ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


Le christianisme entre la préhistoire et l’histoire





La crise et la démythification marxiste


Sommaire

Introduction

La religion, idéologie constituante

Dialectique de la religion

La crise de la civilisation romaine

Jésus-Christ

Périodisation historique

Attitude des Églises

Christianisme et marxisme

Une solution à la crise

Jésus de Nazareth



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   La cohérence de mon étude me conduit maintenant à rechercher les possibilités de solution de la crise à partir de la culture sécularisée. Je n’entends pas me référer aux opinions que des représentants des différents courants de pensée ont eu sur elle, mais à la façon dont les courants eux-mêmes la dépassent effectivement par le processus historique de leur hégémonie. Mais une telle recherche s’avère ardue et même impossible, non seulement à cause de la multitude des tendances culturelles, mais aussi du niveau abstrait et scientifique de leur réflexion.

   Le marxisme y fait cependant exception car, exerçant une véritable médiation culturelle, il porte au niveau des masses la visée démythisante propre à la culture contemporaine. C’est donc sur le marxisme que je porterai mes regards. Je chercherai, précisément, dans quelle mesure le marxisme est parvenu à libérer effectivement les masses qu’il atteint de leur conditionnement religieux et à les inscrire, sans complexes, dans ses perspectives socialistes. Il est évident que cette recherche m’oblige à cerner le marxisme dans l’ensemble de son développement historique, même si je ne pourrai en relever que les moments les plus marquants.

   Sous cet angle, le fait que le marxisme soit né d’une situation de rupture vis-à-vis de l’idéalisme prend une importance toute spéciale. Rappelons que l’idéalisme fut le courant de pensée qui marqua la première amorce d’un processus de synthèse entre la thèse religieuse du christianisme et l’antithèse de la sécularisation de la culture.

   Au commencement de ce processus, nous trouvons les « thèses » par lesquelles Luther opposa à l’autorité du Pape celle des Écritures et déplaça le critère d’interprétation de celles-ci de la tradition ecclésiastique à leur approche par l’esprit. Par cette opposition, ces thèses agirent dans la culture qui les suivit comme des antithèses. Elles traduisirent à la fois l’instinct millénaire d’hégémonie du peuple allemand et l’exigence d’absoluité de la raison à l’encontre de la religion. L’enjeu de cette visée fut camouflé par l’ambiguïté du mot « esprit » : qu’est-ce que cet esprit qui devient si proche de l’homme qu’il lui donne la connaissance des Écritures – du Christ ? Puisqu’il se révèle dans la pensée réfléchissante de l’individu et agit par elle, n’est-il pas l’esprit de l’homme lui-même qui, par une projection mythique créatrice, se pose en Dieu ?
   Étrange attitude que celle de Luther. Il proclamait la justification par la foi à l’encontre de la justification par les œuvres du catholicisme, alors qu’au niveau du refoulement de son intention il impliquait que le Christ était l’œuvre par excellence de l’esprit de l’homme, car comment celui-ci aurait-il pu connaître le Christ sans en être le créateur ? (1)

   La réflexion philosophique allemande qui, à partir de ces thèses, a abouti à Hegel, n’a eu pour but que de libérer la culture allemande de son équivoque religieuse originelle. L’esprit du Christ a été dévoilé comme étant l’esprit de l’homme. Ainsi par un processus de réduction a priori, l’essence de liberté du Christ – son en-soi, par-soi et pour-soi – a-t-elle été identifiée à l’auto-conscience transcendantale, qui est l’homme.

   La réflexion marxienne eut comme point de départ la critique entreprise par Feuerbach sur le christianisme et sur l’hégélianisme (2). Convaincu que l’idéalisme était une reprise rationalisée du religieux chrétien et que celui-ci n’était qu’une aliénation de l’homme réel, Marx s’adonna à une entreprise de démythification aussi bien de la religion que de la philosophie. En raison de l’aliénation apportée par la religion et par la philosophie, on pouvait bien affirmer que l’homme n’était pas encore entré dans l’histoire. Sa vie millénaire n’était qu’une préhistoire, puisqu’il avait existé avec une conscience transférée, comme dans un rêve.
   Mais quel fut l’événement qui tint l’homme au seuil de l’histoire et loin de sa propre essence ? L’argent, à partir de sa forme primitive de thésaurisation jusqu’à sa dernière et ultime concrétisation historique dans le capital, formes qui toutes deux soumirent à l’exploitation le pouvoir créateur de son travail. Pour exister selon la liberté qui lui est propre, il est donc nécessaire que l’homme libère son travail et lui-même de l’emprise du capital.
   On a coutume d’affirmer, sur le témoignage d’Engels, que Marx a opéré un renversement de la dialectique hégélienne, qui se trouva déplacée de l’idée à la praxis historique, et changée qualitativement. On néglige cependant de souligner que la « conscience » est restée en-deçà de ce renversement, puisqu’elle en demeura précisément niée (3).
   Il se passa alors dans la réflexion marxiste – de façon moins évidente chez Marx que chez les marxistes orthodoxes – un phénomène étrange. La praxis humaine fut conçue comme un processus dialectique allant de la nécessité vers la liberté, tout en étant produit par la matière et sans sujet. Celui-ci étant laissé au niveau de l’aliénation et de l’imaginaire, il ne reste qu’à en confier l’enfantement au processus économique lui-même. D’où l’idéal de l’homme nouveau, de l’homme marxien : être le produit d’un processus dialectique et matérialiste révolutionnaire des « forces et des modes de production ». La révolution économique et politique contre le capital devrait, en principe, suffire pour créer cet homme nouveau.

   Après un demi-siècle d’histoire, les marxistes s’aperçoivent que les hommes, même au niveau des masses atteintes par la révolution, demeurent en grande partie religieux et tentés par le capitalisme. Cela montre que la révolution économique n’a pas été suffisante à produire l’homme nouveau.
   Trois erreurs, à mon avis, sont à l’origine de cet échec. D’abord la conception de la religion, qui a été vidée de sa substance historique pour être rejetée dans l’imaginaire aliénant. En second lieu d’avoir défini l’homme – même à l’encontre des thèses sur Feuerbach – plutôt comme un produit que comme un producteur des forces et modes de production. Enfin la méprise quant aux facteurs déterminant le choix de société, puisqu’ils ont été situés au niveau des contradictions entre les forces et les modes de production.
   Le marxisme s’est évertué dans la recherche d’inévitables impasses économiques contre les­quelles le système capitaliste buterait inexorable­ment sans pouvoir les dépasser, mais d’une part un système opératoire, quel qu’il soit, reste maître des phénomènes qu’il a produits, et d’autre part un problème ne devient pas une impasse parce que le système est incapable de le résoudre mais parce que la solution qu’il y apporte est en contradiction avec la visée dans laquelle l’homme définit sa propre existence. La contradiction n’est donc pas au niveau de la dialectique des modes de production, mais de la dialectique du devenir de la conscience.

   Ainsi, pour avoir fait l’économie de la révolution culturelle ou pour l’avoir conditionnée par la révolution économique, le marxisme se trouve-t-il en crise. L’alternative où celle-ci le place en montre la gravité et la profondeur car ou il se renouvelle en se soumettant à un processus d’autocritique, ou il est condamné à s’appuyer sur une dictature qui ne mène qu’à la mort de l’homme.


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(1) Tout en s’opposant à la visée humaniste de l’homme créateur, « médiateur », « copule » (Pic de la Mirandole) de l’univers, Luther la reprend dialectiquement, mais en la situant à une autre échelle, non plus au niveau de la poésie et des arts, mais de la pensée réfléchissante.   Retour au texte

(2) L’œuvre qui marqua ce renversement culturel fut moins L’idéologie allemande que la Critique de la philosophie du droit de Hegel.   Retour au texte

(3) Il suffirait de jeter un coup d’œil sur la Dialectique de la nature de Engels pour constater que, dans le processus dialectique naturel qui mène le singe à se transformer en homme, on retrouve bien le processus de la création des organes, tel que la différenciation des fonctions entre les pieds et les mains, mais pas le processus de la conscience concrète. Celle-ci n’apparaît que dans sa forme aliénée, en tant « qu’esprit », précisément pour être niée et reconduite au processus de la matière. Contre cette conception naturaliste et matérialiste de la dialectique, Gramsci a écrit des pages véhémentes.   Retour au texte



c 1975




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