Sommaire
Introduction
La religion, idéologie constituante
Dialectique de la religion
La crise de la civilisation romaine
Jésus-Christ
Périodisation historique
Attitude des Églises
Christianisme et marxisme
Une solution à la crise
Jésus de Nazareth
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Vues à partir du schéma de la religion, dont j’ai tracé le processus dialectique, les solutions que je viens d’exposer apparaissent régressives. En effet, dans les Églises aussi bien que dans le marxisme, on a reculé face à l’histoire pour revenir aux positions dépassées de la thèse et de l’antithèse, alors qu’il aurait fallu les conduire au moment de leur synthèse dialectique. Dans la perspective de mon schéma, au contraire, la solution ne peut être apportée que par cette synthèse.
Rappelons que « Jésus-Christ » est une représentation qui ne se rapporte ni à une réalité transcendante et métaphysique, ni, non plus, à une situation d’aliénation, mais à une projection mythique d’une visée historique d’existence. Notre époque est au seuil de l’accomplissement du processus dialectique qui émane de ce système.
Les hommes prennent conscience que l’essence du Christ n’est que le projet qu’ils s’étaient donné eux-mêmes. Pour qu’ils puissent marcher au fil de l’histoire, il ne leur reste que de rechercher, à tous les niveaux, la dissolution du Christ, afin que son essence de liberté devienne disponible pour tous. C’est le moment où l’homme s’empare du projet d’existence en l’arrachant au dieu, pour l’assumer lui-même, en personne.
Au niveau théorique, cette prise de conscience s’exprime par le jugement « Jésus-Christ, c’est l’homme ». Il s’agit d’un jugement qui n’affirme pas l’identité logique de l’essence du Christ avec l’essence idéale de l’homme, mais l’unité de valeur entre le « Jésus-Christ » du discours néotestamentaire et l’homme, tel qu’il s’est forgé historiquement sur le modèle de celui-là. La formulation « c’est » et non « est » l’homme, le détermine comme étant un jugement synthético-historique, dans lequel la projection mythique du Christ est rapportée à son propre référent. Il se distingue donc du jugement qui avait exprimé, dans l’idéalisme, l’identité du Christ avec l’esprit, et qui, se situant au niveau transcendantal, était analytico-déductif.
Son caractère historique implique aussi qu’il est dialectique. En effet, en disant « le Christ (c’) est », on affirme que le contenu de cette représentation n’est pas insignifiant ni simple reflet d’une aliénation, mais l’essence de liberté par laquelle la conscience s’affirme avec autonomie dans son en-soi, par-soi et pour-soi. En ajoutant « c’est l’homme », on affirme l’existence de l’homme en tant que concret et comme sujet de son histoire. Cependant la synthèse entre les deux termes ne pourrait se faire si l’on ne niait d’une part l’existence transcendante du Christ, afin de rendre son essence disponible pour l’homme, et d’autre part la réduction de l’homme à une essence idéale, afin de lui permettre de se définir dans le Christ historique.
En passant du niveau historique à la praxis, on constatera que la synthèse dialectique comportée par ce jugement se traduit par la rencontre et le dépassement historique de la thèse théologique et de l’antithèse sécularisée. Quant à la thèse, elle est posée dans la mesure où l’on affirme l’essence du Christ, mais elle est effacée en ce qu’on en nie l’existence transcendante. L’antithèse, elle, est confirmée par la reconnaissance de l’homme, mais reniée en ce que celui-ci n’assume pas l’essence que la culture sécularisée lui avait donnée, mais précisément celle du Christ. Ainsi, au moment où le Christ se replie dans son symbole, l’homme fait son entrée dans l’histoire sans masque, pour assumer lui-même son projet de liberté.
Les avantages que cette hypothèse de solution a sur les autres relèvent de ce qu’elle se fonde sur une analyse globale, qui comprend aussi bien le christianisme que l’histoire de notre civilisation, et qu’elle va dans le sens de l’histoire.
Peut-être scandalise-t-elle à la fois les chrétiens et les marxistes, puisque les premiers n’y verront que la négation du Christ, et les seconds la prise en considération de cette religion qu’ils ont en principe rejetée. Toutefois ce scandale ne ferait que retomber sur eux-mêmes, puisqu’il mettrait à nu le manque d’une critique historique de la religion. En effet, les uns l’ont comprise dans le cadre du « nouménique » et du « numineux », tandis que les autres, l’ayant vidée de toute valeur, l’ont située au niveau du non-sens. Cette carence les oblige à dévier le cours de l’histoire par des détours qui éloignent les hommes de leur perspective de liberté. Pour les chrétiens cette perspective demeure toujours une essence divine, à laquelle les hommes ne pourront participer que par-delà la mort ; pour les marxistes orthodoxes, ayant jeté l’enfant avec l’eau du bain, elle se situerait dans l’utopique, autrement dit au-delà de l’entreprise pour la conquête et l’établissement du pouvoir par le prolétariat, et au-delà de l’histoire. Étrangement, les deux eschatologies se rencontrent au détriment de l’homme.
Si nous regardons l’œuvre à laquelle a abouti l’ère de sécularisation, elle est étonnante. Je dirai qu’elle transpose et réalise au niveau du concret humain les rapports qui constituaient l’essence du Christ. Je retrouve le par-soi de celui-ci dans l’économie et la politique, l’en-soi dans l’institution sociale, et le pour-soi dans le système éthique.
Cette transposition s’est cependant opérée d’une façon objective, au prix de la perte du sujet. La prise de conscience, par laquelle les hommes devraient se poser en sujet au niveau de ses trois dimensions, fait défaut : ou elle n’est pas encore née, ou elle est refoulée. C’est ainsi que la praxis économique et politique ne reconnaît pour maître que l’intérêt ou la dictature de classe. Au niveau du social, les hommes ne se trouvent pas réunis dans cette conscience d’en-soi qui les fait sujets responsables de leurs propres relations. Quant au niveau éthique, ils n’osent pas encore se considérer comme sujets créateurs de sens.
La situation m’apparaît ainsi tragique. Les hommes ont bâti un univers à leur image mais, captifs de leur propre œuvre, ils se trouvent dans l’impossibilité de l’habiter en sujets responsables.
Cette étude veut être un essai qui vise à fonder sur la base d’un système cohérent la nécessité et la possibilité de la venue de l’homme dans son propre univers. Elle découvre en effet dans l’histoire l’existence d’une dialectique qui couvre et traverse les événements, et qui ne serait que le processus lui-même du devenir de la conscience de l’homme. Ainsi mon étude est-elle moins le projet d’une solution qui serait à prendre, que l’analyse historique d’un événement réel qui est en train d’éclore.
Des faits se passent à notre époque qui confirment cette affirmation. Des partis communistes s’acheminent vers une praxis qui renverse le postulat de l’orthodoxie marxiste, puisqu’elle conditionne la révolution économique à une hégémonie culturelle révolutionnaire. La conscience sociale, toujours refoulée, bafouée même, par les pouvoirs politiques s’affirme à l’encontre de l’État, se posant en juge de ses décisions, même d’ordre législatif. La réponse des masses aux questions posées par référendum au sujet des problèmes éthiques les plus épineux montre qu’elles se dégagent du conditionnement religieux au point de s’opposer à l’autorité suprême de la hiérarchie ecclésiastique et de renier les tabous les plus enracinés dans la conscience populaire. J’ajouterai aussi que la Bible entre dans une phase d’approche laïque et démythisante, qui marque le dépassement dialectique de l’opposition entre le sacré et le profane.
Ainsi, au moment où la crise de fin de civilisation éclate, des indices apparaissent-ils qui nous persuadent qu’une solution s’amorce dans le sens de l’histoire.
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