraignirent l’Église à sortir de son sommeil eschatologique. Elle vit dans la destruction de Jérusalem le signe de la prise de pouvoir du Christ sur le monde (3). Et pour mieux l’opposer au pouvoir impérial, le Christ fut fait à l’image de l’empereur, ainsi devint-il le véritable « roi des rois et seigneur des seigneurs » (4). La future Église-empire – l’Église constantinienne – fut ainsi précédée par le Christ-empereur.
La longue période qui va de la formation du canon néotestamentaire à la Renaissance m’apparaît déterminé par la phase thétique de la phénoménologie de la religion. De l’expérience liturgique et communautaire, où il existait comme mystère, le Christ passa dans le domaine du concept. Il devint proposition objective, dogme, qui ne pouvait être accepté qu’au moyen d’un impératif catégorique par la médiation d’un pouvoir. Ce pouvoir fut exercé par l’Église elle-même qui, jadis servante, devint « ministre » de l’empereur divin. Conceptualisé, transcendantalisé, le projet humain qu’il supportait devint sa propre essence inaliénable. Ce fut la thèse.
L’antithèse tarda donc à venir, mais elle fut d’autant plus courte et directe que la thèse fut longue et complexe. J’en reconnais les origines à la fois dans l’humanisme du XV° siècle, hanté par la vision de l’homme créateur et dans la Réforme, par le renversement du critère herméneutique, qui passa de l’autorité de la tradition à la conscience individuelle, et par l’abolition du clergé.
Elle apparut dans toute la force de son opposition dans la révolution scientifique galiléenne et dans l’encyclopédie baconienne et la méthode cartésienne. Ce furent Galilée, Bacon et Descartes qui conduisirent la science, la culture et la philosophie à se soustraire à leur conditionnement par la théologie et à s’affirmer dans l’autonomie de la raison. Cette autonomie marqua le siècle des Lumières.
Il convient cependant de préciser que l’antithèse fut moins de contradiction que de distinction, puisqu’elle ne visait pas à nier la religion mais à la séparer du séculier. L’homme s’appropria donc le projet d’existence en le réduisant à son essence, de même que le Christ se l’était approprié avant lui. Les deux sujets demeurèrent distincts, chacun uniquement dans son domaine. Ce partage de l’univers de la culture prit le nom de « sécularisation ».
Les premières amorces du processus de synthèse apparaissent dans les temps modernes. Multiples, les mouvements de culture sont aussi en opposition entre eux, comme le furent d’ailleurs ceux des phases précédentes. Toutefois ils se rencontrent dans leur force de négation qui se radicalise à l’encontre de la religion. De l’idéalisme au marxisme, de la psychologie à la psychanalyse, de l’historicisme au structuralisme, l’humain prétend toujours recouvrir la dimension de l’être.
Cette radicalisation a pour but le dépassement d’une antinomie subjacente à la culture et produite par la façon dont l’opposition entre la thèse dogmatique et l’antithèse de sécularisation s’était historiquement réalisée. En effet, comme elles s’étaient opposées plutôt par division que par négation, un même projet humain – une même essence – était partagé entre deux sujets, le Christ et l’homme, souverain chacun dans son propre domaine.
La conscience moderne s’est caractérisée par une exigence de clarté face à cette équivoque, en radicalisant son antithèse sécularisante et en amorçant un processus de démythisation de la culture. Pour que le moi s’affirme dans sa propre autonomie, il est nécessaire qu’il renie l’autre « ego », le Christ, dont l’existence ne ferait que conditionner la sienne.
Ce besoin de clarté avait été ressenti avant tout dans les milieux intellectuels, mais il n’a cependant pas tardé à atteindre les masses populaires, en raison de la pénétration lente mais inéluctable de la pensée savante dans l’idéologie ambiante. La démythisation est devenue alors un phénomène de rupture et de critique du religieux au niveau des masses. Les églises et les temples se vident, cependant que les impératifs concernant les problèmes les plus fondamentaux de l’éthique chrétienne – tels que le mariage religieux, le divorce, la contraception et l’avortement – sont transgressés par le consensus populaire. En outre les schémas religieux apparaissent archaïques, tandis que les interventions des responsables ecclésiastiques n’ont plus de prise.
Quant à l’esprit critique, il fait des ravages au niveau des croyances, même chez ceux qui ne rompent pas avec les Églises. En même temps qu’on remet en question leurs structures, on refuse tout conditionnement des décisions personnelles par leur théologie, en parvenant même à ne voir dans le rôle du clergé qu’une fonction de classe.
Si ces phénomènes ne suffisent pas pour marquer l’éclatement de la crise, ils en sont néanmoins les signes prémonitoires. De interrogations troublantes surgissent : où mène cette rupture ? Les Églises commencent à souffrir de l’angoisse du vide, qui s’ouvre de plus en plus vaste sous leurs pas.
Mais beaucoup de ceux qui les quittent, tout en devenant libres, ressentent eux aussi ce vide à l’intérieur d’eux-mêmes, puisqu’ils se trouvent en quête de sens. Quant à ceux qui se lancent dans la critique pour le renouveau de l’Église et de la société, ils sont eux aussi troublés par des interrogations sans réponse, car leur critique pourra-t-elle s’arrêter au seuil des Écritures ? Peut-on persister à juger l’Église sans en arriver à la fin à juger le Christ lui-même ?
Ces angoisses – dira-t-on – sont passagères. Il convient de s’engager dans la nouvelle espérance offerte par la culture sécularisée, celle qui concerne l’avènement du règne de la liberté. Toutefois, lorsqu’on s’aperçoit que la culture séculière, en dépit de ses affirmations théoriques, se trouve dans une impasse puisqu’elle est impuissante à offrir pratiquement aux hommes le sens dont ils sont en quête, on demeure toujours pris par le doute. Après avoir subi l’échec de la venue du Christ, serions-nous condamnés à demeurer figés dans le non-sens, « en attendant Godot » ?
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(1) On retrouve cette visée dans de nombreux passages, dont Ap 20:11 ; 21:1 ; 2 P 3:7 ; He 1:11 ; 2 Th 1:8. 
(2) Ce fait, rapporté par Josèphe et repris par Tacite (Hist. 1,10) et Suétone (Vesp. 4) a une importance décisive dans la naissance du christianisme. L’Église prit conscience d’être l’héritière authentique du messianisme au moment même où l’empire le considérait accompli par son pouvoir. La lutte que l’Église avait menée contre le judaïsme se déplaça donc pour se diriger contre l’empire. 
(3) Les synoptiques associent la venue du Christ à la destruction de Jérusalem. Dans l’Apocalypse, la ruine de la cité marque le commencement du règne de Dieu et de son Christ (Ap 11:15). 
(4) Ap 19:16. 
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