ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


La crise galiléenne




La mise entre parenthèses du contexte et l’analyse du miracle :

Le miracle du rassasiement de l’Église



Sommaire
Avertissement au lecteur

Mise entre parenthèses du contexte
- Introduction
- Le symposium du récit
- Les miracles du Christ
- Miracle de la croissance
- Miracle de la constitution
- Miracle du rassasiement
  - Équilibre économique
  - Le Christ tarda à venir
  - De riche à pauvre
  - L’action du Christ
- Miracle de prédication
- Du miracle du Christ au
   miracle de Jésus
- Jésus accomplit un miracle
   du Christ

Mise entre parenthèses du miracle

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Le Christ « tarda » à venir


   Effectivement, le Christ « tarda » à venir. Ce retard était d’autant plus troublant et angoissant qu’il était de l’ordre des faits, tandis que l’espérance de la prochaine venue du Seigneur restait au niveau de l’idéologie. La conscience chrétienne parvint à la fin à s’adapter à cette nouvelle situation, au point d’attendre cette venue sans poser de délai. Dès lors le moment dernier vécu par l’Église devint temps, c’est-à-dire une histoire prenant son sens dans cette attente sans fin. L’eschatologie perdit sa dimension temporelle pour n’assumer qu’une valeur thématique.

   Mais avant de parvenir à cette prise de conscience, l’Église subit une crise profonde. Dans les textes, cette crise est motivée exclusivement par des raisons théologiques, qui impliquaient chez les chrétiens des angoisses de caractère existentiel. Il s’agissait en fait d’un trouble qui relevait de la contradiction entre la nouvelle situation historique et l’idéologie primitive de l’Église, mais aussi du souci économique des croyants : comment l’Église pouvait-elle continuer à prêcher la vente des biens, si le Christ tardait à venir ? Ne menaçait-elle pas les familles de tomber dans la misère, et donc de perdre leur liberté ? Certes, cette catastrophe n’était pas imminente, puisque l’Église était en situation de croissance et était décentralisée, mais à la fin n’aurait-elle pas contribué à augmenter le nombre de pauvres, si ses membres étaient obligés de vendre leurs biens ? Où l’Église trouverait-elle de l’argent, s’il n’y avait plus de biens à vendre ?
   Si l’Église s’était contentée de rester une secte, à la façon des communautés esséniennes ou, dans le paganisme, des fraternités pythagoriciennes, ces problèmes ne se seraient pas posés, ses membres ayant toujours la possibilité de vivre de leur travail ou d’aumône. Mais la prétention de l’Église allait au-delà des buts ascétiques et religieux, car elle se considérait comme à la fois héritière du judaïsme et prétendante à l’empire lui-même. Aurait-elle pu s’offrir comme religion d’État sans modifier sa structure primitive, qui était en contradiction avec le droit de propriété privée qui fondait la structure juridique aussi bien de l’empire que du judaïsme ? Rome connaissait bien une société de communauté de frères fondée sur le bien laissé indivis à la mort d’un des frères, mais il s’agissait d’une institution qui n’existait qu’en marge de la société et dont l’usage réel était périmé.
   La crise de l’Église est donc compréhensible car, ayant pris conscience qu’elle avait une histoire, elle se trouvait devant l’alternative d’espérer que tout croyant renonce à la propriété, ou de changer de statut juridique. Or la première hypothèse aurait conduit à empêcher toute expansion de l’Église, puisque les citoyens romains comme les barbares n’auraient pas pu renoncer à leurs biens sans renoncer en même temps à leur propre liberté. L’Église n’était pas une puissance politique telle qu’elle puisse changer la situation économique de la société.

   Le système monétaire des sociétés de l’empire s’appuyait sur le « trésor ». Avec raison, Marx définit le trésor comme étant une accumulation des richesses sur de l’or et de l’argent, considérés comme monnaies et dont l’usage n’est que valeur d’échange. Mais il serait impossible de comprendre la fonction de cette accumulation si on n’ajoutait qu’elle était considérée comme du « surplus » de richesses.
   Il faut cependant prendre garde à ne pas confondre le surplus qui constituait le trésor avec l’excédent des besoins de consommation ; Marx lui-même tombe dans cette erreur lorsqu’il affirme que ce surplus « est la partie des produits qui n’est pas immédiatement requise comme valeur d’usage ». Il faut le comprendre comme un excédent de profit qui dépasse la « sphère de la simple nécessité », mais aussi l’investissement nécessaire pour le capital. En effet, le trésor était un « dépôt » mis à part et, dans un certain sens, sacré, qui ne servait ni pour la production, ni pour le commerce, mais comme support de puissance et de sécurité. Il constituait comme une soupape à l’encontre des caprices de Fortune, le dieu auquel les affaires du monde et de l’argent étaient soumises. Il est très significatif que, dans les royaumes orientaux, le trésor ait été gardé par des prêtres : il était sacré, comme une offrande permanente au dieu pour assurer la sécurité de l’État. Certes, le trésor pouvait être déversé dans la circulation monétaire, mais seulement dans des cas de nécessité et d’urgence, ou par prodigalité sacrilège du prince.
   Mais d’où venait le surplus ? Étant donné qu’il excédait non seulement la sphère des besoins de consommation, mais aussi celle de la production, il ne pouvait être qu’un profit du profit, une plus-value de la plus-value. En effet, puisque le travail était exercé par des esclaves, dont le coût ne dépassait pas, à quelques exceptions près, celui d’un instrument de travail, et qu’il était lui-même produit d’échange, le propriétaire n’employait pour son maintient que le strict nécessaire à sa subsistance : tout ce à quoi le travailleur libre aurait eu droit pour son existence comme personne et sa formation était ôté du salaire hypothétique de l’esclave pour revenir comme profit à son propriétaire.
   Cette structure économique fondait une société dont l’essence reposait sur le rapport maître-esclave. Pour être une personne, il fallait être « sui juris », c’est-à-dire maître de soi face aux autres. Mais on ne pouvait vraiment être maître de soi qu’en étant aussi maître des biens nécessaires à sa propre vie : s’il ne possédait rien, il ne restait à l’individu que l’unique droit de se vendre comme personne en échange de la subsistance. Seul le propriétaire des trésors avait l’assurance de donner à sa personne ou à sa famille un fondement solide de stabilité : même s’il tombait esclave, il pouvait se racheter.

   À l’exhortation « vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres » fut substitué un autre impératif : « donnez le surplus aux pauvres ». L’ambiguïté du mot et l’aboutissement futur de cette nouvelle praxis éthique peuvent nous induire en erreur dans l’interprétation de cet axiome. Il convient d’éviter deux extrêmes. Selon le premier, le superflu signifierait ce qui sort du strict nécessaire à la vie ; dans ce cas, l’Église aurait appelé les croyants à une vie de pauvreté ascétique condamnant la richesse. Selon le second, ce mot pourrait être compris au sens de « reste », c’est-à-dire superflu et inutile par rapport aux vrais besoins ; l’Église n’aurait alors fait qu’exhorter à l’aumône.
   Si nous inscrivons par contre l’impératif éthique dans le cadre de l’économie du temps, ce « surplus » n’est que le profit qui constitue le trésor. L’Église revient donc sur son ancienne praxis communiste, décidée à s’inscrire dans le système économique de l’empire tout en poursuivant sa visée que chacun puisse vivre selon ses propres besoins. Elle s’attaque au trésor, le considérant comme l’accumulation de profits illicites puisqu’il était la cause de la misère des pauvres. En appelant les croyants à renoncer à l’accumulation du trésor, elle ne condamnait pas pour autant le riche, au contraire : il était justifié dans la mesure où il restait dans les limites du profit du capital.
   Ainsi l’Église passa-t-elle du communisme au capitalisme. Inscrit dans le cadre du temps, cet appel marqua une véritable révolution éthique, avec des conséquences économiques analogues à celles apportées par la condamnation de la plus-value par le marxisme.

   Cette nouvelle éthique comporta aussi un changement dans la christologie. Celle-ci avait pris naissance dans la conviction que Jésus, en mourant, avait été « enlevé » par Dieu au ciel : il était l’homme, le serviteur, le fils que Dieu avait fait Christ en l’exaltant par sa mort. Cette conception primitive se modifia, dans la mesure où on avait vu dans cette exaltation l’événement de sa résurrection. Mais elle fut profondément changée lorsqu’on considéra la personne du Christ comme préexistante à son apparition dans la chair. Pauvre devenu riche par son exaltation, le Christ apparut aussi comme riche devenu pauvre par son apparition dans le monde. La richesse qui lui revenait en tant que Christ au moment de son entrée au ciel lui appartenait en propre dès sa naissance divine : étant riche, le Christ fut donc Seigneur aussi bien des hommes que des biens de la terre.
   Quoique l’Église n’alla pas jusqu’à affirmer que le Christ avait divisé les hommes en riches et en pauvres, donnant ainsi aux classes un fondement divin, elle reconnut en lui l’exemple pour que les riches et les pauvres puissent s’unir dans une humanité réconciliée et renouvelée car, devenant pauvre par amour pour les hommes, le Christ inscrivait la pauvreté et la richesse dans le cadre d’une dynamique que j’oserai appeler « dialectique de l’amour ». Les riches et les pauvres, en effet, se rencontraient dans la mesure où, à l’exemple du Christ, les premiers devenaient pauvres et les seconds riches, les uns par leur renoncement à leur « surplus », les autres en se l’appropriant. Ainsi l’abolition du trésor fut-elle prônée en fonction d’une réconciliation qui visait à rétablir la justice dans le monde : chacun pouvait vivre selon ses besoins, dans la limite des possibilités de sa classe.



1984




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ti15200 : 07/05/2017