ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


La crise galiléenne




La mise entre parenthèses du contexte et l’analyse du miracle :

Les miracles du Christ



Sommaire
Avertissement au lecteur

Mise entre parenthèses du contexte
- Introduction
- Le symposium du récit
- Les miracles du Christ
  - Miracles et religion
  - Religion et origine des
     peuples
  - Le christianisme comme
     religion

  - Figuration de la personne
     du Christ
  - Fraction du pain et miracles
- Miracle de la croissance
- Miracle de la constitution
- Miracle du rassasiement
- Miracle de prédication
- Du miracle du Christ au
   miracle de Jésus
- Jésus accomplit un miracle
   du Christ

Mise entre parenthèses du miracle



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Le christianisme comme religion


   Ces derniers temps, on s’est demandé si le christianisme est une religion. La question a été posée aussi bien par des théologiens que par des militants politiques chrétiens. Pour les uns, il ne serait pas une religion dans la mesure où il se situe, suivant Barth, dans la dimension de la foi. Selon les autres, il n’est pas une religion puisque sa visée serait politique, voulant amener une révolution en vue de l’homme nouveau.
   À mon avis, cette interrogation est moins motivée par une critique historique du christianisme que par une tentative d’interprétation actualisante, sa portée reste donc intérieure au système. Vu de l’extérieur et par une approche critique, le christianisme apparaît sans aucun doute comme une représentation religieuse du monde et de l’homme, d’ailleurs ce serait nier sa véritable profondeur que de lui ôter ce caractère religieux. Peut-être que le processus de sécularisation de la culture a affecté tout le monde, théologiens et laïcs, les uns par souci de soustraire l’évangile aux attaques de la critique, les autres dans le but de l’assumer comme fondement de leur engagement politique.
   Mais les intentions interprétatives ne peuvent pas changer la nature du phénomène : le christianisme est une religion, non seulement en raison de la nature de son système, mais aussi parce qu’il a représenté la matrice de notre civilisation occidentale. En la dépouillant des modifications et des interprétations qu’elle a reçues pendant deux millénaires et en la ramenant à son schéma originel, cette matrice est une projection mythique, un univers que nos ancêtres ont bâti pour supporter le projet de leur existence. C’est à juste titre que Spitzer, en se rapportant à Vico, voit dans les écrits néotestamentaires le lexique originel de nos langues.

   Cette prise de position nous oblige à jeter un regard, quoique rapide, sur ces origines. J’estime tout à fait superficielles les tendances qui ne voient dans le christianisme qu’un syncrétisme culturel car, si elles parviennent à repérer les différentes cultures qui l’ont conditionné, elles se montrent incapables de saisir le rapport réel qui l’unit et le sépare d’elles. Or ce rapport est dialectique, autrement dit le christianisme n’est pas un syncrétisme mais une synthèse. Cette dialectique a conduit le christianisme naissant à s’approprier des données culturelles, après les avoir reniées en détruisant leur discours pour l’insérer avec cohérence dans le cadre d’un autre système, qui est le sien propre. Il en résulte que tout devient nouveau, même les éléments qu’il a empruntés, dans la mesure où ils s’ordonnent à former un autre corpus de vie et de pensée.

   Le christianisme nait au sein d’un conflit de cultures qui a marqué une des crises les plus profondes de l’empire. Je m’attacherai à en souligner quelques traits, parmi les plus marquants. Trois cultures sont à la base de cette synthèse dialectique : le judaïsme, l’hellénisme et le romanisme.

   Le judaïsme parvenait, par la destruction de Jérusalem, à l’acmé le plus aigu d’une crise qui le déchirait depuis longtemps. Elle émergeait d’une contradiction entre son messianisme d’origine prophétique et éthique, et une prétention universaliste de pouvoir politique de caractère raciste et nationaliste. Cette prétention fut un échec, et l’histoire du judaïsme le montre dans la suite ininterrompue de guerres où le peuple juif n’a subi que défaites, destructions et déportations, jusqu’à la destruction de sa nationalité. L’appel prophétique visait sans doute à un messianisme spirituel et éthique, en vue du renouveau de la conscience, mais l’échec politique anéantit cette tendance qui était pourtant authentique et originelle.
   L’issue de cette contradiction fut l’attente eschatologique, dans laquelle le peuple projeta sur toute l’humanité l’échec de sa propre existence comme nation, en attendant le salut par la mort et la destruction du monde, au-delà de l’histoire. Le messianisme devint céleste, résurrectionniste, à la limite du temps. Mais rien dans l’histoire ne pouvait lui offrir un signe véritable de cette « fin », qui demeura comme un rêve émergeant d’une frustration et d’un refoulement. Personne ne vint du Schéol pour témoigner par la résurrection du commencement réel du royaume céleste.

   Non moins grave était la crise chez les Grecs. Selon leur religion ils vivaient comme des êtres frustrés de leur propre essence, puisque celle-ci s’incarnait dans la personne des dieux immortels qui la gardaient jalousement comme leur propre bien. Aux mortels il n’était permis que de regarder leur perfection par la fiction de l’art. D’où le tragique de leur existence car, aliénés d’eux-mêmes, ils ne pouvaient rencontrer par l’art que leur propre image, comme dans un miroir : ils demeuraient des mortels. L’œuvre d’art trahissait d’ailleurs ce tragique, car elle apparaissait aussi parfaite et harmonieuse que vide de passion et d’histoire, elle ne s’offrait que comme le reflet d’une humanité perdue, ravie par le sacré, qu’ils ne pouvaient atteindre qu’en rêve.
   La tragédie fut peut-être l’unique forme artistique qui put exprimer ce tragique d’existence : la scène devint la projection de cette terre où les hommes apparaissaient frappés par le terrible Destin, qui leur déniait de vivre en hommes, cependant que les dieux jouaient, comme dans une farce, le spectacle de leur propre immortalité. Dès lors la tragédie pouvait bien leur offrir une catharsis esthétique, mais pas existentielle.
   Ce tragique fut ressenti d’une façon profonde au moment de la naissance du christianisme. C’était le temps où fleurissaient dans tout l’empire les « religions des mystères » qui, par le mythe de la mort et de la résurrection du dieu, initiaient les hommes à l’expérience de l’immortalité. Mais ces rites d’initiation, tout en permettant de passer d’une catharsis esthétique à une purification existentielle, laissaient la vie historique des hommes dans son malheur, car ils n’assuraient l’immortalité que par la mort, autrement dit en assumant la condition de malheur et de mort de l’existence. L’initiation des mystères est donc très proche de l’eschatologie juive : elle menait à dépasser une condition réelle d’existence par une expérience intérieure de vie.

   Chez les Romains, l’essence de la religion était politique. Le sacerdoce était exercé par les responsables du pouvoir, et les dieux eux-mêmes étaient censés être la personnification transcendante de ce même pouvoir. Religion donc concrète, pratique, immanente à la vie de la cité, aussi bien terrestre qu’historique.
   La crise survint au moment de l’éclatement de l’État-cité. En effet Rome dût soumettre des peuples de diverses religions, mais son pouvoir politique ne pouvait étendre un droit civil qui, à l’origine, n’était valable que pour le citoyen romain. Des peuples nombreux et variés se trouvaient donc sous le même pouvoir politique, sans que celui-ci pût leur offrir une image d’homme susceptible de les unir dans un même corps de vie sociale. Le culte de l’empereur, créé par Auguste et animé par la mystique pythagoricienne de Virgile, eut, il est vrai, pour but d’offrir cette image en la personne de César et d’insuffler une nouvelle âme à la religion mourante. Mais les empereurs se comportèrent comme des « bêtes » plutôt que comme des dieux, et ce culte demeura trop politique pour atteindre l’âme populaire.

   Il faut cependant reconnaître que l’unité politique de l’empire favorisa la prise de conscience de la crise. Jamais comme à cette époque, d’Auguste à la mort de Néron, on n’avait autant senti le besoin de l’éclosion d’une ère nouvelle, marquée par la naissance de l’homme nouveau et l’apparition d’un dieu à dimension humaine. On regardait le ciel comme pour y découvrir le signe d’un grand événement.
   Les disciples de Jésus furent ces hommes qui parvinrent à lire le signe des temps et à montrer aux peuples de l’empire l’apparition de cet homme et de ce sauveur dans la personne de Jésus, mort et ressuscité. Leur message apparut étrange, aussi fou que scandaleux, et fut jugé comme venant d’une tradition barbare et inhumaine, mais son impact sur l’immense société de l’empire et sa puissance d’éclatement montra qu’il s’agissait d’une représentation fondatrice d’une nouvelle civilisation et d’une nouvelle conscience d’homme.
   Aujourd’hui, avec le recul des siècles, il nous est possible de suivre le parcours complexe et laborieux, mais aussi créateur, de ce message. De petits noyaux d’hommes se distinguèrent des autres non par l’érudition et la sagesse, mais par le mode d’approche de cette crise et par la direction de leur regard. Car ils ne recherchèrent pas le signe des temps dans le ciel, mais dans leur propre vie d’hommes marginalisés, rangés parmi les sans-noms et les sans-pouvoirs, hors des généalogies et de tout héritage, coupés du passé aussi bien que de l’avenir de l’histoire. En se regardant eux-mêmes, ils s’aperçurent aussi que la mort de Jésus, qui avait marqué leur existence, devenait comme le miroir de leur détresse en même temps que de celle de l’homme laissé à la dérive par les cultures dominantes. Mais tout en mourant avec lui, ils se sentirent aussi interpellés par sa parole et conduits par son image vivante dans une marche au-delà du néant qui les entourait. Ils perçurent dans leur conscience le surgissement d’un nouvel événement d’existence : l’être se donnait à eux à partir du non-être, cependant que Jésus leur apparaissait comme le signe, aussi bien du néant de sa mort que de sa nouvelle existence par son message.



1984




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ti12300 : 21/04/2017