THÈMES DES LOUANGES ET DES CRITIQUES
Écrits de propagande ?
Certains ecclésiastiques en viennent à des appréciations inattendues, que l’on croyait spécifiques à ces historiens « rationalistes » dont
Mordillat et
Prieur ont pris bien soin de se démarquer. Ainsi un exégète, spécialiste de l’évangile de
Jean – le
Père Jean Camus – se réjouit de la «
qualité de la série » mais soutient que «
sans doute il aurait été plus simple de prendre acte, dès le début, que les Évangiles sont des "écrits de propagande", que Jean a un style bien particulier, et les analyser comme tels, sans complexes » («
Point de vue sur Corpus Christi » dans
La Croix, 22/3/97). Publication surprenante dans ce journal catholique, d’autant que la partie que j’ai soulignée est reprise en sous-titre, donc nettement mise en évidence. Est-ce une position paradoxale, venant d’un prêtre ? Est-ce de l’honnêteté intellectuelle, venant d’un scientifique ? Point du tout, me semble-t-il, si l’on examine bien tout l’article :
N’est-ce pas le « Père » qui continue d’affirmer dans le même article : «
Il s’agit de retrouver les faits historiques bruts à travers ce témoignage qu’est l’Évangile de Jean » ? Alors que tout le documentaire montre que cet évangile est un «
témoignage » certes, mais pas directement sur les «
faits historiques bruts », même si sa chronologie est un peu plus fiable que celle des synoptiques. Et alors que lui-même le qualifie «
sans complexe »... d’«
écrit de propagande » !
Illustrant la parabole de la paille et de la poutre, n’est-ce pas en catholique anti-moderne
(1) qu’il avance le mot «
mythe » à propos de
Corpus Christi ?... tout en se gardant bien de préciser sa critique : «
Il n’est pas sûr que les auteurs ne poursuivent pas, de temps en temps [sic]
, le mythe de la séparation entre le fait historique et son interprétation ». Alors que le travail de l’historien est précisément de s’efforcer autant qu’il en est capable – et par des méthodologies qui lui servent de « garde- fou » – de démêler les faits de leurs interprétations (au pluriel), notamment en s’appuyant sur la pluralité de ces interprétations.
(2)
C’est en tout cas l’exégète croyant qui prétend, comme d’autres, qu’«
à cette époque » il existait une «
manière d’écrire l’histoire » tout à fait différente de celle à laquelle «
nous » sommes habitués aujourd’hui
(3) et ajoute qu’«
en matière biblique, un écrit » est... encore autre chose, parce qu’«
il a presque toujours commencé oralement ». Comme si ce n’était vrai que de la Bible.
(4)
Enfin, c’est bien le prêtre qui prétend que sa propre analyse est «
plus simple », puis rappelle (en tout simplicité...) aux non-croyants qu’un texte biblique «
ne prend son sens qu’à l’intérieur même de la communauté vivante qui lui a donné naissance »
(5).
Camus parle encore ici «
comme si on ne pouvait pas toucher à ces textes si on n’a pas la foi », ainsi que l’ont souvent remarqué
Mordillat et
Prieur (
Libération, 25/3/97).
Je ne vois dans tout cela que le désir «
simple » et «
sans complexes » de ne pas examiner méthodiquement et scientifiquement les rapports entre les textes évangéliques et l’histoire.
Les réalisateurs de Corpus Christi ont sauté sur l’occasion pour affirmer : « La Croix
a reconnu que les Évangiles sont des écrits de propagande » (interview sur
Europe 1, 31/3/97). Un auditeur a répondu : «
Propagande, pour le P. Jean Camus, signifie évidemment, conformément à l’origine de l’expression, "pour propager la foi" » (lettre de
Lucien Kieffer,
La Croix, 24/2/97). Vu la présence de guillemets autour de «
écrits de propagande » dans le texte de
Jean Camus, c’est probablement
Kieffer qui a raison (d’ailleurs
La Croix a publié sa mise au point). Mais son argument étymologique peut se retourner comme un gant...
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(1) Voir Troisième partie.
(2) Je ne veux pas dire qu’il ne pourrait en aucun cas y avoir du mythe dans Corpus Christi, que ce soit dans certains propos des intervenants ou en voix off. Mais il faudrait alors que J. Camus précise où et en quoi. En suspectant a priori du « mythe » dans les études scientifiques des évangiles (sauf peut-être celles effectuées par des catholiques patentés, dont lui-même ?) il se place dans une position en quelque sorte « sur-rationalisante » vis à vis des travaux qu’il critique, sans que lui-même remette en question ses propres préjugés (mythiques ou autres). Or il entretient, lui, la légende que les historiens devraient se méfier de « la séparation entre le fait historique et son interprétation » ; ce qui contredit le projet même de tout travail d’historien.
(3) Voir Troisième partie, Comment on écrivait l’histoire à l’époque des évangélistes et Une différence radicale… dans le style du texte.
(4) Les grands mythes antiques sont nés avant l’invention de l’écriture, et n’ont pu être transcrits qu’ensuite sous la forme que nous leur connaissons. Les grands récits des cultures africaines, ceux des Indiens d’Amérique sont d’abord transmis oralement. Il en a été longtemps de même en Europe pour les contes populaires.
(5) Dans cette phrase, les expressions « intérieur même » et « communauté vivante » sont deux pléonasmes. Tant qu’à faire simple, Camus aurait pu se contenter d’écrire : « Un texte n’a de sens que pour ceux qui l’ont produit et la communauté qui en hérite ». Ce qui dévoile deux problèmes. Premièrement, concernant la Bible hébraïque (l’Ancien Testament) on peut se demander pour qui elle a du sens, car plusieurs communautés en ont hérité : les juifs et les chrétiens, et parmi ces derniers les orthodoxes, les catholiques, les protestants (et on peut encore subdiviser à l’infini). Deuxièmement, nous avons là un magnifique paradoxe logique. Car tout texte (même liturgique) est écrit afin de transmettre du sens, et pas seulement à ceux qui ont produit le texte ou qui en héritent – les mieux placés pour connaître déjà au moins un de ses sens.