ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


La crise galiléenne




La mise entre parenthèses du contexte et l’analyse du miracle :

Les miracles du Christ



Sommaire
Avertissement au lecteur

Mise entre parenthèses du contexte
- Introduction
- Le symposium du récit
- Les miracles du Christ
  - Miracles et religion
  - Religion et origine des
     peuples

  - Le christianisme comme
     religion
  - Figuration de la personne
     du Christ
  - Fraction du pain et miracles
- Miracle de la croissance
- Miracle de la constitution
- Miracle du rassasiement
- Miracle de prédication
- Du miracle du Christ au
   miracle de Jésus
- Jésus accomplit un miracle
   du Christ

Mise entre parenthèses du miracle



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La religion et l’origine des peuples


   Il ne faut pas se méprendre quant à la fonction historique de la religion car, en dépit de son conditionnement et de son caractère interprétatif, elle est universelle. C’est une des intuitions parmi les plus profondes de Vico que de voir dans la religion le schéma constituant de la conscience originelle des peuples. Cela présuppose que, dans le processus historique de la formation de la conscience, l’imaginatif précède le rationnel, la synthèse intuitive l’analyse conceptuelle.
   L’analyse du mythe – qui se situe au seuil entre la préhistoire et l’histoire – montre que la conscience des peuples s’est formée dans la représentation d’un projet d’existence porté par une image d’homme totalisant et qui agit dans un temps et dans un espace cosmiques. Mais cette représentation est conditionnée par la croyance en la transcendance d’un dieu qui, par un événement fondateur unique, mystérieux, lui donne un sens. Or cet événement est porté moins par le mythe lui-même que par le rite, qui le précède comme une parole muette avant la parole dite ou écrite. La religion est précisément cet ensemble de rite et de mythe, de croyance et de représentation. Dans la terminologie de Vico, ces deux moments prennent le nom de « temps des dieux » et de « temps des héros », dont l’un constitue le culte, et l’autre la culture. On peut affirmer aussi que la religion est une représentation à double image : image de dieu et image de l’homme, qui s’intègrent comme pour dépasser leur profonde opposition.

   Il est opportun de s’interroger sur le fondement de ce double visage, comme aussi sur le système qui les unit. Quoique cet approfondissement soit étranger à notre recherche, qui ne vise pas à une philosophie de la religion mais à une connaissance de son espace phénoménologique, je m’attarderai cependant à exposer quelques réflexions.
   La représentation mythique est sans doute la projection de la conscience elle-même, qui totalise dans une individualité universelle sa possibilité historique selon le projet d’existence. Le temps et l’espace sont cosmiques, dans le but précisément de couvrir la dimension possible et indéfinie du temps et de l’espace historique. Le problème est plus complexe en ce qui concerne la croyance en la transcendance de dieu. Deux thèses s’affrontent et s’affronteront toujours dans une opposition irréductible.
   L’une, fidéiste, qui s’efforce d’expliquer le phénomène à la lumière de la compréhension qu’en donne le système religieux lui-même, affirme que cette transcendance s’impose par elle-même, en tant que présence de l’objet dans le sujet, qui par conséquent se découvrira objet : il s’agit d’une révélation. L’autre, qui s’approche du phénomène du dehors du système et, par une analyse rationnelle, ne voit dans cette transcendance qu’une aliénation du moi. Le rite et le mythe seraient donc du même genre, comme moments du même processus de projection, dont l’un affecterait l’existence et l’autre le moi.
   Il suffit de jeter un regard sur les derniers siècles de notre civilisation occidentale pour s’apercevoir que cette approche rationnelle de la religion a été le fondement latent du processus de sécularisation de la culture. La thèse a été formulée de façon explicite par Feuerbach, devenant le point de départ critique du marxisme. Aliénation de la conscience, la religion n’agit historiquement que comme « opium » des peuples. La critique de la religion devient ainsi la condition d’une conscience rationnelle, autonome et majeure de l’homme.

   Dans les tentatives philosophiques d’explication de la religion, on a toujours oublié la position complexe de Giambattista Vico, qui pourtant en a été le pionner le plus marquant et le plus original. Pour lui aussi, la religion est une aliénation aussi bien au niveau du mythe que de la croyance. Les matériaux qu’elle emploie dans sa double représentation sont toujours tirés de la conscience du moi, autrement dit le dieu est l’image que l’homme projette hors de lui-même comme existant en soi. Cette aliénation, cependant, ne peut pas être qualifiée de fausse, dans la mesure où sa fonction n’est pas, à proprement parler, épistémologique mais linguistique : elle ne constitue pas un savoir, mais un langage, qui s’articule dans le rite par le geste, et dans le mythe par des images. Il s’agit dans les deux cas d’une parole muette, poétique, de caractère pictural et symbolique.
   En voulant critiquer l’aliénation de Feuerbach à partir de la théorie générale de la religion de Vico, je dirai qu’elle est fruit d’une méprise. En effet, Feuerbach a eu de la religion une approche épistémologique, alors que selon Vico elle n’est pas de l’ordre du savoir mais du langage et de l’existence.

   La religion est la fresque que chaque peuple a peinte sur les murs de la conscience collective : peinture qui se situe entre la préhistoire et l’histoire, dont la représentation est le drame de l’existence. La naissance de tout peuple est en effet conditionnée par une rupture, qui le coupe de la tradition pour le situer seul face à un futur sans visage ni direction. Le peuple se perçoit comme en marche dans le désert, entouré par le néant. Sa situation reproduit dans la conscience collective ce que chaque individu perçoit en remontant la mémoire enfouie de son être au monde. Il se perçoit en effet comme venant du néant de soi-même, comme aussi du néant de Dieu et du monde, face à un espace vide et à un temps creux. Son existence est un être-là, qui ne prend sens que parce qu’il est le point de départ et de retour de sa propre interrogation.
   La religion n’est pas un système rationnel qui explique l’origine de cette existence, mais qui vise à donner un sens à sa démarche. Elle bâtit un univers qui devient le lieu imaginaire du sens où les hommes vivront leur histoire, et une image d’homme universel et totalisant. Elle se façonne aussi un Dieu qu’elle place en-deçà de l’existence, dans le but de remplir le vide originel. Dans les différentes civilisations, celui-ci porte souvent l’image d’homme universel mais parfois il est différent ; il demeure cependant toujours une projection des profondeurs de la conscience. Dans cette figuration, il est la représentation de cette distance réelle qui sépare l’existence aussi bien de la nature que de la conscience. Dans la mesure où l’homme se définit en se posant au-devant de lui-même dans sa marche dans l’histoire, il cherche à se comprendre en plaçant derrière lui l’existence de l’autre. À juste titre Croce et Gramsci ont pu affirmer, après Vico, que la religion est la philosophie de la conscience populaire, mais il faut ajouter qu’il s’agit d’une philosophie d’ordre pratique, non comme savoir mais comme sagesse, où les représentations visent à donner un sens à la vie et à expliquer la nature de l’être.
   L’homme religieux est un être des profondeurs, puisqu’il vit chaque instant de son existence enraciné dans la source du sens. À cet égard, il s’assimile au philosophe qui, lui, vit en rapportant sa pensée à l’être. Mais aujourd’hui l’homme religieux est un être divisé en lui-même, puisqu’à la suite du processus de sécularisation de la culture et d’une maturité acquise il comprend le projet d’existence par la réduction à un schéma de rationalité. Pour retrouver la conscience religieuse intégrale, il faut sans doute se rapporter à la préhistoire de chaque civilisation, ou aux couches populaires dont la religion demeure l’unique modèle de vie.
   L’homme préhistorique, lui – je parle de l’homme vivant à l’origine d’une civilisation – est un être qui ne souffre pas de divisions. Le schéma religieux le couvre et le détermine, sa vie se laissant activer par les deux pôles du culte et de la culture dans une osmose vivifiante. Dans le culte, il puise le sens de son existence, se reliant au dieu transcendant qui remplit son non-être origine. Par la culture, il vit l’action prototype du héros qui porte l’idéal humain, s’assimilant à son image et projetant en elle son propre visage. La religion exerce sur son existence une fonction métaphorique, la transposant de l’insignifiant au signifiant, de l’ordinaire au prodigieux. L’homme primitif se situe moins dans les faits que dans l’interprétation des faits, plutôt dans le vécu de l’expérience que dans la construction du monde. On peut affirmer avec Vico qu’il est un poète, dont l’œuvre cependant n’est pas la parole mais la vie elle-même, vie forgée à l’image du prototype idéal, et qui continue dans l’histoire, en l’incarnant, l’événement fondateur qui est propre au Dieu.

   C’est dans cet univers métaphorique et pour cet homme que le miracle existe. Il s’agit en effet d’un univers des signes, dont le signifiant est précisément les phénomènes naturels. Dans la mesure où un fait s’inscrit comme signifiant et soumis au code de sens, il devient un miracle, c’est-à-dire un fait mondain qui tire son sens d’au-delà du monde. Tout est interprété dans le double sens, tout devient miracle, autrement dit acte de Dieu, manifestation de sa puissance sur la matière. Il n’y a donc plus, à proprement parler, de science, ni de politique, ni d’histoire, car la révélation remplace le savoir, et la théologie la politique, l’histoire devient mythe. C’est pourquoi les origines des peuples ont été rapportées par le mythe : des actes d’hommes devenus exploits de héros, gens transformés et sublimés en archétypes idéaux.



1984




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ti12200 : 20/04/2017