ANALYSE  RÉFÉRENTIELLE
ET  ARCHÉOLOGIQUE


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Ennio Floris


La crise galiléenne




La mise entre parenthèses du contexte et l’analyse du miracle :

Le miracle du rassasiement de l’Église



Sommaire
Avertissement au lecteur

Mise entre parenthèses du contexte
- Introduction
- Le symposium du récit
- Les miracles du Christ
- Miracle de la croissance
- Miracle de la constitution
- Miracle du rassasiement
  - Équilibre économique
  - Le Christ tarda à venir
  - De riche à pauvre
  - L’action du Christ
- Miracle de prédication
- Du miracle du Christ au
   miracle de Jésus
- Jésus accomplit un miracle
   du Christ

Mise entre parenthèses du miracle

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De riche à pauvre


   Cette théorie du surplus fut sans doute acceptée par tous dans les Églises, lorsque les apôtres se dispersèrent au-delà de la Palestine pour évangéliser l’oicumene romaine : elle représentait une des conditions de possibilité de cette évangélisation. Même si elle imposait aux riches convertis un frein au profit pur, elle leur offrait la possibilité de s’insérer dans une nouvelle société, où la conciliation avec les esclaves et les salariés suppléait la sécurité garantie par le trésor auquel ils venaient de renoncer.
   Autrement dit, cette stabilité et cette sécurité qu’ils perdaient en renonçant au trésor était réacquise, et d’une façon plus stable, par la paix sociale offerte par l’Église. Cette paix fut, à mon avis, un des atouts qui permirent de regarder l’expansion de l’Église avec grande confiance. L’Église apportait dans l’oicumene romaine quelque chose de vraiment nouveau : partout où elle allait, elle faisait disparaître dans son entourage cet indigent qui était le produit le plus visible de la thésaurisation.

   Une chose semblait cependant échapper aux fondateurs de la nouvelle société : l’Église étant décentralisée en petites communautés éparses, il pouvait arriver que des communautés fussent riches tandis que d’autres étaient pauvres et, surtout dans les moments de calamité, ne puissent pas subvenir à leurs besoins. C’est ce qui se passa effectivement lors d’une famine qui sévit sous Claude.
   Si l’on se fie au témoignage des Actes et à ceux des historiens romains, cette famine fut particulièrement grave et très étendue, puisque Rome même en fut affectée. Certes, les victimes ne furent pas les riches, dont les greniers étaient suffisamment fournis et les trésors toujours disponibles pour acheter du blé à n’importe quel prix ; celui qui en souffrit fut le peuple romain. Composée d’artisans et de personnes vouées aux multiples services privés et publics, la plèbe romaine jouissait du privilège de recevoir de l’« annone » publique du blé à très bas prix. Mais la misère fut telle que le peuple n’eût même plus de quoi acheter le pain dont il avait besoin.
   Claude décida alors de distribuer le blé gratuitement. Il ouvrit pratiquement au peuple le trésor de l’État, conscient que ce peuple de pauvres était en dernier ressort le fondement de la légitimité de son pouvoir impérial et le support de la grandeur de Rome. Dès lors, le peuple romain mangea à sa faim, grâce à la « providence » impériale, qui lui fut donnée comme une élargition divine. La plèbe des autres villes de l’empire n’eut certes pas la chance de cette aide providentielle, mais il est légitime de penser que les autorités romaines cherchèrent à arrêter le fléau par d’autres moyens.

   En ce qui concerne l’Église, nous savons par les Actes que les communautés de Palestine furent les plus touchées. Ce fait bouleversa la conscience des chrétiens, puisqu’il s’agissait précisément des communautés qui avaient été à l’origine de la foi, et qui étaient considérées comme Églises-mères. Or ces Églises étaient menacées par la faim, alors que les communautés nouvelles, surtout celles des grandes villes de l’orient telles Corinthe et Éphèse échappaient au malheur grâce aux donations des riches. Ainsi, en dépit de la nouvelle économie fondée sur le partage du surplus, l’Église apparut-elle traversée par la même « inégalité » qui traversait l’empire, la cause en étant la décentralisation de l’Église dont chaque communauté locale était autonome. Il fallait donc étendre le principe de partage, pour le rendre opératoire entre toutes les communautés afin qu’elles puissent se rencontrer dans l’« égalité » (isotes) comme elles le faisaient dans l’« unité » (enotes) de la foi.
   Mais la réalisation de cette extension ne fut pas aisée, et posa de multiples problèmes qu’il n’est pas difficile de deviner. L’Église aurait-elle dû taxer les Églises locales pour constituer une réserve d’argent susceptible d’aider les communautés pauvres ? Mais il n’existait pas encore d’autorité centrale, et ce dépôt aurait représenté l’équivalent de ce trésor que l’Église avait aboli. Il ne restait qu’à appeler les Églises riches à se comporter envers les Églises pauvres comme, au sein de chacune, les riches envers les pauvres.
   Cette transposition du partage entre individus aux relations entre Églises était cependant beaucoup plus complexe que ce qui semble à première vue car, si on suppose que le surplus de thésaurisation était déjà donné, les chrétiens ne pouvaient plus partager que du surplus de consommation ou de profit du capital. On appelait donc les chrétiens à faire un pas en avant dans leur pratique de pauvreté, car non seulement ils devaient renoncer au trésor, mais ils devaient aussi se limiter dans l’usage de leurs richesses pour dégager un excédent au profit des Églises pauvres. On gardait le mot « surplus », mais on jouait sur l’ambiguïté de son sens, passant du niveau de la thésaurisation à celui de la consommation.

   Cet appel demandait aussi une nouvelle élaboration théologique, dont Paul fut l’artisan aussi avisé qu’habile. Le point de départ de cet approfondissement théologique fut le principe que le Christ étant riche devint pauvre, et que c’est dans sa condition de pauvre et en communion avec les pauvres qu’il a annoncé son Évangile. Ainsi Paul donnait à comprendre que les pauvres jouent un rôle de la plus grande importance dans l’histoire, celui d’être porteurs de la parole, instruments de l’Évangile : ils sont pauvres en argent, parce que le Christ les a faits riches en esprit. Quant au riche, il doit être considéré à la lumière de cette fonction historique du pauvre : s’il possède la richesse et le pouvoir qui manquent au pauvre, il est indigent de cette grâce que Dieu a concédée au pauvre, riche en argent il est pauvre en esprit, tandis que le pauvre est dépourvu d’argent mais riche en grâce. Paul parvint-il à justifier théologiquement la différence entre riches et pauvres ? Non, mais il chercha à comprendre cette différence dans le cadre d’une parabole, dans le but de la dépasser.
   Paul appelle donc les Églises à vivre le mystère du Christ d’une façon concrète. Pour lui, ce mystère est une incarnation par une « kenose », c’est-à-dire par un processus de « négation » de soi-même. Étant « en forme de Dieu » – et donc riche – le Christ s’est renié pour devenir « serviteur » – et donc pauvre. C’est cette kenose que les chrétiens avaient revécue dans le baptême et commémoraient par la fraction du pain. Or il convenait qu’elle s’accomplît concrètement, dans les relations sociales comme économiques : il était nécessaire que chacun mourût à lui-même, le riche pour le pauvre et le pauvre pour le riche, de même que le pauvre avait partagé le message reçu aux riches, ceux-ci devaient partager leur richesse avec les pauvres. La grâce et les richesses étaient ainsi mises en mouvement dans le cadre d’une « communion de services ».
   Cette doctrine était un principe nouveau et bouleversant, qui remettait en cause le fondement de la société : une nouvelle humanité venait du pauvre. S’il est vrai que le Christ était riche par son origine divine, il ne s’était offert comme image d’homme qu’en tant que « dépouillé », devenu pauvre. Désormais, c’est le pauvre qui devenait la mesure de l’humain, une nouvelle histoire naissait non de l’argent mais de la parole, non du pouvoir mais du service. Paul n’aurait pas pu affirmer que le Christ s’était vidé de lui-même pour devenir « esclave » s’il n’avait pas porté ses regards sur l’esclavage, le considérant comme la limite où l’humain s’offre à nouveau comme point de départ pour une nouvelle création.

   L’appel lancé par Paul fut accueilli par les Églises, quoi répondirent avec une « libéralité » inattendue. Paul lui-même devint un des « serviteurs » de la communion de la diaconie : il allait dans les Églises pour annoncer la parole aux riches, et il en revenait pour apporter leurs donations aux pauvres. Ainsi le problème fût-il résolu par l’économie des collectes. Vues à partir du mystère du Christ, celles-ci furent comprises par l’Église comme un miracle opéré par le Christ. Par la donation des riches, le Seigneur ouvrait ses greniers aux pauvres, cette providence que l’empereur avait élargie à la plèbe de Rome était accomplie par le Christ au niveau de l’oicumene. Par le partage du pain des Églises riches, le Christ donnait à manger à la multitude des pauvres, face au monde l’Église s’offrait comme le lieu où les pauvres mangeaient à leur faim.



1984




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ti15300 : 17/06/2017